mer 09 octobre 2024 - 06:10

Les triptyques initiatiques

La Franc-maçonnerie un ordre initiatique ?

La Franc-maçonnerie spéculative, déclarée initiatique comme dans cet extrait de la Revue Points de vue initiatiques n°0 de 1958 : « la Franc-maçonnerie est un ordre initiatique universel et traditionnel qui permet à des hommes de bonne volonté de participer à l’amélioration de la condition humaine, tant sur le plan spirituel et intellectuel que sur le plan du bien-être matériel », ou dans les principes de la Grande Loge de France (La Franc-maçonnerie est un ordre initiatique traditionnel et universel fondé sur la Fraternité), est aujourd’hui, cependant, pour le Grand Orient, une institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, elle a pour objet la recherche de la vérité, l’étude de la morale et la pratique de la solidarité et, ajouté récemment, Elle attache une importance fondamentale à la laïcité (article 1er de sa Constitution). Quant au DH, son objet est de contribuer au développement moral, intellectuel, spirituel de ses membres, de promouvoir une réflexion philosophique et sociale et de réaliser des opérations d’aide, d’assistance et de solidarité au moyen d’associations à but non lucratif (art 2 des règlements généraux du DH). Les définitions contemporaines avancées par ces franc-maçonneries sont éthiques et civiques ignorant a priori toute vision initiatique. De fait, pas un mot sur l’aspect initiatique de la Franc-maçonnerie, cette société qui, pour Mircea Eliade, était la seule légataire de l’apport initiatique occidental.

Le sens de l’initiation

Pour les Anciens Devoirs il s’agissait de gravir l’échelle des arts libéraux comme une échelle initiatique qui permettait de connaître soi et le monde, la vie dans le réel, puis arrivé au sommet de ces arts voir le visage de Dieu (la connaissance) puis redescendre pour transmettre à ses Frères (le mot Sœur n’était pas encore utilisé faute de leur présence). En complément à cette échelle “libérale” une autre s’imposait: celle des vertus cardinales et théologales qui en toutes hypothèses offrent un retour sur soi et les autres.

Et pourtant, l’étymologie nous enseigne que le mot initiation veut dire «entrée», «commencement». René Guénon lui-même distingue «l’initiation virtuelle» de «l’initiation réelle», expliquant par la suite que «entrer dans la voie, c’est l’initiation virtuelle», «et suivre la voie, c’est l’initiation réelle» ; les rites initiatiques représentant les deux aspects de la démarche initiatique maçonnique. L’un est la mise en chemin, l’autre, le chemin et le but (esprit-universel.over-blog.com/article-rene-guenon-initiation-effective-et-initiation-virtuelle-1-2-56239946.html). Toutes les maçonneries retiennent le premier aspect, c’est le but qui les différencie.

Ce n’est pas les opposer que de dire que l’initiation, comme dans la Tradition Primordiale (siège la connaissance métaphysique), est la redécouverte des principes d’ordre universel dont toutes choses procèdent, découverte d’une expérience de caractère intime accompagnée d’une perspective de développement, expérience physico-psychologique, éveil de la conscience, intelligence du réel ou du caché, introduction aux mystères de la vie et de la mort, découverte de soi et des autres, cheminement sur la voie, quête d’identité et de sens. Elle n’est donc ni un acte religieux stricto sensu, ni un méta-récit politique, ni une psychanalyse. Le processus initiatique se développe sur le plan individuel, social, intellectuel, moral, psychologique et spirituel. L’initiation maçonnique présente quelques traits communs à toute initiation avec des spécificités et des variantes propres liées le plus souvent aux perspectives métaphysiques, spirituelles, culturelles, philosophiques et/ou psycho-sociales dans lesquelles le cherchant situe sa quête[1]. Les éléments initiatiques et mystiques sont quasiment identiques, mais leurs dynamiques sont celles, dans un cas, d’une discipline de l’intériorisation, dans l’autre cas de l’exhaussement par l’effort d’une recherche essentielle. Ainsi les fonctions discursives seront mises de côté au profit des fonctions intuitives reposant sur la perception analogique ou la vision anagogique.

Comme sa grande famille anthropologique[2], l’initiation maçonnique est une accession à un stade nouveau « supérieur », s’opérant par étapes, par des cérémonies particulières, en référence à un discours, avec un double but  la socialisation et la symbolisation. L’initiation maçonnique est donc à la fois une pratique, un développement et un corpus, qui passe (plusieurs fois et plus ou moins) par trois situations successives : le nourrissage qui consistait en l’extraction et la séparation des influences antérieures, la déconstruction ; la formation qui confie les éléments de l’expérience des «connaissants», le vécu du mythe ; la métamorphose qui projette l’impétrant dans une perception nouvelle, la transmission des arcanes.

Quoi qu’il en soit, le parcours se fait toujours d’un statut réputé inférieur à un statut réputé supérieur, de l’extérieur (monde profane, environnement exotérique, conscience, « anciennes connaissances ») vers l’intérieur (monde sacré, ésotérisme, profondeur de la psyché, nouveaux enseignements), symboliquement de la mort vers la vie. Aussi, si les obédiences peuvent s’extérioriser quand elles le jugent utiles, si le maçon comme citoyen (et seulement comme tel) croit pouvoir « répandre à l’extérieur » des « vérités apprises » dans la loge, il est très difficile à l’initié de rendre compte de sa propre initiation[3].

