ven 29 mars 2024 - 16:03

Pour bien ranger vos peluches et doudous (symboliques)

Une des phrases importantes de la franc-maçonnerie concerne la notion de secret : les francs-maçons ont-ils des secrets ? Réponse : «oui, en très grand nombre et de très grande valeur.»

Si vous voulez comprendre cette phrase, vous pouvez remplacer «secrets» par «peluches» ou «doudous». Les francs-maçons ont-ils des peluches ? Oui, en très grand nombre et de très grande valeur. Voilà que les choses s’éclairent !

Cette petite métaphore innocente permet de rappeler que la peluche n’a de valeur que pour celui qui la chérit, puisqu’il projette sur elle un sens qu’il est seul à connaître. Il veut bien, à la limite, la partager avec son petit frère ou sa grande sœur, dans la mesure où ils acceptent de reconnaître cette projection comme valide. L’adulte, qui ne voit dans la peluche qu’un vague rhinocéros, pas très propre, fabriqué à Taïwan, est un vulgaire profane : il ne comprend pas que dans l’esprit de son enfant, cette peluche c’est “le roi de la jungle du dessous du lit“.

C’est un profane, il est gentil, mais jamais il ne sera autorisé à entrer dans le grand récit mythique, tant pis pour lui. On l’entend dire : «Range ta chambre et après tu me raconteras tes petites histoires de jungle», en soupirant sans bruit. Le pauvre s’il savait…

A tribute to Gilbert Durand

Gilbert Durand peut éventuellement aider cet adulte désemparé par les récits de l’imaginaire.

Il y a trois bonnes raisons de s’intéresser à G. Durand cette année, d’abord c’est un philosophe et je reprendrai volontiers ici (en le transformant quelque peu) le mot de la chorégraphe Pina Bausch «philosophez, sinon nous sommes perdus !».

Ensuite nous fêtons cette année son centenaire : Gilbert Durand est né en 1921, eut une vingtaine d’années pendant la guerre, fut résistant, dirigea un réseau de résistance, reçut après la guerre la médaille des justes de Yad Vashem… Il soutint, après la guerre, ses différentes thèses dont l’une fut dirigée par Gaston Bachelard. À son tour, il dirigera des thèses, dont celle de Michel Maffesoli : voilà une filiation établie !

Enfin, parce que ce philosophe fut aussi franc-maçon.

C’est ainsi que son ouvrage le plus connu, «Les structures anthropologiques de l’imaginaire» peut nous aider à ranger nos peluches et nos doudous dans notre chambre à symboles.

Au passage je signale que je n’ai aucune des qualités requises pour parler de ce grand homme. Je l’ai lu (mais pas tout, car il a beaucoup écrit), j’ai rencontré certains de ses élèves (dont tous et toutes ont l’œil qui pétille soudain quand ils parlent de leur maître)… Jamais le temps ne me sera donné pour approfondir réellement cette pensée si complexe, si détaillée, si dynamique également. Je suis un modeste passeur qui cherche à vous mettre l’eau à la bouche, et je renverrai, en fin d’article, les plus courageux à quelques références.

Les aventures de Madame Olga Kapteyn-Fröbe

Avant de commencer le rangement, parlons un peu du cercle Eranos. Une dame britannique et distinguée, dont l’un des ancêtres avait fait quelque découverte dans le freinage des trains, et donc relativement richissime, se toqua d’une auberge dans le Tessin, la partie italienne de la Suisse. Entre autres choses, elle créa une rencontre annuelle de chercheurs sachant chercher, autour du symbolisme, des mythes, des études comparées des récits religieux. Elle y reçut, entre autres personnalités, Martin Buber, Gershom Scholem, Mircea Eliade, Pierre Hadot, Erik Hornung, Henri-Charles Puech, Henri Corbin, et d’autres (Wikipédia vous aidera à découvrir l’ampleur de ce beau projet). C’est Henry Corbin qui fait entrer Gilbert Durand dans ce cercle, dans le début des années soixante.

La localisation d’Eranos ne s’était pas faite au hasard, un certain Carl Gustav Jung habitait justement la région. Il vint donc, à plusieurs reprises assister aux rencontres du cercle Eranos, en voisin. Il aura, je pense, une grande influence sur G. Durand.

Carl Gustav Jung aux réunions du cercle Eranos.

Passons au rangement…

Donc vous avez une chambre avec des peluches-symboles et vous ne savez pas trop comment les ranger. Les peluches sont des personnages que l’on aime câliner, mais ce sont surtout des prétextes à raconter des histoires : quand l’hippopotame du dessous du lit rencontre les 3 Ninjas de l’étagère qui lui tendent un piège pour obtenir de lui le mot de passe secret et sacré, l’histoire se termine très mal… ou pas d’ailleurs, c’est selon. Les histoires de peluches changent au gré des humeurs, et la même histoire peut être vue d’une manière très différente. En bref, les symboles servent à écrire des mythes et les mythes sont des histoires déformables, plastiques, qui se réinventent à chaque narration.

