sam 23 novembre 2024 - 10:11

Un Franc-maçon américain en France – Benjamin Franklin (1706-1790)

Plus de trois-cents ans après la naissance de Benjamin Franklin, pourrons-nous enfin trancher entre ses détracteurs qui, comme Bernard Faÿ, affirment qu’il a utilisé sans scrupules ses relations maçonniques pour faire triompher ses idées et manipuler l’opinion, ou ceux qui, comme Condorcet, membre de la Loge des Neuf-Sœurs, le parent de toutes les vertus et le citent en exemple du parfait Maçon qui fit honneur à notre « noble institution » ?

Essayons d’y voir clair :

Nul ne conteste l’humilité de ses origines : son père, immigré anglais, était marchand de chandelles, « À la Boule bleue », rue du Lait, à Boston. C’est dans cette ville qu’il naît le 17 janvier 1706. Après des études primaires où ses piètres résultats en arithmétique obligent son père à renoncer à en faire un pasteur, il entre en apprentissage dans l’imprimerie de son frère aîné James et, bien des vicissitudes plus tard et un infructueux séjour en Angleterre, il parvient à créer sa propre imprimerie à Philadelphie, capitale de la Pennsylvanie, colonie fondée en 1682 par William Penn pour la communauté des Quakers.

Il exerce sa plume et s’avère être un remarquable chroniqueur. Son imprimerie devient une maison d’édition imprimant et diffusant ses publications. D’abord un hebdomadaire qu’il rachète en 1729, rebaptise The Pennsylvania Gazette, transforme grâce à ses talents de journaliste, et qui atteindra le plus gros tirage américain. Ensuite et surtout, par la création d’un almanach que ses chroniques, sous le pseudonyme de Richard Saunders, rendront célèbre sous le nom de Poor Richard’s Almanack.

Son style visait à l’édification morale du peuple. Ses conseils pratiques qu’il reprendra dans des ouvrages comme Avis nécessaire à ceux qui veulent devenir riches, et ses maximes pleines de bon sens et d’humour, feront sa fortune. Par exemple : « Un sac vide tient difficilement debout. » ; « Pour connaître la réelle valeur de l’argent, il suffit d’essayer d’en emprunter » ; « L’humanité se divise en trois catégories : ceux qui ne peuvent pas bouger, ceux qui peuvent bouger et ceux qui bougent. » ; ou encore « En ce monde rien n’est certain, à part la mort et les impôts. » !

Parallèlement, il s’investit dans des activités sociales et culturelles pour le mieux-être de ses concitoyens : il fonde la Junte, groupe de discussion se réunissant toutes les semaines pour débattre de sujets philosophiques (ce qui le mènera, en 1769, à être élu Président de la Société Américaine de Philosophie) ; met en place la première bibliothèque publique du pays ; crée la première compagnie de pompiers américaine ; intervient dans l’amélioration de la police locale, dans la construction d’un hôpital public et d’une université qui deviendra l’Université de Pennsylvanie et… invente un poêle améliorant le chauffage et réduisant le risque de feu à Philadelphie ! Il affirmait qu’à sa mort il préférait qu’on dise de lui « il a eu une vie utile » plutôt que « il est mort très riche ».

À côté de ces réalisations, sa curiosité naturelle l’amène à inventer le paratonnerre. Il postulait que la lumière était le produit de l’électricité et qu’elle pouvait être tirée des nuages. Pour prouver cette hypothèse, Benjamin plaça des tiges pointées vers le haut constituant un chemin facile pour le courant électrique. Elles lui donnèrent l’idée du paratonnerre qui, en canalisant l’électricité, permit de protéger l’habitation des gens.

Poursuivant ses recherches, Franklin exécuta, en 1752, sa fameuse expérience du cerf-volant avec l’aide de son fils de vingt et un ans, William. Le cerf-volant comportait des fils métalliques situés en haut, et un ruban de soie au bout duquel était suspendue une clef. Par une journée orageuse, des éclairs frappèrent le cerf-volant, et un jet d’électricité fusa en direction de la clef, apportant la preuve finale de la nature électrique de l’éclair. Il s’en fallut de peu que le père et le fils ne fussent foudroyés… C’est toutefois aux recherches sur l’électricité de Benjamin Franklin que l’on doit les termes de piles, positif/négatif ou charge électrique.

C’est la célébrité dans le monde entier : considéré comme un savant, cet autodidacte de génie est nommé membre « honoris causa » des Universités de Harvard, de Yale, et de William et Mary, tandis que la prestigieuse « Royal Society » de Londres lui attribue la médaille Copley.

