mar 03 décembre 2024 - 18:12

De la langue au langage (Suite 2/3)

Il est intéressant de rappeler ici le constituant même de cette parole, à savoir le langage. Avec précisément le silence pour virgules du discours, et en quelque sorte, l’ombre du mot. Selon nos acquis, nous disposons en mémoire dans notre bibliothèque mentale d’un stock de mots, enrichi tout au long de notre vie. Au gré des situations, notre pensée organise ces mots en idées, puis en phrases qui deviennent paroles articulées. Il est scientifiquement connu aujourd’hui qu’un stock individuel de moins de 100 mots produit un intellect pauvre et nuit aux échanges – c’est le cas de nombreux délinquants – mais qu’à partir de 400 mots, l’esprit est « élargi » par la connaissance, et la communication favorisée. Le déviant qui parvient par l’éducation à acquérir ce capital, retrouve souvent le droit chemin. La parole a ainsi ses règles de fonctionnement, et partant, le silence avec.

Ce que je pense, ce que je dis, ce que je crois avoir dit, ce que j’ai dit réellement, ce que l’autre croit avoir compris, ce que l’autre a compris réellement, ce qu’il retient, ainsi en va-t-il du processus de la « communication » pour désigner nos échanges verbaux et gestuels. En fait de « mise en commun » au vrai sens du terme, ils se résument très souvent à un croisement de monologues. En raison même de l’imprécision des mots qui sont des symboles à emplois multiples, il faut donc faire un effort constant pour nous comprendre, pour nous rejoindre, pour vraiment créer le contact, la symbiose (du grec symbiosis, vivre ensemble). C’est-à-dire pour instaurer entre nous l’authentique dialogue. On retrouve ici la métaphore du « sumbolon » grec, traduit par le mot « symbole » en français, et que nous connaissons bien en maçonnerie. A savoir qu’il désigne les deux morceaux d’un même objet, cassé en deux, constituant chacun un signe de reconnaissance. Tant qu’ils restent séparés, ils constituent des demi-informations, des demi-vérités, en quelque sorte. Les deux parties, rapprochées par leurs possesseurs et s’épousant parfaitement, signifient pour eux la vraie rencontre, la parole juste. L’unité retrouvée.

Le langage moderne, sans cesse enrichi de néologismes et de termes techniques, n’arrange rien : nous sommes toujours – un peu plus même qu’auparavant – dans une sorte de « malcommunication ». Parce que chacun de nous, selon son histoire, ses croyances et opinions, sa vision du monde, même s’il est capable de prononcer et d’entendre les 36 phonèmes de la langue française (16 voyelles et 20 consonnes) ne donne pas forcément un sens similaire aux articulations sonores construites avec. Les mots sont des outils qui n’ont pas les mêmes emplois, les mêmes intentions, selon les utilisateurs ! Partant, ces mots peuvent être émis comme des caresses et reçus tels des projectiles !

Il n’est pas certain d’ailleurs que les nouvelles technologies informatiques, à type d’ordinateurs, smartphones et autres tablettes numériques, soient inoffensifs, non seulement sur le plan physique, mais également, psychique. Ces transporteurs et récepteurs silencieux de mots, que nous utilisons au quotidien, nous isolent par définition, bien davantage qu’ils nous rassemblent. L’homo sapiens, animal social, prendrait ainsi le risque de développer à leur usage, de sérieuses carences relationnelles, dont les anthropologues commencent à observer les effets. Ces appareils, nous disent-ils, sont à même de nous enfermer dans le silence, précisément, de notre intériorité. En nous transformant en maîtres d’un monde, maintenant disponible au creux de notre main, en supprimant même la distance et le temps, ils supprimeraient aussi notre besoin des autres. Il est vrai que le mot « écran » désigne bien littéralement une fonction de séparation. Mais espérons que nos sondeurs d’âme se trompent ! Bien que le fait soit indéniable parce qu’observable dans la cité : on communique de plus en plus, mais on se parle de moins en moins !

Aujourd’hui, portés par les ondes, les langages muets des écrits virtuels, à type de textos et de mails, sillonnent la planète en tous sens. Ajoutée à une surabondance de termes techniques et d’anglicismes à constamment mettre à jour, cette nouvelle et riche grammaire tend à provoquer dans nos cerveaux, un phénomène de trop-plein ! Nous pouvons alors aisément imaginer les difficultés de nos aïeux des siècles passés qui ne disposaient eux – notamment les gens de condition sociale modeste – que d’un vocabulaire des plus restreints. Les ouvriers bâtisseurs de cathédrales faisaient partie de ces humbles qui n’échangeaient encore qu’avec les mots « domestiques » et ceux du bâtiment. Pratiquement, seuls les ecclésiastiques, maîtres d’œuvre et gens de fonction publique, savaient lire. Et ceux-ci n’avaient à leur disposition que des rouleaux de parchemin porteurs des actes civils et judiciaires, écrits à la plume d’oie, trempée dans l’encre de suie. Le découpage en blocs de feuillet était exceptionnel. Il faudra attendre l’invention de l’imprimerie au XVème siècle, pour que le livre répandu en Europe, écriture et lecture, permettent un « élargissement » de la pensée, donc de la parole.

