Si, sur la longue durée, la démarche maçonnique fut suspectée, inquiétée, voire pourchassée, c’est parce que son hétérodoxie est quelque peu insolente envers les idées convenues. Et c’est, ainsi, que d’une part elle répond à la tradition immémoriale et que, d’autre part, elle peut être en phase avec le non conformisme propre aux valeurs postmodernes.
Mais pour saisir cela, il faut mettre en œuvre une pensée exigeante. Comme le remarquaient les Anciens, celle-ci n’est pas un « lectulus florulus », ce petit lit tout fleuri, dans lequel se prélassent, en pérorant, ceux qui n’ayant rien à dire le disent bruyamment. Si l’on reprend la métaphore de la « quête du Graal », celle de la « parole perdue » a la même ambition : inventer la vie.
C’est-à-dire faire venir à jour ce qui est là. Dé-couvrir ce que l’on a quelque crainte à voir. C’est cela le chemin périlleux de la vérité ; « l’a-letheia » comme dé-voilement. Ce n’est pas de tout repos. Car au-delà ou en deçà des certitudes lénifiantes de la doxa, cela nous force à ressentir, sans trop d’effroi, les insuffisances de la vie, tout en les acceptant. C’est cette amère sagesse, évitant l’écueil de la révolte comme celui de l’assoupissement, est au cœur de l’humanisme maçonnique.
Mais ce n’est jamais une réponse. Toujours une question. La question qui est, selon Heidegger, « promesse de la pensée », consiste à creuser profond dans cet « humus » propre à notre humanité afin d’en déceler les trésors enfouis. Le mythe de la « parole perdue » trouve là sa plus simple justification : une recherche continuelle dans l’intériorité de la langue. Et, ainsi, tenter de retrouver derrière la langue parlée la langue parlante. Retrouver en deçà des mots (usés, creux, vides, sclérosés, etc.) la parole fondatrice. Soubassement de tout vivre-ensemble.
De Joseph de Maistre à Michel Foucault, nombreux sont les esprits aigus qui mirent l’accent sur le rapport étroit existant entre les « mots et les choses », qui soulignèrent que « c’est une énorme puissance que celle des mots ». Ne peut-on pas parler, à cet égard, d’une véritable « onomaturgie » ? Celle des mots-passions suscitant l’énergie humaine, c’est-à-dire l’inlassable activité propre à une société vivante.
C’est ce questionnement constant qui fait que la pensée maçonnique, c’est-à-dire la démarche initiatique, ne pourrait, en aucune manière, être confondue avec une simple « ingénierie » sociale, ou une action politicienne sans lendemain, dont on la soupçonne souvent. Sa philosophie « progressive », toujours en mouvement, se contente d’accompagner le bouillonnement de la puissance sociétale. Et ce en mettant le feu aux broussailles de ce qu’il est convenu de nommer les « questions d’école » propres aux dogmatiques de tous les temps. C’est cela même qui permet d’établir un lien entre la vie et la connaissance de la vie.
Cette recherche têtue de la parole perdue, c’est à direde la parole fondatrice, il est un mot, bien galvaudé de nos jours, qui pourrait la résumer : sociétal. Je l’avais, pour ma part repris, dès les années soixante-dix, afin de désigner ce qui ne le réduisait pas au simple rationnel propre au contrat social.
Au social, le vivre-ensemble purement rationnel tel qu’il s’élabore dans la modernité. Au sociétal, un ensemble bien plus complexe où l’imaginaire, le ludique, l’onirique, occupent une place de choix. Une nappe phréatique irrigant, en profondeur, la vie des sociétés. Un invisible confortant le visible. Ce prix des choses sans prix constituant, l’on s’en rend de plus en plus compte, le qualitatif d’une existence ne pouvant être réduite au simple quantitatif.
Ce qui revient à dire que l’humanisme véritable, c’est-à-dire l’humain en son entièreté, ne se résume pas à des préoccupations utilitaires. On ne peut plus envisager l’homme à partir d’un matérialisme désuet, ce dont l’économie est la parfaite expression. Jean Baudrillard avait, à sa manière, évoqué ce passage du besoin au désir. Relation éminemment complexe rendant attentif à la force de l’immatériel. L’homme du désir mettant en jeu une raison sensible est le cœur battant de l’ordre symbolique cher à la Franc-Maçonnerie.
Entièreté de l’être en appelant au constant éveil de l’intelligence. Intelligence qui, au plus près de son étymologie, consiste à rapprocher les morceaux disparates du monde. Comprendre constituant à « rappeler ce qui est épars ». Là encore un souci maçonnique constant : non pas celui de l’unité réductrice, mais celui de l’unicité bien plus féconde en ce qu’elle intègre, avec constance, les éléments les plus divers de la pluralité humaine, de la diversité sociale. Toutes choses caractérisant la richesse anthropologique de l’humanité.
Donc, comprendre et humanisme vont de pair. D’où l’appel lancinant à la lecture que l’on retrouve dans tous les rites maçonniques, et qui constitue la voie royale dans la « quête » (Graal, parole perdue) dont il a été question. En témoigne, a contrario, cet avertissement que, prophétiquement, faisait Fichte à ces lecteurs qui « ne lisent plus de livres, mais seulement ce que les journaux disent des livres, et à qui cette lecture narcotique finit par faire perdre toute volonté, toute intelligence, toute pensée, et jusqu’à la faculté de comprendre ».
L’appartenance à la maçonnerie de ce philosophe est connue. Ainsi que son attachement à la pensée qui en est issue. Ce qui est, ici, indiqué, c’est que le comprendre, tout comme le questionner, est la tâche essentielle de notre humaine nature. Il s’agit non d’accuser, de vitupérer, mais d’accompagner, par la connaissance, ce qui est. Ce qui n’est pas sans danger, en tout cas sans effort, car comprendre toutes choses, c’est accepter aussi bien les vices que les vertus : l’humus dans l’humain.
Ce qui implique, et c’est là l’honneur de la démarche de l’apprenti initié, que progressivement l’on arrive à la conclusion que rien ne peut se conclure, que les problèmes ne sont pas à résoudre, mais à savoir les bien poser. Ce qui, bien évidemment, fait que la recherche n’est pas faite pour tous. Les écrits ne s’adressant, dès lors, qu’à quelques uns : ceux qui peuvent les comprendre. Là encore, faut-il le rappeler, il s’agit d’une attitude renvoyant à l’aristocratie de l’esprit.
Était-il, dès lors, paradoxal de souligner le rapport étroit existant entre le comprendre et le mystère ? La docte ignorance de l’initié sachant, progressivement, que l’on s’élève d’autant plus haut que l’on ignore où la déambulation existentielle pourra nous conduire. En effet, le sachant ou ne le sachant pas, la quête propre à « Homo viator » consiste à ignorer, voire à refuser les sentiers battus qui conduisent à des buts connus. Ce qui est le propre des certitudes de l’opinion commune ou, même, de l’érudition sans horizon. À cela la vraie recherche consiste à emprunter le chemin abrupt, étroit. Celui menant à l’inconnu auquel aspire l’homme du désir.
Ainsi le comprendre est une lutte constante qui doit, à tout moment, s’arracher aux routines philosophiques, aux conforts des dogmatismes et aux assurances tous risques. Évidences du moment qui, d’une manière sournoise, envahissent le domaine public. Là encore, écoutons J. de Maistre : « les fausses opinions ressemblent à la fausse monnaie qui est frappée d’abord par de grands coupables et dépensée ensuite par d’honnêtes gens qui perpétuent le crime sans savoir ce qu’ils font ».