C’est naturellement lui qui, en 1756, est choisi par sa Province comme négociateur pour trouver une solution au conflit entre les héritiers de Penn et les Pennsylvaniens qui demandent une réduction des taxes qui les écrasent. Mais les propriétaires anglais, plein de morgue, exhibent la patente de leurs droits et manifestent une indifférence totale vis-à-vis des problèmes des Pennsylvaniens. Quant au roi Georges III, il ne l’écoute même pas. Ainsi, en dépit de sa célébrité, sa condition de « colonisé » le fait traiter de haut et les négociations échouent. Il s’en retourne donc chez lui en 1762.

Loin de lui, pourtant, à cette époque, l’idée d’indépendance. Il essaie d’éviter une « séparation » et s’accroche à un projet de Confédération, qu’il avait rédigé en 1734 sous le titre de « Constitution », pour rassembler « le peuple de Grande-Bretagne et celui des colonies [en] une seule communauté ». Noble ambition maçonnique que de chercher à « rassembler ce qui est épars »…

Mais l’illusion d’un accord s’érodera au cours des onze années de son second séjour anglais (1764-1775). Envoyé cette fois comme ambassadeur de fait, non seulement de la Pennsylvanie, mais aussi du Massachusetts, du New Jersey et de la Géorgie, son mandat s’étend, progressivement, à la question beaucoup plus large du droit de la métropole de lever des impôts sur les sujets d’outre-mer. Mais sa volonté de conciliation se heurte à nouveau à une fin de non-recevoir.

Pire, lorsque se produit, bien malgré lui, en Nouvelle-Angleterre et en Virginie, un soulèvement armé revendiquant l’indépendance, c’est lui qui est convoqué par le Premier Ministre, Lord North, devant le Conseil privé de la Couronne, lui qui est rendu responsable de la révolte, et, debout durant une heure et demie, est couvert d’injures et de mépris devant les grands du royaume qu’il tenait pour des amis et qui l’humilièrent en invitant toutes les femmes de la cour à assister à l’hallali… Destitué quelques jours plus tard de sa charge de Directeur des Postes alors qu’il avait modernisé le système de distribution désormais efficace, il regagna, meurtri, l’Amérique insurgée et… épousa la cause de l’indépendance.

Moins d’un an après ces événements, on le retrouve en effet, avec John Adams, comme membre du Comité qui, aux côtés de Thomas Jefferson, rédige la Déclaration d’Indépendance. Le 4 juillet 1776, celle-ci est votée par le Second Congrès Continental. La guerre avec l’Angleterre ne peut plus être évitée. Il faut donc réunir des appuis et de l’argent. Benjamin Franklin est choisi pour cette tâche et envoyé à Paris, dans le pays qui était alors le plus riche et le plus puissant d’Europe.

Ce n’est pas une mission facile. Les Français avaient eu quelques ambitions territoriales sur l’Amérique du Nord, mais chassés de la vallée de l’Ohio reliant le Canada à la Louisiane, ils avaient dû se résoudre à signer le traité de Paris (en 1763) mettant un terme à leurs prétentions. Treize ans plus tard, il en restait des traces. La paix ayant été faite avec l’Angleterre, pourquoi raviver les tensions à propos d’un territoire lointain et désormais sans aucun intérêt ?

Mais d’autre part la guerre s’amplifiait et les « insurgents » peinaient à la gagner. Or sans argent, pas de victoire. Celle du 17 octobre 1777 où une armée anglaise, venant du Canada, capitule à Saratoga, non seulement galvanise les insurgés, mais leur fait prendre conscience qu’il faut aller au-delà du traité d’amitié et de commerce avec la France initialement envisagé par le Congrès. Il faut une véritable alliance.

On connaît la suite. Son arrivée à Paris en décembre 1776, à presque 70 ans, et l’habileté dont il fait preuve pour se faire accepter, puis aduler par une société sensible à l’image qu’il sut incarner, avec ses vêtements rustiques, sa canne lourde, son grand chapeau et sa coiffure sans perruque, mythe de l’innocence originelle, du « bon sauvage » que Bernardin de Saint-Pierre traduirait quelques années plus tard dans Paul et Virginie. Il est logé par un homme d’affaires, Le Ray de Chaumont, dans les communs de son hôtel du Valentinois, à Passy. Il y installera notamment une imprimerie et un laboratoire qui lui permettront de poursuivre ses expériences et de fasciner ses visiteurs.

Comment ne pas admirer, en effet, son remarquable savoir-faire et son charme qui le firent aduler par les grandes familles, les Choiseul et les Montmorency, les Broglie et les La Rochefoucauld, mais aussi par les dames, sous l’œil suspicieux des puritains et les racontars des gens de cour.

