mar 19 mars 2024 - 04:03

La spiritualité maçonnique (Épisode 1/3)

Le 21 novembre 1717 – exactement six mois, jour pour jour, après la naissance de la Grande Loge de Londres – le peintre Jean-Baptiste Santerre fait scandale à Paris en exposant son ultime tableau « Adam et Eve au milieu du paradis terrestre ». L’émotion n’est pas motivée par le fait que la toile représente nus le duc d’Orléans et sa maîtresse, Marie-Madeleine de la Vieuville, la marquise de Parabère.

Non, l’opinion est choquée parce que les deux personnages sont montrés sans nombril ! C’est à dire sans trace d’un cordon ombilical, preuve d’un ventre maternel. Cette absence signe la croyance du peintre en la création divine de l’Homme. Il adhère au dogme religieux médiéval de « l’anomphalie » (ou anomphalisme) qui postule que le couple initial non issu de mères humaines, autrement dit n’ayant pas été relié par un cordon ombilical, n’en a pas la cicatrice.

Au moment même où naît le mouvement philosophique des Lumières qui prônent la supériorité de la raison sur l’influence théologique, le peintre préfère « éteindre » la polémique. Et, d’un coup de pinceau, il ajoute un nombril à nos premiers parents !

Alors qu’au milieu de ce XVIIIème siècle turbulent, la chrétienté elle-même a opté pour le nombril et s’est finalement prononcée pour l’omphalisme, la polémique refait surface aujourd’hui ! Les Créationnistes s’approprient le dogme et le relance sur la base de l’Evangile de Barnabé (Chapitre 35). D’après ce texte, Jésus dit que le nombril d’Adam est la marque du crachat de Satan sur la glaise utilisée par Dieu pour sculpter le premier homme !

Le souffle de l’esprit

Ainsi se manifeste la croyance chez l’Homme : son besoin de transcendance peut se déployer en diverses convictions, civiles ou religieuses. Croire, puis parfois « décroire », pour croire à nouveau, en l’occurrence à l’invisible ! Ce n’est pas parce qu’on ne voit pas les choses qu’elles n’existent pas, lui dit son cerveau, producteur de la pensée. En manque d’origine – voire contraint à des dogmes de remplacement – taraudé par un « pourquoi » (le monde) et un « comment » (la matière) lancinants, son intelligence – consciente que l’homo sapiens n’a pas construit l’homo sapiens – a donc inventé un substitut compensateur, le récit (dont la Bible est un célèbre exemple). Et du même coup, avec la fiction, s’est imposée en lui la réflexion – ce retour de la pensée sur elle-même – illustrée par les représentations permanentes de son imagination. Sans elle, sans cette disposition à créer, à agrémenter, à illustrer, bref à magnifier le réel… c’est à dire, soyons clairs, à mentir et à se mentir, nous le répétons, il est fort probable que l’espèce humaine aurait disparu depuis longtemps !

Elaboré au fil des millénaires par ladite imagination, progressivement accompagnée de l’intuition puis de la raison, cet appareil psychique posé au sommet de notre corps, si je puis dire, n’en fait qu’à sa tête ! Avec une grande part d’inconscient et une petite de conscience, notre esprit (pneuma) mène sa vie. C’est précisément cette « vie de l’esprit » (tel que la définit le philosophe Hegel) que le langage a nommé « spiritualité ». Bref, comme il a besoin d’aliments corporels, l’homme a besoin de nutriments psychiques, donc de cette spiritualité.

 Multiples sont les définitions de ce mot. Tant dans le monde profane qu’en franc-maçonnerie ! Pour beaucoup de gens, la spiritualité est synonyme de religiosité, donc attachée à la foi déiste et à ses rituels. Pour d’autres, la spiritualité correspond à des traditions, véhicules de coutumes sociales, porteuses elles-mêmes de savoir-faire ancestraux, voire de dons, de mystères et de secrets. Cette transmission est souvent sous-tendue par l’idée d’une volonté, d’une intention supérieure qui nous échapperait. Partant, d’une transcendance évoquant « un au-dessus de soi » de l’ordre du divin, « inspirant » une quête de sens.