Gilbert Durand nous propose de ranger tout cela en deux catégories :

  • les symboles du jour (diurnes),
  • les symboles de la nuit (nocturnes).

Jusque là, c’est simple… après, cela se complique à peine : les nocturnes vont se diviser en deux sous-parties, mais enfin rien de bien calamiteux.

Le monde du jour…

Dans le monde “du jour”, vous allez mettre tous les héros que l’on appelle souvent héros positifs dans les manuels d’écriture de scénario. Ceux qui sauvent leur pays, le monde, voire la galaxie. Les héros se battent seuls contre l’adversité, certains sont nantis de pouvoirs extraordinaires, parfois simplement de leur volonté de vaincre, de leurs valeurs. Leur posture c’est d’être des hommes ou des femmes debout. Leur symbole premier, c’est le glaive. C’est le rangement idéal pour Superman et tous ses collatéraux.

Le ou les mondes de la nuit…

Dans la partie nocturne, vous allez aménager deux sous-parties. La première va s’appeler Nocturne Mystique, en référence aux « mystères ». La seconde, celle qui nous donnera un peu plus de fil à retordre, sera appelée Nocturne Synthétique, ou Dramatique.

Dans la première partie, le nocturne aux mystères, vous rangerez les héros sombres, les romantiques torturés. C’est le lieu des forêts denses, des frayeurs enfantines, des ombres projetées la nuit sur le mur, que l’on regarde, fasciné. Vous rangerez ici le petit Poucet, l’histoire de Jonas dans sa baleine. Personnellement, je rangerais volontiers ici l’histoire d’un certain Hiram, cet architecte chef de chantier grand artiste, mais pas très doué dans les négociations salariales…

Les héros, nous l’avons vu, sont dans la posture de l’humain debout, les nocturnes mystiques sont dans la posture de l’humain qui absorbe, qui digère, qui “s’introspecte”. C’est le lieu des retours sur soi, de la recherche d’un fil à plomb intérieur. Les symboles de cette classe (Gilbert Durand parle de « régimes ») sont la coupe, le réceptacle, mais aussi la tombe.

La troisième classe de rangement est la plus complexe, mais elle est faite, selon mon point de vue, justement pour y ranger les symboles et les récits complexes. Nous sommes encore dans le nocturne, mais dans une obscurité qui autorise la synthèse des contraires, d’où le terme de synthétique ; thèse en antithèse se rejoignent, du moins elles peuvent être vues selon un point qui les concilient.

C’est le lieu des échanges, mais également du doute, du déracinement, où toute certitude peut être remise en question par un autre point de vue. Celles et ceux qui ont lu et aimé les ouvrages de Daniel Béresniak se sentiront ici en terrain connu : pas de dogmes dans ce lieu, mais une “liberté créative où tous les liens sont possibles” (M. Jacquet-Montreuil) ; c’est le lieu de prédilection pour les alchimistes..

La posture physique n’est plus celle de l’être debout, ou de l’être qui digère, qui absorbe. Nous voilà ici dans la posture de la copulation, de la sexualité, de la circulation des hormones dans le corps, des rythmes du corps et du cosmos…

Nous rangeons ici les récits circulaires : le mythe de l’éternel retour, la Tétralogie wagnérienne qui commence par le vol de l’or maudit et se termine par son retour, au même endroit, dans le Rhin. Beaucoup de récits religieux, de mythes, entrent également dans cette case.

Quelques images ?

Bien entendu je n’oublie que j’ai promis à ce journal de tenir une rubrique qui renvoie avant toute chose sur des images. Je vais donc, en bon cinéphile, vous proposer un ou plusieurs films par catégorie.

Dans le régime diurne, celui du héros et du glaive, la liste est longue puisque tous les super héros peuvent s’y ranger en ordre de bataille. Dont tous ceux qui émargent chez Marvel (il sera intéressant un jour de rappeler que le prototype du héros marvellien est le Golem. L’une des premières publications en bande dessinée de Marvel raconte cette légende de la vieille Europe et tous les super héros Marvel dérivent de ce moule premier, mais ceci est une autre histoire…)

Il n’y a pas que des super héros dans cette catégorie, tous les films où l’on séduit une femme impossible à séduire (ou vice et versa) sont de très bons candidats ; j’y mettrais volontiers certains films d’Hitchcock, comme «la Mort aux trousses» où le sémillant Gary Grant traverse tout le film dans d’élégants costumes à peine froissés même lorsqu’il se roule dans un champ d’épis de maïs pour échapper à un avion meurtrier : on est un héros ou pas…

Greed (Les Rapaces), d’Erich von Stroheim, avec l’une de ses actrices fétiches, l’immense tragédienne Zazu Pitts.