Selon Marc Fumaroli, Benjamin Franklin expliquait à ceux qui lui reprochaient son penchant trop prononcé pour les femmes : « Les Français sont la nation la plus polie du globe. Les premiers que vous rencontrerez cherchent à savoir ce que vous aimez, puis ils le disent à la ronde. S’il est entendu que vous aimez le mouton, vous pourrez dîner où vous voudrez, vous aurez du mouton. Quelqu’un apparemment a publié que j’aimais les dames ; aussitôt tous m’ont offert des dames (ou des dames se sont offertes elles-mêmes) à embrasser (c’est-à-dire le baiser sur le cou. Car embrasser la bouche ou la joue n’est pas de mode ici, le premier procédé paraît grossier, et l’autre ôte la peinture). »

Et si l’on peut jaser quelque peu sur ses amours tardives avec Madame Helvétius et Madame Brillon de Jouy, comment dénier le talent dont il fit preuve pour se faire admettre dans le salon de Madame du Deffand, l’aveugle du siècle des Lumières qui jugeait impitoyablement chacun depuis son « tonneau », dont son fauteuil avait la forme, vieille dame fort amoureuse alors (mais l’amour n’a pas d’âge !) du jeune Horace Warpole, un sémillant anglais symbolisant pourtant la nation ennemie… On apprécie son travail, y compris son travail de diplomate, on l’admire en le voyant assister assidûment aux séances de l’Académie royale des sciences dont il a été élu membre correspondant. Oui, ce diable d’homme est partout !

Louis XVI ne l’aimait pas. Il le nommait, ironiquement, « ce cher Docteur », et son aversion était telle qu’il avait offert à la Comtesse de Polignac un pot de chambre en porcelaine de Sèvres comportant, en son fond, un portrait de Benjamin Franklin ! Qu’à cela ne tienne ! Il parviendra à surmonter les préventions du Roi en s’appuyant sur le Comte de Vergennes, son Ministre des Affaires étrangères qu’il avait su gagner à sa cause et qui signa avec lui, le 8 février 1778, les deux traités d’alliance franco-américains. La France s’engageait à soutenir les États-Unis jusqu’à une complète indépendance, les deux parties se promettant de ne pas signer de paix séparée avec la Grande-Bretagne. Le 20 mars, c’est le roi en personne qui reçoit la délégation américaine conduite par Franklin. L’aide française atteindra le montant considérable de 47 500 000 livres et l’engouement est tel que la Reine Marie-Antoinette renonce à un collier de diamants pour acheter une frégate !

Mais ce que l’on passe sous silence, ou presque, c’est son appartenance maçonnique. Elle transparaît pourtant clairement dans la Déclaration d’Indépendance du 4 juillet 1776 qui s’appuie sur les principes d’égalité et de fraternité. C’est en février 1731 que Benjamin Franklin avait été initié à la loge Saint-Jean de Philadelphie, l’une des premières loges maçonniques d’Amérique.

Les premières loges américaines apparaissent vers 1730. Il est toutefois vraisemblable qu’il y ait eu, auparavant, des maçons parmi les émigrés anglais, écossais ou irlandais ; et il faut aussi tenir compte des Loges militaires itinérantes qui jouèrent un rôle déterminant dans la propagation de la maçonnerie. Mais le premier document maçonnique qui nous soit parvenu date du 30 juillet 1733 et se trouve, précisément, dans les archives de la Grande Loge de Saint John de Philadelphie où a été initié Benjamin Franklin. Ce document fait état de la nomination par le vicomte de Montagu, Grand Maître d’Angleterre, d’un Grand Maître provincial d’Amérique du Nord qui dépendait donc de Londres. Après la déclaration d’Indépendance proclamée à Philadelphie le 4 juillet 1776, la Grande Loge du Massachusetts décida de s’émanciper en rompant avec celle d’Écosse, bientôt suivie par les autres Grandes Loges Provinciales. Il faudra attendre la réunification des Ancients et des Modernes, en 1813, pour que les Grandes Loges indépendantes américaines se rallient à l’autorité maçonnique anglaise, ce qui a, de toute évidence, modelé le visage de la franc-maçonnerie mondiale.

Un an plus tard, en mai 1732, il publiait les « Constitutions of Free Masons » d’Anderson, qui constituaient le premier livre maçonnique édité en Amérique. Le 24 juin de cette même année il devint vénérable de sa loge, puis fut nommé, de 1735 à 1738, secrétaire provincial et le 10 juin 1749 Grand Maître de la Province. L’année suivante, pris par ses autres obligations, il céda ce poste et devint grand maître adjoint. Mais son rôle fut actif dans la construction du premier temple maçonnique d’Amérique.

