mar 23 avril 2024 - 19:04

Les lunettes de Spinoza

Je ne sais pas si vous avez lu Spinoza, mais il faut s’accrocher ! Avec lui, tout est compliqué, à commencer par son prénom : Baruch ! Quelle idée ! Et son nom.

Pourquoi ne lui a-t-on pas laissé ceux de ses origines hispano-portugaises, Benito de Espinosa ? Mais quand on lit ses réflexions, j’allais dire ses démonstrations, alors là, on est servi. Je vous laisse juge. Que signifie : « Les choses qui conviennent dans la seule négation, autrement dit en ce qu’elles n’ont pas, ne conviennent en réalité en aucune chose » ? Je n’invente rien, ça se trouve dans L’Éthique IV, 32. Mais bon sang, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Que quand on n’a pas un truc, on ne peut pas s’en servir ? Belle découverte en vérité ! À moins que ça ne signifie que lorsqu’on dit : « c’est inutile », cela convient, alors que dire « ça sert à rien », autrement dit le dire en négatif, ça ne convient « en réalité en aucune chose », comme il dit ? Avouez qu’il y a de quoi être perplexe. Vaut-il mieux dire à une femme « t’es moche » plutôt que « t’es pas belle » ? Remarquez bien que dans les deux cas, il ne faut pas hésiter à tendre l’autre joue…

Quand les gens normaux (je ne parle pas des philosophes) ont lu ça, au lieu de se planter des points d’interrogation dans la tête, ils lui ont attribué des phrases simples, que tout le monde peut comprendre. J’aime beaucoup celle-ci : « Si l’homme n’a pas le pouvoir de modeler le monde à sa convenance, il a du moins celui de tailler des verres qui lui permettent de le faire apparaître à peu près comme il veut ». Voilà qui est bien vu, c’est le cas de le dire. Dommage qu’il ne l’ait probablement pas écrite ! Si certains la lui ont attribuée (c’est pour ça que j’en parle), d’autres prétendent qu’elle serait de Georg Christoph Lichtenberg, un auteur du 18e siècle. J’ai eu beau chercher, pour vérifier, dans son livre d’aphorismes Le Miroir de l’âme et de me plonger dans les pensées de Leopardi, d’Oscar Wilde, de Nicolás Gómez Dávila et de Marc Twain, je n’ai rien trouvé. Alors, de qui est-ce ? En fait, je n’en sais rien et, modestie mise à part, j’ose affirmer que ce n’est pas de moi, sauf si vous insistez… Cela étant, il est normal que beaucoup d’auteurs se disputent une telle phrase. Vous connaissez le proverbe : « Quand un enfant est beau, il a beaucoup de papas ».

Moi, j’aimais bien que ce soit de Spinoza parce que lorsqu’il a été banni de sa communauté juive pour ses idées peu orthodoxes, le 27 juillet 1656, il a appris à tailler les verres destinés aux instruments d’optique pour gagner sa vie. Les historiens affirment même que ses verres de télescopes étaient d’excellente qualité. Le problème, c’est qu’on n’en fait plus des comme ça, qui permettent de voir la réalité comme on veut. Aujourd’hui, la télé, les discours et tout le reste, vous la décrivent dans le moindre détail, mais comme « ils » veulent vous la présenter et vous la faire gober, eux, les journalistes politiques ou les politiques journalistes, et ils ne laissent pas le moindre espace pour voir la réalité vraie. On essaie bien, nous, les avaleurs de roues de moulins, de la dire comme on la voit, mais on nous parle aussitôt de « fake news », on nous traite de tous les noms, et Dieu sait s’ils en inventent tous les jours de nouveaux pour nous obliger à penser comme il faut ! Quoi qu’il en soit, la technique de fabrication de ces verres a disparu avec ses concepteurs. C’est comme la construction des pyramides d’Égypte. Mystère ! Mais avouez qu’il y a de quoi être intrigué. Je me suis donc mis en tête d’éclaircir ce coin d’ombre pour la postérité.

Dans un premier temps, je me suis plongé, évidemment, dans l’étude des œuvres de Spinoza. Outre l’Éthique dont je parlais, il a écrit un Traité de la réforme de l’entendement, rarement lu. C’est pourtant intéressant pour notre recherche. Il y écrit (§ 58) :

« Moins les hommes connaissent la Nature, plus facilement ils peuvent forger de nombreuses fictions ; telles que des arbres qui parlent, des hommes changés subitement en pierres, en sources, des fantômes apparaissant dans des miroirs, rien devenant quelque chose, même des Dieux changés en bêtes et en hommes et une infinité d’autres semblables. »

C’était peut-être là, la solution.