La tradition est la transmission continue plus ou moins ritualisée d’un contenu culturel à travers l’histoire depuis un événement fondateur (réel ou mythique) ou de temps immémorial, lequel constitue un facteur d’identité, de cohésion et de légitimation d’un groupe. L’initiation maçonnique est donc par essence traditionnelle. Néanmoins, les concepts de tradition primordiale, de Sophia perennis, connaissance universelle d’origine non humaine théorisée entre autres par René Guénon (1866-1951) ou de traditionalisme religieux se légitimant dans une tradition révélée, relèvent de choix «idéologiques» ; divers courants maçonniques s’y référant toutefois explicitement.

Si la notion des origines permet d’évoquer une source, celle-ci étant nécessairement pure, par rapport au flux postérieur des aléas humains, se pose la question de la transmission, de la tradition et son évolution par l’actualisation elle-même.

L’initiation maçonnique

Remarquons que, quel que soit le rite, la cérémonie d’attribution d’un grade est à la fois une pratique, un développement et un corpus, c’est-à-dire un processus qui apparaît structuré en trois phases qui, normalement, devraient se dérouler dans des chambres différentes, même si cela n’est quasiment jamais réalisé faute de disponibilité de locaux.

Ainsi, excepté pour la singularité du premier degré, ces phases, où sont brouillés les axes chronologiques et topologiques, sont :

La Phase 1 se situe dans l’espace-temps de la loge du degré N du franc-maçon où il y a vérification des potentialités de celui-ci, donnant viatique pour poursuivre. Entré impétrant, une fois accepté, le franc-maçon devient récipiendaire.

La transformation des possibilités spirituelles de simple potentialité en virtualité devra s’actualiser par le travail initiatique pour permettre l’abolition de la distance entre le sujet et l’objet en vue d’une percée vers l’absolu. Cette transmission est un don/acquisition, la lumière que demande le franc-maçon lui est donnée ; il la recevra si : il en a la potentialité ; elle se fait virtuellement par une organisation qui ordonne et développe en loge, au moyen d’un rite, des symboles comme langage pour une aurore de paroles ; il poursuit progressivement un travail personnel par la méditation, l’analogie[4].

L’évolution au sein des loges bleues suppose trois niveaux successifs de sens. Il faut tout d’abord entendre, c’est-à-dire se mettre en situation d’écoute pour enregistrer une parole, retenir un acte, imprimer un écrit ; c’est un état d’être qui nécessite un exercice, un entraînement, une discipline. Il faut ensuite comprendre afin d’intégrer en soi ce qui a été reçu de l’extérieur ; ce qui suppose, cette fois-ci, une herméneutique, c’est-à-dire une méthode d’interprétation qui permet de traduire le dépôt reçu en acte d’être. Il faut enfin transmettre, c’est-à-dire rendre compréhensible, non plus seulement à soi mais aussi aux autres, la chose reçue car il n’existe pas de témoin esseulé, de témoin solitaire. « La vérité commence à deux » écrit Nietzsche.

Dépouillement vestimentaire ou dépouillement des métaux sont des métanoïa[5] largement pratiquées au cours de cérémonies maçonniques au cours de cette phase. Se dépouiller de ses outils pour un franc-maçon, c’est se libérer des supports qui ont permis l’acquisition du degré de connaissance qui, si elle a été véritablement été acquise, serait alors intégrée à l’être. Pour pouvoir accéder à un degré d’ordre supérieur, il conviendrait que cette connaissance du franc-maçon laisse la voie libre à nouveau et par là, qu’elle se débarrasse de tout ce qui, maintenant, est devenu extérieur à l’être et qui gênerait pour ce prochain passage, même si ces outils ont été nécessaires jusqu’alors.

La Phase 2 se situe dans l’espace-temps du mythe fondateur du grade N+1. Il y est développé par sa narration au récipiendaire, et par le vécu de personnages du mythe, au cours de jeux de rôles alternatifs manifestant l’enseignement du grade. Cette époptie[6] véhicule la légende du mythe par l’incarnation et les épreuves. Le Temple sert de repère mais aussi d’autres lieux comme la traversée du Jourdain, l’enceinte du temple lors de l’assassinat d’Hiram, la campagne où se fait la recherche du corps d’Hiram, le pont enjambant le Starbuzanai, … À ce moment-là, il existe un phénomène d’assimilation par une identification psychologique qui s’établit entre la personne qui fait le jeu de rôle et l’archétype mythique[7].

On remarquera qu’au Rite Philosophique Français, lors de la cérémonie d’élévation au 3ème degré, un tapis est déroulé où figure l’espace du Temple de Salomon. La narration du meurtre se rapporte à l’orientation du lieu mythique, le Temple de Salomon, et non à celle de la chambre lugubre de la loge[8].

