ven 26 avril 2024 - 00:04

Le silence analytique (Suite et fin 3/3)

De la sorte, lorsque notre Vénérable Maître me demande : En quoi le silence nous aide-t-il dans notre construction ? Je ne puis évidemment répondre qu’en mon nom, que pour moi et pas pour les autres en général, avec mon ressenti et mes émotions, et les miennes seules ! Bref, avec mon « possible communicable ». Et vous dire ainsi ce que le silence m’a apporté et m’apporte, en tant que nutriment de mon psychisme.

Très tôt intéressé par la psychologie des êtres humains, par conséquent le fonctionnement de leur esprit et du mien, je me suis vite trouvé devant des termes techniques que je trouvais barbares, tels que psychologie des profondeurs, introspection, descente en soi, spéléologie de la conscience. Comme si, en vérité, mon cerveau se trouvait dans un gouffre au plus profond de mes entrailles ! J’ai progressivement saisi que ces termes étaient des métaphores m’invitant à observer et comprendre tout un tas de réactions en moi, à type de ressentis et de pensées diverses, mêlant joie de vivre et tristesse, colère et peur, cafard et nostalgie, bonne humeur et méfiance, sérénité et énervement, confiance et rancoeur…bref tout un peuple silencieux d’émotions et de sentiments, instinctifs ou élaborés, que l’on nomme aujourd’hui les états d’âme. Et j’ai compris aussi qu’il ne s’agit pas de les chasser, voire les détruire – car, selon les moments, ils sont d’évidence utiles à « la machine de vie » que je suis. Il convient de les accorder, tel un instrument de musique. Pour tenter de vivre en harmonie, avec moi et les autres.

J’ai finalement retiré de cette étude théorique de jeunesse que la rencontre de soi ne suffisait pas. Car l’introspection, ce regard intérieur subjectif, pouvait carrément me conduire, en boursoufflant mon ego, à me noyer dans le spectacle de mon image, comme Narcisse. Et j’ai heureusement conclu que c’est bel et bien la rencontre permanente de l’autre et son indispensable regard, qui étaient et sont encore nécessaires à ma construction ! Mon choix de métiers dans les relations humaines comme mon entrée en maçonnerie, ne sont certainement pas étrangers à ce constat.

C’est bien ce peuple silencieux précité, à type d’états d’âme, qui m’a guidé professionnellement et je peux volontiers en relater le vécu spécifique. Précisément, dans le cadre même du silence autour de la parole. D’abord en milieu industriel, et pendant quelques années en hôpital et à domicile, en tant que psychosociologue puis analyste. Il n’est pas inintéressant de se pencher sur l’écoute analytique, ce qui permet de la comparer à l’écoute maçonnique. C’est par le langage que l’on entre dans la vie de l’autre, c’est par le silence donc l’écoute, que l’on s’installe dans son cœur. Sans attention particulière, on entend autrui. Avec le désir de comprendre et de participer à son quotidien, de s’identifier à lui, donc avec empathie, sans a-priori, on écoute l’autre. Ce qui est bien différent. Il s’agit d’obtenir la mise en mots de ses émotions, de façon à faire émerger son désir en instance, dans l’espace commun de liberté créé et entretenu ensemble. Alors, dans le meilleur des cas, sont évacués progressivement par la verbalisation, douleurs, peines et malaises de l’analysant. Alors, deviennent solubles dans l’effervescence de la parole, et l’écoute silencieuse, bienveillante et impartiale de l’analyste, ce qui est de l’ordre de l’ hostilité, l’agressivité et des rancoeurs. Parce qu’il n’y a pas de méchants, il n’y a que des souffrants.

Toute parole demande une écoute, donc un silence. Elle existe pour être écoutée, par soi et autrui. L’écoute silencieuse, donc qui n’interrompt pas, comme trop souvent aujourd’hui, cette écoute est d’abord une attitude. Pour être réceptif, pour recevoir la parole prononcée, il faut s’ouvrir, montrer sa disponibilité, afin d’écouter sans jugement, c’est à dire faire entrer en jeu volonté, patience, curiosité, tolérance, neutralité, esprit déductif. En cela, interviennent à la fois, la libération des états d’âme du « parlant » et l’élargissement bénéfique de la pensée de « l’écoutant ».

Entendre est difficile : ce n’est pas pour rien que l’oreille est équipée d’un labyrinthe qui filtre les sons. Il retient le trop-plein et laisse passer les double-sens, les contre-sens, les lapsus, si riches de sens, précisément. Ecouter est encore plus difficile, car l’écoutant doit « neutraliser » ses propres parasites internes (à type de soucis personnels, préjugés, stress, etc) et maîtriser le milieu dans lequel s’exerce l’écoute (ambiance calme comme en loge). De fait, à la différence de l’acte simple d’entendre, l’écoute volontaire n’est pas naturelle, puisqu’elle exige l’attention de l’écoutant, et le met sur la défensive, alors qu’il doit en même temps s’ouvrir. D’où l’effort de concentration nécessaire. Lorsque Freud parle « d’écoute flottante » en psychanalyse, il n’évoque évidemment pas une attitude désinvolte, mais une présence détendue, une attention sans crispation.

