ven 22 novembre 2024 - 11:11

Y-a-t-il des Francs-maçons dans les loges en Afrique ?

Leçon inaugurale prononcée par le titulaire de la Chaire Théodore Verhaegen 2022. Université Libre de Bruxelles (ULB) le 16 Février 2022.
L’auteur/conférencier : Professeur Francis AKINDES

Dans toutes les loges des obédiences libérales et adogmatiques du monde, les francs-maçons promettent de répandre les vérités qu’ils ont acquises, de faire aimer l’Ordre par l’exemple de leurs qualités, de préparer par une action incessante et féconde l’avènement d’une humanité meilleure et plus éclairée. Comme partout ailleurs, les francs-maçons, en Afrique, prennent le même engagement. Malgré cette promesse faite à eux-mêmes et face au constat d’un maigre bilan en matière d’extériorisation, l’on relève chez les francs-maçons en Afrique un sentiment partagé d’impuissance collective à impacter positivement la part africaine de l’humanité.


Un tel paradoxe appelle une analyse de la franc-maçonnerie telle que vécue dans les loges africaines à partir de deux questions: d’où vient ce hiatus entre engagement et réalisation et en quoi nourrit-il ce sentiment d’impuissance collective?

Monsieur Francis AKINDES est sociologue, Professeur à l’Université de Bouaké.
Président du Conseil scientifique de l’Université de Bouaké, il est également Directeur des programmes de la Chaire Unesco de Bioéthique. Il est titulaire de la Chaire Théodore Verhaegen 2022.

Il a été professeur invité pour présenter ses recherches dans plusieurs universités comme Oxford, Uppsala (Suède), Université de Genève et au collège de France.
Il est auteur de plusieurs articles , ouvrages scientifiques et films documentaires sur des problématiques variées.

Y-a-t-il des Francs-maçons dans les loges en Afrique ?

Quelle formulation provocatrice pour les familles maçonniques en général et pour les Francs-maçons en Afrique en particulier ? C’est fait exprès. J’aurais pu tout simplement intituler cette leçon : Problématique de l’extériorisation en Afrique. Il y a ce que l’on appelle dans les couloirs du monde académique anglo-saxon, la mystique des titres qui aimantent le lecteur et l’exaltent à entrer dans la compréhension de ce que veut dire l’auteur. Pour forcer l’intérêt du public, j’ai tout simplement emprunté ce marketing des titres à la tradition anglo-saxonne.

A travers ce titre, de quoi voudrais-je vous parler ? De la vie sociale de la Franc- maçonnerie et de l’engagement des Francs-maçons en Afrique.
Quels que soient les obédiences ou les rites, les Francs-maçons, à l’ouverture de leurs travaux, se remémorent les principes capitaux de l’ordre auquel ils appartiennent. Entre autres, ils se promettent de travailler à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’humanité. Certains rituels d’ouverture des travaux incluent la promesse de faire aimer l’Ordre par l’exemple de leurs qualités, de préparer par une action incessante et féconde, l’avènement d’une humanité meilleure et plus éclairée.

Pour atteindre cet objectif, la Franc-maçonnerie surtout dite libérale et a-dogmatique recommande à ses adeptes la propagande par l’exemple, la parole et les écrits. Un autre élément frappant dans les rituels maçonniques : en fermant les travaux, les Francs-maçons se promettent de poursuivre au dehors, l’œuvre commencée dans le temple. Comme partout ailleurs, les Francs-maçons, en Afrique, prennent aussi le même engagement. La réalisation de cette œuvre hors du temple est envisagée, notamment à travers des actions d’extériorisation.

De l’extériorisation, les Francs-maçons et les Franc-maçonnes africains débattent souvent. Ils nourrissent, pour bon nombre d’entre eux, l’ambition d’impacter positivement les sociétés dans lesquelles ils vivent. Soit collectivement ou individuellement. Néanmoins, et de façon paradoxale, ils font eux-mêmes le constat. que les initiatives en matière d’extériorisation ont du mal à prendre forme, si ce ne sont, ici et là, quelques actions ponctuelles de bienfaisance, sans pouvoir mieux faire que les organisations caritatives et les clubs-services.