La Phase 3 se situe dans l’espace-temps de la loge au degré N+1, où la transmission des arcanes du nouveau degré (les nouveaux outils du chemin initiatique) est dévolue au récipiendaire pour lui permettre, à partir de ces arcanes, un travail personnel par la méditation. Le franc-maçon est devenu néophyte dans ce nouveau grade. Cette phase compte toujours un serment solennel.

La symbolique maçonnique permet aux maçons de signifier ce qu’ils pensent et ce qu’ils font. La symbolique maçonnique est donc la représentation collective codifiée des maçons. Ainsi, l’initiation maçonnique se déploie dans une culture spécifique définie comme un système symbolique structuré autour et par le langage (mots, formules, récits, gestuelles, sensations, discours, chants, concepts, mythes, etc…) dans lequel chaque symbole/signe prend sens selon une logique d’opposition/tri/réaction/complétude réductible le plus souvent (mais pas toujours) au binaire (masculin/féminin, noir/blanc, bien/mal, soleil/lune , deux colonnes B. et J.) ou au ternaire (triangle/triangulation ; soleil/lune/vénérable ; sagesse, force, beauté ; …). La pensée symbolique autorise donc la découverte des domaines inexplorés par la pensée dialectique, en rassemblant les opposés[9].

Il est habituel dans le cadre de l’initiation d’apporter à l’initié un référentiel symbolique traditionnel qui ne peut que lui être proposé ; cela ne devrait pas être de manière définitive, mais plutôt comme une invitation à parcourir son propre chemin, dont la pertinence ne lui apparaîtra que plus tard.

« Il est évident que les trois premiers degrés de la maçonnerie symbolisent la vie de l’homme. Le premier degré le prend au sein de sa mère, et le conduit jusqu’à l’adolescence ; le second degré le représente dans l’âge de la force ; et enfin, le troisième le montre dans la vieillesse et le mène jusqu’au tombeau, d’où il semble, en quelque sorte, surgir de lui-même dans la génération qui lui succède[10]. »

Retenons quelques véhicules de la transmission initiatique qui restent à approfondir : le symbolisme, le Rituel, le Tableau de Loge, les épreuves, le rôle fondateur du Vénérable, le rôle des Maîtres …


[1] Sous le nom d’Art Royal ou d’Art Sacré, les anciens sacerdoces Égyptiens professaient et pratiquaient tout un ensemble de doctrines qui ne sont parvenues jusqu’à nous que par quelques rares vestiges. Ces doctrines, dans leur ensemble, embrassaient tous les rapports de l’Homme avec la Nature, et leur pratique rendait l’initié Roi de l’Univers Matériel, d’où l’Art Royal. L’initiation n’était pas une science, car elle ne renfermait ni règles, ni principes scientifiques ni enseignement spécial. Ce n’était pas une religion puisqu’elle ne possédait ni dogme, ni discipline, ni rituel exclusivement religieux mais elle était une école où l’on enseignait les arts, les sciences, la morale, la législation, la philosophie et la philanthropie, le culte et les phénomènes de la nature, afin que l’initié connût la vérité sur toute chose.

[2] La structure de l’univers dans ses différents plans était connue de peuples antédiluviens comme les lois du Manu (code secret de l’Atlantide) qui ont influencé Pythagore et Platon. Hérodote rapporte que cela provenait d’il y a 11340 avant sa naissance (environ 14000 ans avant notre époque).

[3] https://yveshivertmesseca.wordpress.com/tag/connais-toi-toi-meme/.

[4] L’analogie selon Aristote est la ressemblance qui guide et produit du sens. Le semblable est perçu en dépit de la différence, malgré l’apparente contradiction ; elle permet de déployer la vision d’un monde pour le libérer.

[5] Dans la Grèce antique, la métanoïa signifiait « se donner une norme de conduite différente, supposée meilleure »

[6] Genre littéraire de la nouvelle fantastique pour donner la représentation théâtrale des mythes pour un l’enseignement d’un secret à partir des jeux scéniques.

[7] On parle d’interaction goffmanienne. Erving Goffman a mis en évidence le rôle moteur de la relation à l’œuvre dans l’interaction. Ce ne sont ni les structures qui déterminent les acteurs, ni les acteurs qui engendrent les structures, mais une relation cognitive qui constitue le moteur d’un processus de subjectivation et de socialisation. (Céline Bonicco, Goffman et l’ordre de l’interaction : un exemple de sociologie compréhensive.

[8] Hiram, après avoir visité les travaux, dirigea ses pas vers la Porte Est où il y trouve le premier des Compagnons. Hiram chercha son salut dans la fuite et tenta de s’échapper par la Porte Sud. Le trajet se finit toujours à l’Orient de la chambre funèbre mais c’est l’ouest sur la reproduction du Temple de Salomon qui est placé au sol sous forme de tapis

[9] Yves Hivert- Messeca, L’initiation maçonnique entre tradition et modernité : /

[10]. Avant-propos du Rituel des trois premiers degrés selon les anciens cahiers, pour le Rite Écossais Ancien et Accepté, daté de 5829, p.62.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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