ven 19 avril 2024 - 04:04

De la Franc-maçonnerie aux sciences humaines

Un vendredi, au soir tombant. Tandis que la ville turbulente s’illumine, un homme aux cheveux blancs sort de la bouche du métro, ses décors dans sa sacoche en bandoulière. Il s’écarte de la foule, traverse l’avenue et se dirige prestement vers l’obédience, dans une petite rue adjacente, pour assister à sa tenue de quinzaine. A la même heure, dans une lointaine et pluvieuse banlieue de l’Hexagone, une élégante jeune femme gare sa voiture sous les arbres de la place du marché et éteint ses lanternes. Elle prend son attaché-case, ouvre son parapluie et emprunte à pas pressés la ruelle aux pavés luisants qui mène à la Loge. Au moment même où, dans une cité provinciale, un postulant est entraîné les yeux bandés d’un foulard noir au long d’un corridor, pour être entendu par les membres d’un atelier. Pendant que, à l’autre bout du monde, sur une île inondée de soleil, un joyeux groupe d’amis entraînés par un Frère, monte les marches du temple local, pour assister ce samedi matin, à une tenue blanche ouverte…

Une école permanente

 …Quatre situations simultanées, plusieurs destins en marche sur la planète. Quels mobiles animent ce comptable retraité, pratiquant chevronné de l’Art Royal et cette déléguée commerciale apprentie maçonne ? Quelles motivations habitent ce fonctionnaire dont le parcours commence avec l’épreuve du bandeau, et ces gens avides de nouvelles connaissances qui vont peut-être en entamer un ? Chacun – qu’il ait franchi la porte du Temple ou vienne y frapper – ressent en ce XXIème siècle débutant, l’appel d’une instance intérieure qui lui réclame régulièrement un temps arrêté de silence, de contemplation, de réflexion, de méditation. Loin de la fureur citadine et des inquiétants tambours médiatiques.

Parce qu’il est un être d’émotions, ces réactions physiologiques inductrices des sentiments – de la peur naît l’anxiété, de la joie l’enthousiasme – il pressent la possibilité d’aller plus loin que le langage si souvent générateur de désaccords et de conflits lors des échanges interpersonnels. Et de trouver de la sorte, dans la dynamique groupale offerte par notre confrérie, un symbolisme opérant : pierres, outils et instruments du bâtiment, mythes, légendes et allégories salomoniennes, autant de matériaux, autant de productions de l’imaginaire ancien, générateurs de métaphores à transposer. Pour évacuer en communauté cette souffrance pouvant émaner d’une certaine solitude de l’âme, propre à l’époque. Pour échapper à l’absurde qui escorte si souvent le quotidien. Pour penser sereinement le monde. Et, en prenant le chemin de l’autre, pour donner un sens à sa vie, dans une vie qui semble ne pas en avoir.

Parce qu’il est un être de désirs, au-delà de ses besoins fondamentaux, manger, boire, se reproduire, au-delà même de la rencontre, de la communication et de l’altruisme, ce citoyen, se trouve fréquemment en demande spécifique, consciente ou inconsciente. Qui d’un parent de substitution, d’une famille, d’un « lieu d’amour ». Qui de compréhension, de reconnaissance, d’attention, de considération. Qui encore de confiance en soi, ou de « désennui ». Qui, ne nous le cachons pas, de fournisseurs ou de clients. Qui, enfin, de culture, non ou mal reçue auparavant. La liste est longue de ces attentes répétitives, de ces souhaits affectifs, spirituels ou matériels, que chaque humain porte en soi, parfois comme autant de « malentendus », dans tous les sens du terme.

Ainsi, aux yeux de tous ces « cherchants » à divers titres, la franc-maçonnerie dite « spéculative », peut-elle apparaître comme une école permanente qui, en traversant le temps depuis trois siècles, a formé, forme et formera encore des générations d’hommes et de femmes, aptes à leur tour à transmettre leurs acquis. Qu’il s’agisse de valeurs morales, d’expertises, de manière d’être et de faire, seul ou en communauté.

Mais il est évident que nous ne pouvons transmettre que ce que nous avons reçu. Nous appelons « méthode maçonnique » un processus initiatique de construction de l’individu, considéré métaphoriquement comme temple vivant. En ce sens, les pierres qui le constituent, relèvent d’un « montage » progressif, riche de diverses représentations (outre les outils des bâtisseurs, les instruments et figures de la géométrie précités, les quatre éléments, air, eau, terre, feu, de la tradition occidentale, etc) et traditions (biblique, égyptienne, judéo-gréco-romaine, astrologique, chevaleresque, compagnonnique, alchimique, kabbalistique, etc). L’ensemble concentré en un système complexe, et articulé par une « mise en scène » des différents rites et rituels existants, aboutit à la glorification des grandes valeurs humaines, telle l’ouverture à l’autre, cet « autre moi ». De la sorte, le fonctionnement de ce « théâtre maçonnique » ne doit rien à l’improvisation, mais tout à une suite de jeux de rôles codifiés, consistant pour le franc-maçon, à faire passer le signifiant, – grâce à une gestuelle appropriée – de son corps à son esprit, où il devient signifié.