À Paris, il se fait affilier à la plus prestigieuse des Loges de ce temps-là, Les Neuf Sœurs, fondée en 1776 selon le vœu d’Helvétius, loge qui se référait aux Muses – les neufs sœurs du Parnasse – parce qu’elle se voulait vouée à « la culture des sciences, des lettres et des arts ». Il en deviendra, trois ans durant, jusqu’en 1790, le Vénérable, après l’astronome Lalande, et c’est appuyé sur son bras que Voltaire – à 84 ans ! – est initié, le 7 avril 1778, moins de deux mois avant sa mort (le 30 mai).

Le jeune La Fayette nourrissait pour lui la plus vive admiration et c’est lui qui inspirera la fameuse expédition française dirigée par deux francs-maçons, Rochambeau et son second, La Fayette, qui contribueront à la victoire de Yorktown, le 19 octobre 1781, conduisant à la capitulation de Cornwallis. Les traités de paix, consacrant l’indépendance des États-Unis, seront signés à Paris et à Versailles début septembre 1783, après une dizaine de mois de difficiles négociations au cours desquelles l’engagement américain de ne pas conclure de paix séparée sera mis à rude épreuve. Franklin aura été un acteur essentiel.

Mais sait-on que La Fayette se liera suffisamment à Washington pour que Madame de La Fayette brode et offre au général américain son tablier maçonnique qu’il portera plus tard lors de son intronisation comme premier Président des États-Unis ?

Quant au « sage de Passy », comme on se mit à l’appeler, il resta encore une vingtaine de mois. « Quand il quitta Passy – raconte son collègue Jefferson – ce fut comme si le village avait perdu son Patriarche. En prenant congé de la cour, ce qu’il fit par correspondance, le roi lui adressa ses compliments chaleureux et mit à sa disposition une litière tirée par ses propres mules, le seul moyen de transport que pouvait supporter son état… », car Franklin était alors sujet à des crises de goutte qui le faisaient terriblement souffrir.

Benjamin Franklin meurt à Philadelphie le 17 avril 1790, à l’âge de 84 ans en rédigeant un texte contre l’esclavage.

On prête à Turgot cette définition de Benjamin Franklin qui résonne comme une épitaphe : « Eripuit coelo fulmen, sceptrumque tyrannis », il arracha la foudre au ciel et le sceptre aux tyrans. C’est un peu ampoulé, tout de même, et assez peu conforme à l’homme.

Pour sa part, il avait écrit sa propre épitaphe, à vingt et un ans :

« Ci-gît le corps de B. Franklin, Imprimeur,

(Comme la couverture d’un vieux livre,

au contenu déchiré et dépouillé

de ses caractères et dorures)

nourriture des vers.

Mais le travail ne sera pas perdu.

Il reparaîtra dans une nouvelle édition plus élégante,

révisée et corrigée par l’auteur. » Ce sens de l’humour l’accompagna sa vie durant, et c’est ce qui rendit l’homme si attachant. Mais on reconnaîtra le franc-maçon dans cette pensée du Poor Richard’s Almanack : « Ne craignons pas la mort : plus tôt nous mourrons, plus longtemps nous serons immortels. »

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Jean François Maury
Jean François Maury
Agrégé d'Espagnol, concours externe (1969). Inspecteur d'Académie (depuis le 01/06/1977), hors-classe.Inspection Générale de l’Éducation Nationale. Parcours maçonnique sommaire : 5e Ordre du Rite Français, 33e Degré du REAA Initié à la GLNF en 1985 au Rite Français (R⸫L⸫ Charles d’Orléans N°250 à l’O⸫ d’Orléans). - 33e degré du R⸫E⸫A⸫A⸫ - Grand Orateur Provincial de 3 Provinces de la GLNF : Val-de-Loire, Grande Couronne, Paris. Rédacteur en Chef : Cahiers de Villard de Honnecourt ; Initiations Magazine ; Points de vue Initiatiques (P.V.I). conférences en France (Cercle Condorcet-Brossolette, Royaumont, Lyon, Lille, Grenoble, etc.) et à l’étranger (2 en Suisse invité par le Groupe de Recherche Alpina). Membre de la GLCS (Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité), Obédience Mixte, Laïque et Théiste qui travaille au REAA du 1er au 33e degrés, et qui se caractérise par son esprit de bienveillance.

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