Mais notre imaginaire n’a pas vraiment de réponse à la trilogie questionnant : Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? Alors il convient qu’il invente des contes merveilleux qui se terminent bien pour nous enchanter ! Où à l’inverse, que ce même imaginaire dramatise la condition humaine en mettant la mort en scène. Ainsi a été inventé le mythe, qui contrairement au roman, comporte une fin ouverte. Ce qui permet aux légendes de devenir mythes et aux rites maçonniques de se déployer en une suite cohérente d’aventures et d’évènements emboîtés. Telles des poupées-gigognes !
Le mythe, la légende, le conte, la fable, bref le récit, répondent à une nécessité. Nous sommes des êtres de désirs et de répétitions. Dès lors, le besoin de croire ou plutôt le désir de croire au surnaturel et au merveilleux, entraîne en nous celui d’entendre et de réentendre, au vrai de savourer, comme autant de bonbons de l’esprit – des histoires, en l’occurrence, fondatrices. Rappelons-nous notre enfance et notre propension à nous faire répéter sans fin des contes de fée, avant de nous endormir, tels le Petit Chaperon rouge ou le Petit Poucet. Ces récits, tranches de vie insolites mises en mots, ont permis à chacun de nous, en devenant inconsciemment un héros de fiction, de se créer une mythologie personnelle. « Dis-moi quel est ton conte de fée préféré, et je te dirai qui tu es ! » affirme le psychologue Bruno Bettelheim.
Lorsque l’imagerie nous ramène à Adam, au hasard d’un tableau ou des illustrations d’un catéchisme d’enfance, que remarque-t-on en regardant bien ? L’homme premier n’a pas de nombril : il ne s’est pas créé lui-même ! De la sorte, depuis la Genèse, les successions humaines, par définition, se reproduisent…mais ne cessent de s’interroger sur leur créateur initial ! Pour dépasser ce mystère, elles ont d’abord inventé des divinités génitrices, puis du polythéisme, sont venues au monothéisme avec les religions du Livre. Autant de symboles « compensateurs » pour apaiser leur tourmente existentielle. L’homme moderne continue de la subir et il éprouve toujours la même obsession lancinante : celle d’un début à connaître, d’un point de départ, d’un « comment » et partant d’un « pourquoi » de sa propre histoire. Le « pourquoi », précisément – son besoin de sens – c’est la caractéristique même de l’homme, toujours interrogatif sur sa condition et en quête de réponses. Parce que dans la cité et sur la planète, à l’époque de l’avion supersonique, du TGV, de l’ordinateur et du téléphone portable, certes on communique de plus en plus…mais, paradoxalement, on se parle de moins en moins !
Les anthropologues le constatent : ces prothèses électroniques, en mettant le monde au bout de nos doigts, auraient tendance à nous isoler socialement et à nuire à notre mémoire ! Alors que, liés les uns aux autres par le langage, nous sommes des « parlêtres », résultat et prolongement de ceux qui nous ont précédés. Nous sommes bel et bien les autres ! Ne s’agit-il dès lors, de nous ressaisir, et de repasser ainsi de la lumière de nos écrans…à la lucidité ? Partant en loge, c’est raison gardée en respectant le rite mais sans être « ritolâtre ». Je veux dire, aller plus loin que les mots du rituel, pour trouver de nouvelles métaphores transposables. Pour sortir ainsi de la routine et d’une certaine paresse intellectuelle. Etre lucide, c’est, dans la cité, faire preuve de clairvoyance. C’est être content du bonheur de l’autre ! C’est marcher vers un but accessible ! Sans me dévaloriser, c’est être conscient de mes moyens, moi poussière d’étoile ! C’est, en prenant un peu de hauteur, cultiver le bien reçu et oublier le mal qui a pu m’être fait ! C’est enfin conserver un ego protecteur mais ne pas le « surgonfler » pour obtenir des regards admiratifs ! Le ver n’est luisant que dans les ténèbres !