La spécificité de la méthode maçonnique n’est pas en soi l’invention, ses concepteurs ayant réuni, à la manière des pièces d’un puzzle, des référents existants, la plupart méditerranéens. Mais son originalité, son mérite, c’est précisément d’avoir réussi à combiner lesdites symboliques et traditions – expériences humaines auparavant éparses – pour aboutir à la création de cet exceptionnel modèle de communication, qu’est la franc-maçonnerie. La notion de « réunion et d’union » lui est familière puisque, nous le savons, bien avant que ne soit assemblé « le manteau d’Arlequin » de doctrines et pratiques séculaires qui habilleront sa méthode, la maçonnerie dite « moderne » résulte elle-même de plusieurs influences et motivations psycho-sociologiques. Entre autres, pour les pasteurs Anderson et Désaguliers, ses deux fondateurs, la cessation du conflit entre catholiques et protestants, perdurant au début du 18ème siècle.

L’art de bien penser

Ce n’est donc pas par hasard si une franc-maçonnerie « intellectuelle », dite association ésotérique et initiatique, à caractère philosophique, visant à l’épanouissement de l’Homme et à la recherche de la vérité, naît avec les Lumières. Ces dernières, en soi grande mouvance philosophique très cartésienne – avec pour devise : « Aie le courage d’utiliser ton propre entendement ! » – traverse de toute sa puissance la pensée européenne du XVIIIème siècle. En la persuadant que la raison séparée des religions et le progrès, venu et à venir des découvertes scientifiques, peuvent à eux seuls, guider l’humanité vers la perfection et la sagesse. Portée par le rayonnement de ces Lumières, et en se donnant pour but « d’enseigner aux initiés un système de morale au moyen de symboles universels », la franc-maçonnerie, s’inscrit ainsi en parallèle, si l’on peut dire, dans les interstices des savoirs. Non dans la magie ou l’occultisme (trop souvent confondu avec l’ésotérisme) comme on a pu l’avancer, non plus dans le sectarisme, dont elle a parfois été soupçonnée plus tard – et encore aujourd’hui ! – mais bel et bien au sein même des sciences de l’Homme naissantes. Elles se nommeront d’abord sciences morales, puis sciences humaines au XIXème siècle, puis encore sciences humaines et sociales, au XXème siècle.

Naît alors sous ce vocable, un corpus universitaire (consacré par un décret publié au Journal Officiel (27 juillet 1958) qui regroupe une série de disciplines de plus en plus spécialisées : dans le sillage de la philosophie précitée, apparaissent ainsi, souvent liées par des passerelles, préhistoire, archéologie, linguistique, anthropologie, linguistique, logique, sociologie, psychologie, autant de passionnants domaines d’une recherche très productive. Viennent s’y ajouter la psychanalyse (comme « science du sens ») dans les années 1970, et plus récemment, avec une appellation popularisée par le frère avocat Alex Mellor, la maçonnologie, (en quelque sorte « science du fait maçonnique »).

Point besoin de longs développements pour constater l’importance de la philosophie dans la franc-maçonnerie spéculative contemporaine. Nous pouvons même avancer que cette dernière serait bien compromise sans la foisonnante pensée gréco-romaine, qui au vrai, en constitue, sinon la substance, le permanent socle réflexif. Il n’est qu’à entendre les planches présentées en loge ou lire ouvrages et articles informatifs ou didactiques que nous publions en France et à travers le monde : nos discours s’abreuvent avec une avidité et un plaisir sans relâche, à la source des principaux philosophes antiques – de Socrate à Epictète, de Sénèque à Marc-Aurèle, par logiques et citations interposées. Et nous ne quittons pas le bassin méditerranéen, lorsque nous nous inspirons du logos des penseurs actuels, pour étayer nos idées.

Pas un livre des philosophes Luc Ferry ou Comte-Sponville, sans références aux tribuns des jardins d’Athènes ou aux sages des collines de Rome ! Idem des nouveaux philosophes, André Gluksmann ou Bernard Henri Lévy : lorsqu’ils « revisitent » le cogito de Descartes, le pari de Pascal, l’éthique de Spinoza, ils ne manquent pas de souligner l’enracinement indirect mais effectif de ces concepts modernes en terre hellène. Et ce n’est pas Michel Onfray, empruntant volontiers « le marteau à casser les fameuses « idoles » de Nietzsche toujours d’actualité (idéaux politiques, moraux, religieux, entre autres) qui se permettrait de casser pour sa part les grands préceptes antiques, des dialogues de Platon au réel d’Aristote. Une suite d’éloges de la sagesse qui n’ont pas pris une ride dans leur formulation et dont s’inspire notre propre quête maçonnique d’une « vie bonne » : l’art de bien penser et de bien se conduire en loge et dans la cité, le bon usage de la raison, l’aptitude à développer à propos notre esprit critique, l’acceptation sereine de l’irréversible. Bref, l’apprentissage de la vie et de la mort, c’est bien ce que nous propose la philosophie au sein de la franc-maçonnerie. C’est bien aussi le thème de la mission éducative qui nous incombe, – que nous appelons « transmission » – à entreprendre selon nos moyens individuels auprès de nos semblables.

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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