Comment comprendre la parole de l’analysé ? Il convient de se centrer sur ce que l’écouté vit, plutôt que sur ce qu’il dit. De s’intéresser à la personne davantage qu’au problème, respecter ses silences et ne pas en avoir peur, en jauger le contenu, faire le miroir et non le buvard. L’écoute est un art : il s’agit d’apprendre à s’écouter soi-même en premier lieu, puis à poser des questions, ouvertes ou fermées, à reformuler éventuellement. L’écoute demande que l’écoutant installe la confiance, montre son engagement respectueux. L’écoutant analytique est présent uniquement pour l’écouté qui devient le centre de l’échange. Mieux qu’un corps à corps verbal, « la parole-écoute » est un « accord-à-cœur ».

Les mots sont des fenêtres. Il faut les ouvrir. Pour en comprendre le sens donné. La parole est une musique : l’analyste doit entrer en résonance avec la mélodie qui se joue à son oreille. La bonne parole soulage, la bonne oreille guérit. Le silence analytique est une pause égalitaire. Une respiration commune.

Les silences en loge

On ne répètera jamais assez que la loge n’est pas un lieu de thérapie. Certes, la normalité n’existant pas, il n’est guère d’individus sans névroses et elles constituent pour beaucoup leur colonne vertébrale ! Il serait donc dangereux de vouloir en bricoler les vertèbres, avec les outils maçonniques qui ont une tout autre destination ! Celle, notamment d’entretenir les valeurs humaines, facteurs d’épanouissement de l’être. En ce sens, je n’entends toujours pas la descente silencieuse en soi, dont on parle si souvent dans nos rangs, comme un ramonage de la cheminée de l’inconscient. Ou encore le nettoyage d’une cave symbolique ! Encore moins comme l’impossible modification du programme génétique individuel. Cette descente consiste avant tout, à mes yeux et par la méthode maçonnique, en une acquisition comportementale visant à la maîtrise oui, mais à la maîtrise de soi, donc à la juste estimation de nos limites, recommandées par Socrate, qui a dit exactement « Connais-toi toi-même. Sache que tu n’es pas un dieu et conduis-toi en conséquence ». Cette hypothétique descente serait au vrai bien davantage pour moi une montée ! Celle qui implique l’effort de précisément de monter chaque matin sur ses propres épaules, à la fois pour mieux voir le présent et découvrir le futur, à l’horizon. Mais, ainsi rehaussé, il s’agit aussi de s’offrir une vision du monde nette, c’est-à-dire débarrassée des lunettes fumées par les illusions et les préjugés en vogue.

Pour exprimer cet effort en termes du bâtiment, nous disposons de la belle expression tailler sa pierre. Elle ne signifie toutefois pas pour moi, sculpter un ersatz humain dans un bloc, mais dégager l’être existant. Avec ses états d’âme précités, toujours porteur de ses qualités initiales fâcheusement pétrifiées dans sa gangue socioculturelle ! A chacun ses métaphores !

Le silence, ou plutôt les suites de silences que nous vivons en loge, libèrent un à un, ici et maintenant, nos sens et nos émotions, ces palpeurs de l’environnement. Ainsi au fil de la tenue, s’évaporent les fureurs de la cité. En l’occurrence, ma colère contre un automobiliste et la peur rétroactive d’un accident. Ainsi, avant la planche à l’ordre du jour, me traverse, dans le recueillement, la tristesse du départ d’un frère, puis surgit la joie à l’annonce du retour d’un autre. Et à la fin des travaux, vient l’invitation à la chaîne d’union. C’est pour moi un moment très fort, lorsque chaque frère déganté se dirige vers le centre de la loge, pour s’unir aux autres. Alors et seulement, la marche est rendue au corps, jusque-là maintenu immobile, à sa place sur les colonnes. J’apprécie cette phase solennelle où se forme dans la chaîne courte, cet enclos humain, fait de nos corps joints par nos mains croisées, qui entoure le pavé mosaïque et protège en même temps l’espace sacré.

Dans un silence profond, propice à la méditation, s’élève la voix de notre Vénérable Maître qui nous rappelle le vaste domaine de la pensée et de l’action, invite notre idéal à éclairer notre chemin, puis se tait, soudain. A cet instant unique, la tête baissée, je vois d’un seul regard, si je puis dire, toutes les jambes « pantalonnées » de la loge, serrées les unes contre les autres, et prolongées de chaussures diverses, à l’équerre, les miennes comprises. Elles vont partir dans la cité, rejoindre le monde en marche, chacune vers leurs missions, chacune vers leur destin. Le silence se prolonge encore un peu, je sens un cœur battre dans mes deux mains, tenues par deux autres. Sans ce temps arrêté, je ne percevrai pas l’énergie du groupe circuler, au rythme d’une même respiration. Je ne sentirai pas dans la pénombre, la cire brûlée qui coule sur les bougeoirs. Et ce parfum d’Orient évocateur d’autres rives. Sans ce silence de qualité, je ne me sentirai pas, une longue seconde, Un devenu le Tout.

La chaîne rompue, un sentiment fugace de solitude me zèbre, je regagne ma colonne, comme à regret. De nouveau, plus un bruit dans la loge, comme dit l’expression populaire, on entendrait une mouche voler. Je découvre l’élégance, l’esthétisme de l’absence de son. Je glisse mes doigts dans leurs étuis de coton. Chacun de nous est debout, à l’ordre, figé, aligné, muet, la main sous la gorge. Le silence est le gant blanc de la parole.

Retrouvez le volet 1 : « Le silence constructeur » (premier volet 1/3)
https://450.fm/2022/08/04/le-silence-constructeur-premier-volet-1-3/

… puis le volet 2 : De la langue au langage (Suite 2/3)
https://450.fm/2022/08/05/de-la-langue-au-langage-suite-2-3/

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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