Les enfants, soyez gentils, voyons ! Traduction simultanée : « ne maltraitez pas ce pauvre animal, ne vous acharnez pas sur votre souffre-douleur ! »
Qui imaginerait que, derrière le mot gentil, se tapit l’un des sémantismes les plus riches, signifiants et parfois déconcertants de la langue ? Sans doute parce qu’il désigne d’abord tout ce qui a trait à la naissance. Donc à la chose la plus élémentaire, ce qui concerne chaque individu quel qu’il soit, toutes époques et cultures confondues.
Dès l’indo-européen *gen-/gon-/gn-, dans ses multiples variations phonétiques, il s’agit de naissance physique, sociale, de condition du statut personnel, de la nécessité d’une légitimité pour les droits qu’elle confère à ceux à qui elle est reconnue. Telle est la naissance et la reconnaissance qu’elle induit pour les hommes nés d’un ancêtre commun, en lignée masculine. Seuls sont concernés les mâles, évidemment. Dès la Genèse, s’inaugure la généalogie des figures qui marqueront l’histoire des civilisations. De leur génie politique, guerrier, dans la paix comme dans la violence.
Cette myriade d’individus, la science de la génétique les gratifie du nom d’humains, auxquels oxygène et hydrogène sont d’importance vitale.
On sait peut-être moins que le genou, *genu en latin, *gonu en grec, fait partie de cette tribu linguistique. Dans les sociétés archaïques, l’enfant est genuinus, – genuine en anglais -, reconnu comme authentique dès lors que son père le place sur son genou. Les genoux de l’aïeul ou du père, en recevant le nouveau-né, le légitiment comme membre de la famille. Ainsi tous ceux qui sont inféodés à cette figure paternelle reconnaissent-ils l’enfant en s’agenouillant en signe de loyauté et d’obéissance. On plie le genou devant le suzerain, devant la divinité.
La triple génuflexion devant l’Empereur, dans la Chine impériale, est imposée dans la Cité interdite à tout visiteur, qui doit ensuite se tenir agenouillé pour acquiescer de son infériorité.
Le latin *gens produit une très grande famille lexicale. Du genre au gendre, en passant par la génération, le général, l’ingénu ou l’indigène, l’engeance, le congénère ou le dégénéré, le demeuré congénital, la régénération souhaitable de la progéniture, l’agencement plein d’ingéniosité, l’ingénieur et l’engin qu’il met au point.
Sans compter tout le vocabulaire de la nature et de la naissance. Ce qui est *gnatus, en latin. Nativité, natal, inné, imprégnation. La nation, au premiersens, désigne la portée de l’animal qui met bas, un aîné puis un puîné. Ensuite la naissance divinisée, *Natio, dans une idée de fertilité que se partagent natio et natura.
Alors qui sont les gens – dont le genre grammatical est ambivalent, féminin avec épithète “bonnes gens”, masculin avec attribut, “les gens sont parfois bien idiots” ? Les gens englobent tous ceux qui se rattachent par les mâles à un ancêtre commun, mâle et libre.
Dans le vocabulaire religieux, le latin *Gentiles, les Gentils, désigne les “nations” non-juives. Les chrétiens se servent du mot pour les païens.
Quant à l’adjectif gent, de *genitus, bien né, noble, il désigne au Moyen Âge, dans l’amour courtois, tout individu magnifique, fier, de grande allure, qui se distingue par la souplesse et l’harmonie du corps, tout autant que par le raffinement culinaire. Un art de vivre dans des us et coutumes de courtoisie. Affable est la gente dame, en miroir du gentilhomme. Cette désignation est tombée en désuétude, parce que la noblesse fleurait désagréablement l’Ancien Régime.
La péjoration affectée au gentil ne s’est pas vraiment effacée. Proie facile pour les agresseurs verbaux et gestuels, sa bonhomie souriante et patiente peine à les désarmer. Comme si la gentillesse n’échappait pas à une certaine niaiserie, une ingénuité justement qu’on regarderait avec condescendance, voire mépris. La gentillesse du benêt – pourtant *benedictus ! – ne saurait pas se défendre contre le malin, * malignus. La violence banalisée de nos sociétés contemporaines et leurs désarrois langagiers compromettent définitivement, semble-t-il, le retour à la gentillesse des comportements pacifiques et la noblesse des attitudes n’est plus que rarement à l’ordre du jour…
Annick DROGOU
Oui, nous avons besoin de gentillesse. C’est un superflu si nécessaire. La gentillesse aurait-elle disparu de nos mœurs au point que nous nous étonnions de sa manifestation, de son expression comme d’un sourire du ciel dans un monde de brutes ? La gentillesse n’est ni niaiserie ni naïveté. Elle est un raffinement qui nous fait humain, qui nous construit en humanité. Elle est comme un pas de danse harmonieux, tout le contraire de la vulgarité.
Par étymologie, le gentil est l’habitant d’une nation, d’une cité. D’ailleurs, n’a-t-on pas inventé le mot “gentilé“ pour désigner le nom donné aux habitants d’une même ville ou d’un même pays ? C’est ce gentilé qu’apprécient les cruciverbistes, qui savent par exemple que les habitants de Saint-Cloud s’appellent les Clodoaldiens. La gentillesse va indéfectiblement avec l’urbanité, cet art de bien vivre ensemble dans la cité. Agir avec urbanité, en pleine humanité : j’aime ces mots qui offrent un supplément d’âme à leur première définition.
La gentillesse n’est jamais impérieuse. Il faut bénir son humilité, sa souplesse, son élégance, simple et pure expression de ce qui constitue le fondement de nos mœurs policées ou polissées. En aucun cas être gentil ne sera un aveu de faiblesse. C’est au contraire la force d’une civilisation. Et la gentillesse n’est pas réservée aux enfants sages. Nous sommes tous appelés à être gentils. Il faut croire à la puissance de la gentillesse qui désarme tous les butors, les bourrus, tous les mal embouchés. Puissance de la gentillesse comme d’un sourire.
Jean DUMONTEIL