Dans notre monde du vivant, nous sommes précisément animés par un puissant « vouloir-vivre ». Cet état fait de nous des êtres en demande permanente de relation, de possession, d’action, de découvertes. Puisque, comme dit Pascal, nous ne savons pas rester dans notre chambre, nous nous affairons fébrilement au dehors. Qui, fuit ainsi la solitude, qui, cherche à se mesurer, qui court après le pouvoir ! Pour trouver du sens, dans une vie qui n’en a pas et oublier notre condition d’hommes provisoires, donc de mortels. Cette vie s’appuie sur le « croire » au ciel, à l’homme, donc au progrès, à la science, à la médecine, à la justice, à l’amour, etc. Le relationnel ne fonctionne qu’à coup de croire et décroire. Parce que croire en quelque chose ou quelqu’un ce n’est pas être dupe : faire confiance, c’est faire crédit, prendre un risque. Il faut savoir que l’on croit et ne pas croire que l’on sait ! Qui dit lucidité dit humilité.
Le désir est manque mais il est aussi création. Etre lucide n’exclut ni l’imagination, ni la sensibilité. Ainsi la lucidité devient pure clarté quand, par exemple, elle conduit vers l’art et les émotions esthétiques. Pour ce qui nous concerne, la lumière initiatique reçue lors de notre première initiation, puis lors des suivantes, nous a mis et continue de nous mettre en présence d’une beauté spécifique. Avec, dans nos loges, l’harmonie des décors et des couleurs, les représentations symboliques et graphiques, les modulations vocales et musicales, les rythmes gestuels et rituéliques. Cette synchronie si particulière, je dirais, « d’éléments en sympathie », régulièrement revécue, fait tomber nos défenses en entretenant joie du cœur et paix de l’âme. Tel est en tout cas mon ressenti. De la sorte, ne constitue-t-elle pas en soi une incitation permanente, une véritable ouverture, le parvis franchi, à toute la gamme d’expressions artistiques dans la cité, qu’elle soit musicale, romanesque, picturale ou encore théâtrale, entre autres ? Aussi bien comme auditeur ou lecteur, acteur ou spectateur. Participer à la création, s’initier à un art, comme à la franc-maçonnerie qui en est un aussi, c’est naître de soi-même.
Nous savons lucidement, que nous ne posséderons jamais la vérité, mais, entre autres, à travers toutes les formes d’art, nous pouvons en percevoir les accents. La représentation enseigne et produit souvent les métaphores du réel. Pratiquer un art ou en être amateur, dans le prolongement maçonnique même, c’est poursuivre dans l’enthousiasme notre auto-construction, notre enrichissement. Tout comme, à partir de l’incitation du rituel, nous intéresser aux sciences sociales, telles que la linguistique, la psychologie ou la sociologie, c’est, je le répète, élargir, augmenter notre pensée, et entretenir une « soif d’apprendre ».
De la perfection, la sagesse
Il fut un temps très lointain où la nature était le garde-manger ouvert des humains. La cueillette offrait l’abondance à chacun. C’est la raréfaction progressive qui a imposé l’agriculture, la propriété, la défiance, la compétition et la jalousie meurtrières. Accepter que l’autre, cet autre moi, existe et mange, fut et demeure la première forme de tolérance ! Et en même temps le constat que l’homme, par sa volonté, est perfectible, améliorable en termes relationnels. Si la perfection (du latin perfectio, achèvement, complétude) semble exister dans l’univers, elle n’est évidemment pas atteignable par l’homme, être inachevé par destination. Car, s’il était « fini », sans avoir à se parfaire, le fils d’Adam se morfondrait dans la béatitude émolliente du jardin d’Eden ! Pour faire image encore, en ce siècle de mal au dos, les colonnes du temple peuvent inspirer au franc-maçon de redresser si besoin sa colonne mentale – support de son ciel intérieur – exactement comme il redresse sa colonne vertébrale physique en se levant. L’homme vivant et confiant est un homme debout qui avance, comme le funambule, le buste droit, à coup de déséquilibres rectifiés, sur le fil de la vie.
Notre cerveau a besoin de la comparaison, pour évoluer dans son environnement. Précisément, perfection et sagesse (du latin sapience, science, savoir) sont souvent comparées et rapprochées en maçonnerie. Qu’est-ce au juste que la sagesse, sinon le savoir-vivre même ? Elle oppose la raison à la passion, la mesure à l’excès, le contrôle de soi à la colère. C’est le médiateur, le juste milieu. Comment vais-je opérer en tant que franc-maçon – qui se sait perfectible – pour appliquer cette sagesse au quotidien ? Certes, vivre, c’est affronter et il est même affirmé par l’anthropologie précitée que nous avons besoin d’adversaires ! Le premier d’entre eux étant nous-mêmes, ne pouvons-nous tenter néanmoins de contenir nos passions dans une main fermée et tendre l’autre ouverte vers autrui ? Le bras désarmé devient alors « outil de rapprochement ». La fratrie est le lien par le sang, la fraternité est le lien par le sens. Nous le savons par l’histoire : cette fraternité est une guerre mais que l’on peut décider de ne pas se faire. Grâce à notre volonté même !