Malgré la promesse qu’ils se font, de poursuivre au dehors l’œuvre commencée dans le temple, les Francs-maçons font l’amer constat de la quasi-absence de marqueurs de la Franc-maçonnerie dans l’espace social dont ils sont pourtant censés contribuer à l’amélioration. Le défaut d’initiatives d’extériorisation et donc de présence de la Franc-maçonnerie, en tant que pompe à propulsion de progrès et de valeurs ajoutées aux sociétés africaines, devient alors un sujet de passion dans les milieux maçonniques africains. Les Francs-maçons et les Franc-maçonnes en parlent et le déplorent. Déçus par l’inaction et le « temps perdu en loge à discourir sans suites concrètes » selon un haut dignitaire, certains initiés désertent les colonnes. Les loges enregistrent des démissions non officiellement motivées pour cette raison.

Au cours des Rencontres humanistes et fraternelles d’Afrique francophone et de Madagascar (REFHRAM), l’absence de traces la Franc-maçonnerie dans l’espace public et dans la vie des sociétés africaines est souvent évoquée, au point d’inspirer un sentiment d’impuissance collective chez bon nombre de Francs-maçons. La déploration de l’extériorisation est devenu un véritable objet d’auto-flagellation dans les milieux maçonniques africains.

Aussi, sur ce vide d’auto-projection de la Franc-maçonnerie dans l’espace public, vient-il par ailleurs se greffer ce que nous qualifions de complexe mémoriel repérable dans la rhétorique des Francs-Maçons africains. Que faut-il entendre par complexe mémoriel ?

A défaut de traduire le vœu d’extériorisation en réalité concrète, et après plus de 100 ans de Franc-maçonnerie en Afrique1, chaque fois que les Francs- maçons africains tentent eux-mêmes de se convaincre de ce qu’ils sont au bon endroit, ils rappellent la contribution de la Franc-maçonnerie universelle au progrès de l’humanité. A cet effet, ils convoquent l’histoire et la mémoire de la Franc-maçonnerie européenne, en citant les grandes figures de Francs-maçons et de Franc-maçonnes qui ont marqué l’histoire sociale, politique et culturelle de l’Europe, voire de l’Amérique du Nord. Ils les citent fièrement, comme pour se convaincre de ce que c’est possible, mais déplorent que l’évocation de figures charismatiques ne soit guère encore possible en Afrique. C’est pour nous un signe de malaise dans la maçonnité qui en a rajouté à notre intérêt pour la vie sociale de la Franc-maçonnerie en Afrique avec une focalisation sur la question de l’extériorisation.

Sur le chantier du progrès, les Francs-maçons africains, surtout ceux des obédiences dites libérales et a-dogmatiques, semblent souffrir de cet écart entre un vœu ultime de leur engagement et sa réalisation. Cependant, ce vœu, resté encore pieux, tranche avec la comptabilité réelle, faite plus de passifs que d’actifs, de la manière dont des Francs-Maçons africains se sont illustrés dans l’histoire politique récente de leurs pays.

Quels sont ces passifs ? La mémoire de la Franc-maçonnerie en Afrique en retient quelques-uns : les inimitiés et des luttes de pouvoir entre frères de la même obédience, portées devant des justices profanes au Bénin, au Togo et au Mali, à défaut de pouvoir trouver des solutions à leurs différends au sein des obédiences concernées ; l’implication de Francs-maçons dans les camps belligérants durant les 14 ans de guerre civile qui ont défiguré le Libéria, les 5 mois de guerre ethnique et politique provoquée en 1997 au Congo-Brazzaville par deux Francs-maçons en lutte pour le pouvoir, ainsi que leurs coresponsabilités dans la mort et la mutilation de milliers de personnes dans ces guerres fratricides.

Elle enregistre également la gestion honteuse du pouvoir public et les assassinats au plus haut sommet de l’État en 1999 au Niger, la défense d’articles confligènes introduits dans la constitution, des écrits racistes et xénophobes sous la plume de Francs-maçons, le tout traduit dans le concept d’ivoirité politique en Côte d’Ivoire ; Au sein de la société ivoirienne, ce concept d’ivoirité a conduit immanquablement à une fracture sociale aux conséquences inestimables : 3000 morts dans l’intervalle de six mois en 2010-11. Vu du monde profane, à l’actif de la Franc-maçonnerie en Afrique, il n’y a presque pas de traces positives indélébiles, à part le fait d’exister et d’être tolérée par les gouvernants.

