Apollon avait du cœur et ce cœur tomba amoureux de la sibylle de Cumes. C’était l’une des douze prophétesses de la mythologie grecque et elle avait bien des attraits auxquels le dieu était sensible : joli minois, regard profond, teint légèrement rosé et transparent comme une pierre resplendissante.
Décidé à lui faire sa demande, Apollon alla à sa rencontre avec le fiévreux espoir de la séduire. Mais la sibylle savait – car elle était la confidente des nymphes – les suites, les contentements, les surprises, mais aussi les déconvenues et les peurs qui nouaient et dénouaient les affaires de cœur entre les divinités de l’Olympe et bien des mortels. Connaissant le peu de fiabilité de telles relations, elle hésitait donc, la mignonne, devant les avances du divin séducteur.
Rusée et ingénieuse, la belle infante prit une poignée de poussière et, au sablier de sa main, elle déclara au Dieu du Soleil qui venait vers elle sur son char ailé :
- « L’amour d’un Dieu pour une humaine est comme ces grains qui filent entre les doigts : l’amour ne dure que le temps que la main se vide. »
Apollon sourit, et devinant les résistances de la jeune fille, précisa à cette petite futée qui l’interpellait avec son poing mignon juste serré pour laisser filer la fine poussière :
- « Sais-tu que chaque grain de poussière au creux de la main est une année de ta vie ? »
Oups ! La sibylle de Cumes referma aussitôt son poing et regarda satisfaite tous les grains que contenait sa paume, assurée de bénéficier d’au moins mille ans de vie pleine : mille printemps, mille moissons, mille vins nouveaux, mille aurores, mille crépuscules ! Néanmoins, n’oubliant pas sa méfiance première, elle se refusa au Dieu !
Apollon dépité, mais ne voulant pas se dédire, lui précisa solennellement :
- « Mille ans certes, mais ton corps vieillira !… »
Puis il retourna sur son char vers l’azur et de là-haut, il regarda durant toutes les années qu’il lui avait données, la toute belle se friper, se rider, se raccourcir, se rabougrir… car le temps ne l’épargna pas ! La sibylle de Cumes devint femme épanouie, dame mûre, puis fut désignée comme ayant « de beaux restes » avant d’être nommée avec tendresse « la femme vieille », puis plus fâcheusement : « la toute vieille » !
La sibylle de Cumes, qui n’avait pas su deviner son propre destin, continuait toujours à donner ses prophéties qu’elle avait fini par écrire, les ans venant, sur des milliers de feuilles de chêne… inlassablement !
Elle avait trois cents ans quand le dernier membre de sa famille s’éteignit. Elle avait sept cents quand Énée vint lui demander de l’aider à descendre aux Enfers. Elle avait presque mille ans quand l’Étrusque Tarquin le Superbe, le dernier roi de Rome, lui acheta les trois derniers livres sibyllins qu’elle avait consenti à lui fournir. Quand elle eut enfin mille ans, le vent ravisseur dispersa ses cendres et ses prophéties…
La sibylle de Cumes ne perdit toutefois pas sa confiance en son talent de prophétesse. Elle savait que, lorsque le vent souffle, sa voix est entendue par les perplexes comme par les poètes clairvoyants, car même dans les plus légers de ses murmures, elle confie encore à leurs oreilles attentives le destin qui les attend et aux plus sages philosophes dans un souffle presque éteint, l’aventure de l’humanité dans ce monde-chaos !
Pour se prémunir des affres du temps et se défier des promesses du vent, il se dit en secret, que dans les loges maçonniques le temps est suspendu, et que dans ces lieux à couvert, l’espérance tient au cœur des hommes pour poursuive leurs routes vers le royaume de l’Amour et de l’Esprit !
Mais il est vrai qu’il se dit tant et tant des choses, à l’automne, quand les feuilles se ramassent à la pelle… Sources : Ovide, Métamorphoses, Livre XIV et Virgile, Quatrième Épilogue des Bucoliques