Dans le régime nocturne mystique nous rangerons les chevaliers maudits comme ceux du «Septième sceau» de Bergman, les fresques crépusculaires comme «Blade Runner», les films de vampire, les amours malheureuses qui jamais ne se terminent, les ambitions et les ambitieux rongés de l’intérieur, comme dans le sulfureux « Greed », de Von Stroheim, où deux hommes s’entretuent dans le désert de Moraje, le mourant refermant sur son tueur une paire de menottes qui condamne le survivant à mourir accroché à celui qu’il vient de tuer (si tu es scénariste et que tu trouves une fin aussi belle et forte que celle-là, le journal t’enverra une boite de chocolat…)

Et dans la dernière case, celle des nocturnes dramatiques ou synthétiques ? Je mettrais volontiers le film « Ad Astra » ou « The Lost city of Z », deux films du même réalisateur James Gray, où les pseudo héros sont rongés par le doute de leur mission. Pour faire bon poids ajoutons “Apocalypse Now” dont la version longue nous permet de voir que le colonel Kurtz, alias Marlon Brando, a de saines lectures dans la jungle, puisqu’un exemplaire du “Rameau d’or”, de James Frazer, trône à côté de son lit. Pourquoi ce film dans cette case ? La version “Final Cut”, récemment diffusée, m’a conforté dans l’idée que, pour le réalisateur F.F. Coppola, celui qui va tuer le Mal, devient le Mal… Méditons…

N’oublions pas, pour concluire, l’excellent et récent film « Dune ». Par ailleurs plusieurs séries sont de bonnes candidates pour cette case mystérieuse : la série nous fait passer du monde du héros solitaire au monde complexe, le nôtre, où tout personnage peut être héros ou vilain, selon les épisodes… Changement d’époque dont nous verrons, un jour, à quel point il suit la ligne de sécation entre le 20° et le 21° siècle…

Notons pour finir que Gilbert Durand plaçait dans cette case «le Roi du monde» un ouvrage beau, mais énigmatique (et beau parce qu’énigmatique) de René Guénon, qui fera un tabac le jour où il sera adapté au cinéma (avis aux scénaristes qui recherchent des sujets).

Bon d’accord, mais autrement…

Maintenant concluons et pour conclure, regardons cette classification durandienne d’une autre façon, d’une façon linéaire, déroulée dans le temps. J’emprunte ce nouveau schéma à une chercheuse, Michelle Jacquet-Montreuil.

Premier temps : je suis face à un problème que j’essaie de résoudre et pour cela je l’identifie, je me confronte à lui.

Deuxième temps : j’opère un retour sur moi, je descends en méditation, je m’interroge en silence. Je digère…

Troisième temps : c’est le temps de la reliance, de la médiation après la méditation, je lie les informations extérieures aux ressentis intérieurs, j’effectue la coïncidence des opposés. Je m’ouvre sur le groupe dans une phase de dissémination, je recherche la circulation et l’équilibre.

Beau trajet en trois temps qui devrait rappeler quelques souvenirs à quelques-uns : n’est pas ainsi que l’on travaille dans certains lieux clos pour approcher les symboles, les mythes, et tenter de saisir quelques étincelles d’infini ?

« Le symbole n’est pas du domaine de la sémiologie, mais du ressort d’une sémantique spéciale, c’est-à-dire qu’il possède plus qu’un sens artificiellement donné, mais détient un essentiel et spontané pouvoir de retentissement » (Les structures anthropologiques de l’imaginaire, p.26, souligné par moi). Tout est dit, lisons ou relisons les nombreux ouvrages de Gilbert Durand…

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A lire :

  • Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 1992 (11ème réédition)
  • L’imagination symbolique, PUF, 1984 (ré-édition de 1964)
  • Les mythes fondateurs de la franc-maçonnerie, DERVY, 2002

  • Article : Michelle Jacquet-Montrueil, L’Imaginaire : un passage incontournable de la vie mentale, 2005.

1 COMMENTAIRE

  1. Merci, Didier , pour ce petit survol des mythes et de l’imaginaire qui est par essence incommunicable et flamboyant. Si je dois retenir une phrase de ce que j’ai lu, ce serait : “celui qui va tuer le Mal, devient le Mal…”
    Et tu m’as donné envie de combler quelques lacunes cinématographiques comme Dune dont on m’a beaucoup parlé et que j’ai laissé de côté par paresse mentale pure. Je vais me repasser aussi le 7ème Sceau, mais bien sûr, on ne peut s’en lasser.
    A bientôt donc, et joyeux Noël ! Anne-Marie STA.

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Didier Ozil
Didier Ozil
Initié en 1992 à l'OITAR, Didier Ozil appartient à plusieurs Loges, devient Grand Maître territorial d'Ile de France puis Grand Maître Général de l’OITAR de 2013 à 2015. Il appartient désormais au Suprême Conseil du Rite. Après une profession de réalisateur, notamment pour l'émission « Le Dessous des cartes », sur Arte, dont il a été le réalisateur pendant près de dix ans, il décide de reprendre des études. Il termine actuellement une thèse de sociologie : Socrate face au e-learning : interactions Hommes, machines, Institutions dans l'acte d'apprendre.

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