A l’époque des Lumières, les philosophes étaient persuadés que le progrès éducationnel, culturel et scientifique serait synonyme de progrès de la civilisation. Trois siècles après, les génocides arméniens, juifs et rwandais, entre autres abominations humaines, ont prouvé l’évidente insuffisance de la culture. Contrairement à l’animal que l’on dit bête, qui tue par instinct, l’animal humain peut exercer le mal pour le mal, par cruauté, par plaisir même. La haine nous est spécifique. Nous pouvons remarquer que c’est en Allemagne, pays de longue culture s’il en est, que la barbarie a surgi de la folie nazie, pendant la dernière guerre. Aujourd’hui, les barbares existent toujours. Au nom de leur Dieu, ils mitraillent, égorgent, décapitent sauvagement des êtres innocents. C’est évident, au 21ème siècle, éducation et culture, savoir et connaissance ne sont pas encore, loin de là, synonymes de sagesse et de bonté ! Il faut donc rester sur nos gardes, et conserver notre capacité d’indignation.
Autant d’éclairements signifiants pour le maçon que l’accès progressif aux degrés du rite ne doit pas enivrer, mais plus que jamais, faire réfléchir. La montagne a deux sens. A l’effort vertueux de la montée, correspond toujours la descente. Celle qu’impose à ma raison, le sentiment d’humilité. C’est en même temps une descente en moi-même, dans cette sombre caverne d’où il convient que je déloge les démons qui y sont encore blottis. Des préjugés à la vanité. Se perfectionner ne signifie pas perfectionnisme. Nous venons de constater les limites du progrès. Elles existent aussi en soi, ces limites, comme nous le rappelle Socrate avec son injonction « Connais-toi toi-même ». La véritable deuxième partie attestée de la maxime est « Sache que tu n’es pas un dieu ! ». Autrement dit, « Contente-toi de ton état d’homme ». Et lui fait écho l’antique avertissement herculéen « Nec Plus Ultra » : Ne va pas au-delà. Devenir meilleur, oui. Jouer au surhomme, non ! Accepter la réalité, c’est allier ici la modestie à la lucidité.
Lorsque le franc-maçon, homme d’action et passeur de valeurs, s’interroge sur sa mission dans la cité, de la symbolique de l’Art Royal peut lui venir une ou des réponses. A condition toutefois, qu’il ne la comprenne pas comme une économie de la pensée ! Qu’il croie au ciel ou non, la saine interprétation de l’équerre et du compas – telle la boussole et le sextant pour le marin – lui indique une direction, un sens, celui du sacré, qui est à installer ou à restaurer dans la cité. Sans le sacré, règnent le désordre et la violence sociale. Avec le sacré, naît ou renaît en l’homme, le respect sous toutes ses formes. Et aussi ce sentiment de transcendance, porteur du « pourquoi originel », évoqué plus haut, à même de lui suggérer, précisément, de se mettre ou remettre en question, en réflexion. Définition même de cette spiritualité, au sens premier si souvent détourné aujourd’hui. Il suffit pourtant de remonter à sa source latine “spiritus” pour y retrouver le souffle dans le mot même, et avec lui, la respiration, l’inspiration, l’aspiration. Autant de vocables, synonymes de vie physique et psychique, qui au-delà de la verticalité, du céleste, indiquent aussi l’horizontalité, le terrestre. Lequel désigne l’authentique rencontre de soi-même et de l’autre, cet autre Moi. Parce qu’on ne peut devenir vraiment meilleur qu’en s’accordant, je dirais même qu’en respirant avec lui, précisément, à l’unisson. Pour penser et questionner le monde ! Pour continuer de nous étonner et de nous élever. Ensemble !
superbe, comme si souvent !
Merci à toi frère Gilbert