On peut ainsi comprendre que, dans toutes les corporations, prenaient d’office la parole – et donc le pouvoir – ceux qui possédaient la richesse de la langue de l’époque. Les autres étaient par obligation réduits au silence et constituaient le rang des « taiseux ». A n’en pas douter, les premiers symboles à type d’outils de chantier ou de gravures enluminées par les moines des monastères – devant lesquels apprentis et compagnons maçons étaient invités à réfléchir et méditer, sans parler – furent à la fois pour eux, un étonnement et une aubaine. Si le mot et le symbole précités, très bons outils mais imparfaits, ne sont donc pas le miroir fidèle de la réalité, le silence, en tant « qu’inducteur de la pensée », a pu venir à leur secours ! Un silence de qualité, par sa profondeur même, s’avère souvent plus expressif qu’un flot de paroles creuses ou verbeuses, qui sont finalement vaines ! Après les inconvénients du silence, nous en percevons donc ici les premiers avantages, en termes de construction et de développement de la personnalité. C’est l’objet même de cette planche.

Le silence spéculatif

Ainsi, à partir de ce silence imposé aux opératifs, la maçonnerie spéculative en a découvert les vertus pédagogiques ! A tel point qu’il revêt aujourd’hui une grande importance dans l’application de notre méthode. Il a donné lieu, nous le savons, à ce principe interne : « la loi du silence », scrupuleusement respectée par tout bon maçon. Elle s’applique dès l’enclenchement du processus de recrutement. Cette imposition de la non-parole commence pour le candidat, lors de l’attente plus ou moins longue avant le passage sous le bandeau. Elle se poursuit dans le cabinet de réflexion. Elle se prolonge sur le banc des apprentis pendant tout le temps de la « probation ». Ceux-ci découvrent l’usage réflexif du silence, en tant qu’outil intellectuel.

Bien entendu, dans notre vécu de l’Art Royal, l’observation du silence ne concerne pas que les novices. Elle est non seulement une discipline fructueuse parce qu’éducative mais elle représente aussi une garantie pour tous les frères et les sœurs d’une loge. Lorsque le Vénérable Maître nous demande, par serment collectif, de respecter à l’extérieur ladite Loi du silence, cela signifie que ni les travaux ni les identités, ni les discours des présents ne devront être révélés dans le monde profane. Apprendre à se taire est but. Cette coutume ne relève bien entendu en aucune façon d’une forme d’omerta, à l’instar de la loi de silence mafieuse. Il s’agit de nous astreindre en permanence à la discrétion, donc de « retenir nos paroles », justement parce que les mots qui les composent, dès qu’ils sont prononcés, peuvent devenir de dangereux instruments de hasard, insuffisamment descriptifs ou trop, donc non fiables. Alors que, conservées en mémoire, elles peuvent constituer des pierres utiles à l’édification permanente de notre temple intérieur !

Partant, la précision sans cesse nécessaire dans toute prise de parole, m’invite ici à différencier « silence » et « secret maçonnique ». Le silence que j’appellerai « pédagogique » permet au maçon, quel que soit son degré, d’observer, d’appréhender, d’analyser, en un mot saisir le sens du matériel symbolique donné à voir, à penser et à vivre. Parce que pour apprendre, il faut d’abord comprendre. Nous le savons, l’ignorance est dangereuse. En sortir par l’information, le savoir et la connaissance, élargit le raisonnement. Alors faire en plus silence en soi tend à égaliser l’humeur, à réduire voire supprimer la pression générée par la cité. Tout temps donné à l’écoute de notre voix intérieure fait simultanément place à la réflexion qui éloigne des réactions passionnelles et procurent l’apaisement. Par ailleurs, le silence attentif à la parole circulante en loge ne signifie pas « évasion » : il est au contraire « présence » et attention, offertes à soi, à l’autre, aux autres.

La notion de secret en maçonnerie est due quant à elle, au caractère même de cette fraternité : son choix, depuis l’origine, de réunions dans des lieux protégés, en a fait un objet de suspicion pour le bon peuple. Alors que, notons-le, en Angleterre, les tenues ont lieu dans des locaux avec portes et fenêtres sur la rue. Il faut dire qu’en France, l’opposition de l’Eglise pendant des décennies, sa dénonciation de la franc-maçonnerie comme « société secrète aux activités diaboliques » et les bulles papales d’excommunication ont renforcé encore l’idée d’activités mystérieuses. Un dernier mauvais coup, porté par le Gouvernement de Vichy, et qui a failli lui être fatal, fut son interdiction d’exercice et la persécution de ses membres pour complot imaginaire ! Aujourd’hui encore, un parfum aux relents d’énigme flotte sur les loges, pourtant pour la plupart, comme la nôtre, déclarée en Préfecture !

Mais le seul véritable secret, s’il en est un, est bien entendu constitué par le vécu individuel du processus initiatique, de l’ordre de l’intime. Et par définition incommunicable. En effet, comment mettre en mots, cette suite d’émotions, de sensations, de vibrations, sans les dénaturer ? Puisque, nous le savons, le mot n’est pas la chose ! Ici, par définition, le silence s’ajoute au secret !

Suite.. Le silence analytique (Suite et fin 3/3)
https://450.fm/2022/08/06/le-silence-analytique-suite-et-fin-3-3/

Retrouvez le premier volet : « Le silence constructeur » (premier volet 1/3)
https://450.fm/2022/08/04/le-silence-constructeur-premier-volet-1-3/

1 COMMENTAIRE

  1. C’est normal qu’au début ça puisse surprendre
    On part de tellement loin qu’il faut tout reprendre
    Ça peut même pas mal bousculer du monde
    Il n’est même pas certain que l’on nous réponde
    Tant pis, parlons-nous

    Parlons-nous, rien qu’un mot, ça va c’est la forme
    Un sourire à moitié c’est déjà énorme
    Même si ça ne va pas plus loin qu’un signe de tête
    Ça dit, tu es là, je t’ai vu, je te respecte
    Alors, parlons-nous … ( Francis Cabrel )

    3B à toi !

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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