Ce postulat d’une « pensée extérieure » d’êtres immatériels apparaît, non seulement dans les religions avec Dieu et le Diable ou leurs équivalents mais aussi dans les mythologies (grecques, romaines, asiatiques, notamment) et tous leurs êtres imaginaires (Zeus, Jupiter, Brahma, Vichnou, Shiva, entre autres). Sans oublier le spiritisme avec ses fantômes et ses revenants, ses spectres, et autres esprits frappeurs !

Cette notion d’esprit se retrouve également chez les personnes spirituelles, qui ont de l’à-propos, amusent et sont brillants. Et l’esprit est encore dans les spiritueux, ces boissons alcoolisées qui émoustillent et mettent en joie (produit de distillation : l’esprit-de-vin). De fait, c’est dans l’étymologie même du mot « spiritualité » que sa véritable définition apparaît. Issu du vieux français « espéritualité » (1283 – les biens de l’église) puis du latin ecclésiastique « spiritualitas » (soupirer), il appartient – nous l’avons dit – à la famille spir (le souffle, l’air).

Elle indique toutes les modalités des échanges respiratoires : aspiration, respiration, inspiration, expiration, transpiration. C’est à dire la vie. Cette forme de « confiscation » initiale du mot « spiritualité » par l’Eglise, a pu faire oublier que la vie de l’esprit, ce n’est pas seulement l’acceptation et la vénération – pour qui y croit – d’un « absolu » hors de soi, de l’espace et du temps. C’est l’exercice même de l’esprit, la réflexion, qui conduit, les pieds sur terre, à l’application au quotidien de règles morales mais aussi au ressenti et au traitement des réalités existentielles. Celles dont les joies aident à supporter les peines !

Sur le plan maçonnique, ce « souffle de l’esprit » génère aux 18ème et 19ème siècle, un « art spéculatif » qui se divise successivement en trois spiritualités. La première, théiste, est soufflée par la foi révélée. La seconde, déiste, aspire à la sagesse, à la force et à la beauté. La troisième, laïque, est inspirée par la liberté, l’égalité, la fraternité.

Au vrai, les limites philosophiques sont ténues entre les diverses obédiences et juridictions. Elles partagent aujourd’hui des valeurs spirituelles qui, au final, se rejoignent. Le maçon, la maçonne, tout en construisant leur temple intérieur, participent à la construction du même temple de l’humanité. Quels que soient les rites et les rituels pratiqués.

En marge de leurs courants de pensée respectifs, les institutions maçonniques se retrouvent sur des thématiques originales formant une spiritualité qui peut « fonctionner » avec ou sans le Grand Architecte de l’Univers.

En soi, celle-ci correspond à un système de réflexions et d’échanges areligieux en loges, tout respect gardé pour les cultes. Qu’il s’agisse de l’histoire de l’Ordre (son syncrétisme à partir de ses emprunts aux traditions méditerranéennes) ; de sa sociabilité particulière marquée aujourd’hui par le passage du secret au discret. De son système de recrutement avec son épreuve du bandeau. De la dramatisation mise en œuvre lors du processus initiatique et la période de silence imposée à l’apprenti (e) ainsi invité (e) à l’introspection. Des prises de parole « triangulaires » des membres (relayées par le surveillant et autorisées par le Vénérable Maître). De la communication extérieure enfin, qui – en plus des prestations radiophoniques et télévisuelles, des expositions et des conférences publiques – utilise le media Internet pour véhiculer les valeurs spirituelles de la maçonnerie. Le tout répond bien à cette fonction de la spiritualité : la quête de sens précitée.

Question : l’articulation de cette « construction spirituelle » dégage-t-elles pour autant une « culture maçonnique » ? Conservateurs et Progressistes en débattent. Et le débat n’est pas clos ! A l’évidence, il reste aux diverses organisations maçonniques « enfermantes » à se rapprocher, par le biais des inter-visites de ses membres et de la mixité, pas encore vraiment opérationnelle, en termes de Liberté, Egalité et Fraternité. Qu’elle soit théiste, déiste ou laïque, la spiritualité a besoin de ciel bleu, pas de barreaux !

Épisode 1 : https://450.fm/2022/07/04/la-spiritualite-maconnique-episode-1-3/
Épisode 2 : https://450.fm/2022/07/05/la-spiritualite-maconnique-episode-2-3-les-regles-morales/
Épisode 3 : https://450.fm/2022/07/06/la-spiritualite-maconnique-episode-3-3-les-realites-existentielles/

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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