Je suis donc allé me perdre dans les bas-quartiers de la ville pour trouver des hommes ne connaissant rien à la nature. Je me disais que s’ils pouvaient faire parler les arbres et faire que rien devienne quelque chose, ils devaient certainement savoir où trouver les verres qui changent ce qui est en ce qui n’est pas… Hélas, trois fois hélas ! Quelle déception ! Dans ces non-lieux, j’en ai trouvés qui croyaient que le lait sortait des briques, que les poulets étaient en batterie de cuisine, que le pain c’était une boule blanche à faire dorer au four et que la viande naissait sous plastique et qu’on la trouvait en halal à pied au supermarché. Quant aux arbres, ils ne connaissaient même pas le nom de ceux qui étaient dans les jardins publics ; et des fleurs, ils n’en avaient vu que dans les rues où allait passer un président étranger en voyage officiel. Ailleurs, dans la ville, c’était l’herbe jaunâtre et les détritus.

Pensif, en mal de solution, je regardais la vitrine d’un opticien : lunettes, jumelles et télescopes. Un passant la regardait aussi avec attention. Je lui posai ma question.

  • Est-ce que par hasard vous sauriez où je pourrais trouver des verres qui permettent de faire apparaître la réalité à peu près comme on veut ?
  • Oui, bien sûr, me dit-il, suivez-moi, c’est tout près d’ici.

Il me fit entrer dans un grand bâtiment en pierres de taille, de type haussmannien.

  • C’est le siège de l’INSEC, m’expliqua-t-il, l’Institut National des Statistiques d’État et des Collectivités.

Imaginant le pire, je lui demandai à brûle-pourpoint :

  • C’est ici qu’on truque les statistiques officielles ?

Il me regarda d’un air offusqué.

  • Truquer les statistiques ? Nous ? Jamais ! Vous m’entendez, JA-MAIS. Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’on peut les présenter de diverses manières. Tenez, le chômage, par exemple : on peut placer en premier les catégories qui ont baissé, les actifs de 30 à 45 ans, et « oublier » là où ça augmente, les femmes et les jeunes, et pour les jeunes on peut dissocier ceux qui ont des diplômes, qui s’en tirent plutôt bien ou qui partent à l’étranger, ce qui les fait disparaître de nos listes, hé, hé, de ceux qui ne savent ni lire ni écrire, comme 10 à 15% de nos jeunes. Ceux-là, on n’en dit rien et le tour est joué. « Simple comme bonjour ! », conclut-il tout réjoui.
  • Vous présentez donc aux téléspectateurs, aux lecteurs de journaux ou aux auditeurs de radios, les nouvelles favorables qui vous sont dictées par le pouvoir ?
  • Enfin Monsieur, me répliqua-t-il tout offusqué, il est bien normal qu’on soit en contact avec les autorités. C’est l’État qui nous paye, tout de même !…
  • Et pour les sondages, c’est comme pour les statistiques ?
  • C’est plus compliqué. On peut favoriser tel ou tel candidat, parce qu’on sait bien que les gens préfèrent voter pour le gagnant, c’est normal, mais on ne peut pas se ridiculiser non plus. Au moment des résultats, s’être lourdement trompé, discréditerait l’Institut. Vous voyez, Monsieur, utiliser les lunettes de Spinoza est plus difficile qu’il n’y paraît. Cela exige une formation lourde. On entre à l’École Nationale des Statistiques d’État et des Collectivités par un concours difficile et les études durent cinq ans, dont un à l’étranger, six mois dans un pays démocratique et six mois dans un pays totalitaire. Ça permet de connaître leurs techniques.
  • Pour dénoncer celles des pays totalitaires, je suppose.

Il regarda soudain sa montre.

  • Excusez-moi. Je suis pressé. Une réunion importante avec un membre du Cabinet du Porte-parole du Gouvernement.

Il me tendit la main.

Elle était molle.

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Jean François Maury
Jean François Maury
Agrégé d'Espagnol, concours externe (1969). Inspecteur d'Académie (depuis le 01/06/1977), hors-classe.Inspection Générale de l’Éducation Nationale. Parcours maçonnique sommaire : 5e Ordre du Rite Français, 33e Degré du REAA Initié à la GLNF en 1985 au Rite Français (R⸫L⸫ Charles d’Orléans N°250 à l’O⸫ d’Orléans). - 33e degré du R⸫E⸫A⸫A⸫ - Grand Orateur Provincial de 3 Provinces de la GLNF : Val-de-Loire, Grande Couronne, Paris. Rédacteur en Chef : Cahiers de Villard de Honnecourt ; Initiations Magazine ; Points de vue Initiatiques (P.V.I). conférences en France (Cercle Condorcet-Brossolette, Royaumont, Lyon, Lille, Grenoble, etc.) et à l’étranger (2 en Suisse invité par le Groupe de Recherche Alpina). Membre de la GLCS (Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité), Obédience Mixte, Laïque et Théiste qui travaille au REAA du 1er au 33e degrés, et qui se caractérise par son esprit de bienveillance.

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