L’impossible extériorisation et la récurrence du sentiment d’impuissance relevées surtout dans les discussions de couloir au cours des REFHRAM qui se tiennent tous les deux ans depuis 1992 ont donc attiré l’attention du sociologue que je suis. J’ai pris l’initiative d’objectiver cette invisibilité, mais surtout les fondements de cette invisibilisation de la Franc-maçonnerie en Afrique. Cet effort de compréhension est basé essentiellement sur des entretiens, sur une trentaine d’année, avec des initiés francophones de différentes nationalités, de différentes obédiences, témoignant d’au moins dix années de pratique maçonnique, mais aussi avec de hauts dignitaires de différentes obédiences maçonniques en Afrique.

La spiritualité maçonnique, parmi tant d’autres, est pour le sociologue une fenêtre d’observation des spiritualités en contexte. J’aurais pu en faire de même pour le bouddhisme, les différents courants de la spiritualité chrétienne ou musulmane. Mais j’ai choisi de me focaliser sur l’appropriation africaine de la Franc-maçonnerie, cette spiritualité sans de Dieu, mais à partir de deux questions : D’où vient ce hiatus entre engagement maçonnique et engagement citoyen et en quoi alimente-t-il l’invisibilité sociale de la Franc-maçonnerie en Afrique et le sentiment d’impuissance collective ?
L’objet de cette leçon inaugurale n’est pas de placer la Franc-maçonnerie et les Francs-Maçons en Afrique devant le tribunal de l’histoire. Mon projet vise un double objectif :

Le premier : questionner la vie sociale de la Franc-maçonnerie dans des mondes culturels autres que ceux qui l’ont produite. Le second : décrypter les difficultés de parcours de Francs-maçons, purs dans leurs intentions au départ, afin de comprendre les contraintes structurelles qui les inhibent et contrarient la réalisation de la dimension extérieure leurs engagements.

Y-a-t-il des Francs-maçons dans les loges en Afrique ?

Bien sûr qu’il y a des Francs- maçons dans les loges en Afrique, puisque des personnes y ont reçu la lumière. Cependant, comment expliquer que des initiés qui ont reçu la lumière dans des loges dites justes et parfaites, soient Francs-maçons au sein des loges et cessent de l’être à l’extérieur ? C’est ce paradoxe que je tente de comprendre.
J’explique cette tension entre engagement maçonnique et engagement citoyen par trois facteurs :

(i) Le conflit des paradigmes ;
(ii) La faille césurale qu’un tel conflit de paradigmes induit chez le Franc-maçon
africain ;
(iii) La peur et l’évitement qu’appelle l’antimaçonnisme ambiant au point de
neutraliser ou de réduire la part maçonnique de l’identité des initiés africains à une dimension insulaire.

Lien vers la Chaire Theodore Verhaegen

1 COMMENTAIRE

  1. Cher professeur Francis AKINDES,
    Y’a-t-il des Francs-Maçons dans les loges en Afrique ?
    Tout a été dit dans votre brillante présentation qui est en même temps un excellent état des lieux.
    Mes questions malheureusement je ne sais pas si elles vous parviendront sont les suivantes :
    1. Pourquoi la Franc-Maçonnerie en Afrique noire sub-saharienne était-elle plus puissante avant que de nos jours ? C’est-à-dire avait des résultats sur les mutations sociétales alors que les francs-maçons étaient plus secrets au péril même de leur vie ?
    2. L’opportunisme voire l’affairisme n’a-t-il pas affaibli la Franc-Maçonnerie ? Ou l’absence de conviction fondamentale en son for intérieur par des initiations au-tout-venant ?
    3. L’échec de la Franc-Maçonnerie africaine n’est-elle pas due à l’exploration rapide limitative des symboles, son refus au rattachement à quelques rituels ancestraux africains notamment l’invocation des morts au cours de la chaîne d’union, l’excès de théâtralisation, récitation, répétition hébétée des gestes, copiage des planches et accentuation très intensifiée et exagérée des agapes qui en fait parfois l’objet d’aller en loge ou en visite ?

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