ven 29 mars 2024 - 07:03

Devenir meilleur, utopie ou possibilité ? (1/2)

Imaginons ensemble : Un matin ensoleillé de ce mois de mai débutant, dans une allée du marché aux fleurs de Liège. Un mendiant assis sur un cageot, près d’un étalage agite tristement sa sébile vide, devant les badauds pressés. Près de lui, par terre, une pancarte précise « Aveugle de naissance ». Un passant, ému par l’infirme, s’arrête, observe le lieu, dépose son obole puis saisit discrètement l’écriteau en carton. Il le retourne et, en lettres capitales, trace quelques mots au stylo feutre avant de s’éloigner. Dès cet instant, l’aveugle stupéfait, ravi, entend une succession de pièces tinter dans sa sébile, soudain alourdie… A la fin du marché, la fleuriste proche lui expliqua la raison de cette générosité inespérée : le passant avait juste écrit sur la pancarte : « c’est le printemps, et je ne le vois pas ! ».

Cette simple phrase née de sa créativité magnanime – en rappelant aux promeneurs le privilège de la vue – ne pouvait que les émouvoir et aussitôt provoquer chez eux, empathie, compassion et élan charitable.

Une clé de vie

Ces vocables peuvent résumer la progression de l’hominidé bestial, lentement transformé en cet homo sapiens sociable que nous sommes aujourd’hui. C’est-à-dire, comme le mot l’indique, un homme soi disant sage, sorti grâce à l’évolution, d’une nature qui, comparativement aux autres animaux, l’a doté d’une conscience de lui-même et des autres. Une conscience provoquant toutefois en lui un ressenti contradictoire : je pense donc je suis, à la fois un être dans un « corps-esprit » indépendant mais un être qui ne peut exister que dépendant des autres « corps-esprit » en présence. C’est cette contradiction même qui a fait passer l’homme de la nature à la culture. Cette culture n’étant pas autre chose – par le biais de l’intelligence, notre faculté adaptative – qu’une accumulation permanente de savoirs et de connaissances à entretenir. A même de nous faire comprendre, bon gré mal gré, pour la survie de l’espèce, l’intérêt et le confort du « vivre ensemble ». Et qu’on appelle la civilisation ! Au cartésien « je pense donc je suis », il convient d’ajouter pour être juste : « je suis parce que tu es ».

Mais la convivialité ne va pas de soi et la politesse non plus ! Aujourd’hui, les cinq précieux sésames d’ouverture à notre semblable : bonjour, bonsoir, au revoir, pardon, merci, sont en train de disparaître du vocabulaire. Cette négligence en forme de « paroles perdues », ne peut que nous interpeller, nous francs-maçons qu’un mot magnifique réunit, précisément par notre bon bouloir : la fraternité. Si j’ai posé en titre de cette planche la question : Devenir Meilleur ? C’est bien parce que je sais que, comme chacun de nous, être inachevé en cours d’évolution, je porte toujours en moi les germes d’une agressivité reptilienne, que la culture n’a pas encore déracinée !

Remémorons-nous quelques instants un soir de passage sous le bandeau. La question du Vénérable Maître résonne soudain dans la loge…et provoque des réponses diverses des postulants impressionnés… :

 – « Bonsoir Monsieur, que vendez-vous chercher en franc-maçonnerie ? »

 – « Je souhaite pouvoir combler un vide spirituel…Je me suis éloigné de la religion… La société matérialiste et compétitive me déçoit… J’espère retrouver des valeurs dans le monde symbolique… J’éprouve un besoin de repères et de nouveaux liens sociaux… Je ne comprends plus mes enfants… »

Au fil de ces « bandeaux », nous avons tous entendu, nous entendons encore, ces véritables cris de solitude intérieure, ce grand « manque » moderne. Mais, – trouble de l’instant, timidité, pudeur, qui sait ? – nous entendons moins les candidats se livrer et évoquer les « toxines mentales », silencieuses et invisibles, acquises dans notre civilisation du paraître. Qui habitent plus ou moins chacun de nous, à un moment ou l’autre : jalousie, dépit, rancœur, critique, haine, acrimonie, amertume, mesquinerie, vanité, désir de dominance, xénophobie, tendance aux préjugés, etc. La liste est longue de ces défauts humains, trop humains. Or, ce sont bien ces petites et grandes lâchetés ordinaires, voire ces boursouflures de l’ego, aspérités de nos pierres individuelles, qu’il convient d’éliminer, pour, précisément, devenir meilleurs. Avant toute prétention à la spiritualité, ce mot flou aux mille définitions !

Qu’indique en premier lieu cette inquiétude palpable, sinon l’existence de l’autre, cet autre moi, avec lequel il nous faut cohabiter et composer dans la cité ? Et que suggère justement la franc-maçonnerie au profane qui vient frapper à la porte du Temple, sinon la possibilité d’acquisition d’une liberté intérieure et aussi, un « apprentissage » de soi et l’approche de l’autre. Pour répondre à la question du Vénérable Maître, voilà sans doute ce que chacun vient chercher en loge, mais qu’il est évidemment difficile de formuler avant l’initiation.

Chacun reçoit cette initiation à sa façon, dans le secret de son intimité. Qui la perçoit, comme l’ouverture d’un nouveau chemin d’existence à tracer devant soi. Qui l’accueille, telle une précieuse « clé de vie » pour, au contraire, entrer en soi et faire sa propre connaissance, selon la recommandation même de Socrate. Autant de manières, de s’amplifier, de s’accomplir et de s’épanouir, bref, de grandir et de s’offrir ainsi le cadeau d’un bienfaisant développement personnel. Sans qu’il soit question ici d’une démarche thérapeutique, la loge maçonnique n’en étant pas le lieu. Elle est en revanche, le lieu de la solennité, du recueillement, de la parole respectée, de l’écoute attentive, du silence régénérant, de la méditation studieuse pendant le déroulement du rite et des rituels. Car, on le sait de tout temps, ritualiser équivaut à désarmer, apaiser, concentrer, réguler, discipliner le corps, réjouir le cœur, nourrir l’âme.

Alors, ce qui est conflit en ville devient échange en loge, alors mieux que la tolérance apparaît la bienveillance, alors dans la même gestuelle ordonnancée, est vécu par chaque maçon, le sentiment d’appartenance et d’affiliation à autrui. C’est bien dans cette harmonie que nous pouvons gagner en humanitude, que nous sommes à même de combler nos manques et nos vides. C’est bien à cette source que, chaque quinzaine, nous venons emplir, si j’ose dire, notre « vase communiquant ». Bien sûr, qui dit vase dit fragilité : certes, oui, nous portons chacun nos fêlures, nous sommes des « créatures de verre », mais… ainsi peut mieux entrer en nous la lumière !

Qu’est-ce que l’Homme ?

Précisément, parce que nous nous sentons vulnérables, nous cherchons la chaleur et la sécurité du groupe. Parce que ne sommes que des hommes, attention, peuvent nous guetter les dangers de l’entre-soi ! Nous devons y veiller sur le parvis du temple, aussi bien en entrant qu’en sortant. Nous ne l’oublions pas, notre mission acceptée est de rayonner et de transmettre du lien. De ce fait, après le confort douillet de la loge, la dernière bougie éteinte, me voilà soudain seul, soldat de l’universel aux mains nues et exposé aux fureurs de la cité ! Comment devenir, sous ma seule responsabilité, un être autonome et éclairé, alors que je vis dans un monde où, comme dit Nietzsche, les hommes recherchent d’abord la lumière pour briller ! Comment me parfaire au dehors, comment m’y améliorer, changer en mieux, alors même qu’on ne change pas un programme génétique, comme on remplace une carte de téléphone !!! Partant, je peux ici me poser la question :

 – « Qu’est-ce que l’homme ? »

 – « L’homme est la mesure de toutes choses » me répond le sophiste grec Protagoras. Avec la raison, l’intuition et l’imagination, ces trois sœurs qui se chamaillent en lui, l’homme n’est-il pas tout au contraire la démesure de toutes choses, cette fameuse hubris, « le toujours plus » des grecs anciens.

Cet homme doué de raison donc, – j’entends ici l’homme qui ne cherche pas à avoir raison mais à raisonner – c’est celui qui, sans passion excessive et grâce à une pensée cohérente, cherche à distinguer le réel de la fiction, le bien du mal, le vrai du faux, le juste de l’injuste, le bon du mauvais. C’est celui qui observe des normes claires, qui fait preuve de logique et de bon sens. Mais, mais… ce serait ignorer que cet homme dit raisonnable doit compter aussi avec son affectivité qui le rend, tantôt euphorique, tantôt angoissé, autant dire dominé par ses émotions, incertain, jaloux, méchant, violent – nous vivons cette violence au quotidien – et dont l’intuition, peut lui donner une prescience des choses, comme le soumettre à l’erreur totale !

Quant à son imagination, elle fait de lui un être subjectif, prompt à la pensée magique, au merveilleux, aux signes, aux coïncidences, qui refuse la mort, se berce d’illusions, croit plus au destin qu’à son libre-arbitre, et par là-même se pense agi par le sort, sinon les forces de l’esprit. Ainsi est l’homme, un être à la fois multiple et incomplet, commun et paradoxal, davantage disposé par nature, au plaisir qu’à l’ascèse, à la croyance qu’à la preuve, au désordre qu’à la sagesse…Ainsi nous sommes. Ainsi je suis!

« Si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit », dit fort à propos Jean-Jacques Rousseau. Ne faisons donc pas bon marché de l’une des fonctions principales de notre psychisme : l’imaginaire. Siège même de nos croyances, il nous permet de nous évader de notre scaphandre personnel et d’agrandir notre espace mental. Sans cette part irrationnelle, nous ne pourrions pas vivre une vie riche et pleine, de nos émotions de base à nos doutes quotidiens. Nous jouons les rationnels purs et durs et, dans le même temps, nous succombons à nos désirs et à nos pulsions, toujours nouveaux. Un regard en forme de promesse, un concerto de notre cher Mozart, un coucher de soleil sur la plage ou une automobile en vitrine, peuvent littéralement, irrésistiblement, nous emporter ! Parce que notre vie serait bien triste, si elle n’était que raison, sans les lumières de nos fantasmes, ces délicieux aiguillons du désir…

Nous sommes rationnels mais captivés par les fictions. Alors, acceptons-nous comme nous sommes, cet être de contradiction précité. Pour vivre, nous avons besoin de pain et d’eau mais aussi d’un passé donc de récits. Et également d’un futur, donc de rêves. Parce que notre cerveau animé par le principe de plaisir, mais sans cesse contré par le principe de réalité, réclame des projets agréables !

De la lumière à la lucidité (2/2) (suite et fin)… https://450.fm/2022/08/15/de-la-lumiere-a-la-lucidite-2-2/

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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