dim 13 octobre 2024 - 09:10

La France et ses prénoms – Polémique

En tant que rabbin, je me dois parfois donner mon avis sur des sujets de société abordés par l’actualité.

Certains politiciens et journalistes de droite dure, continuant la polémique infâme lancée par Éric Zemmour contre Hapsatou Sy, militeraient pour suggérer une loi n’autorisant dans notre pays que les prénoms français (uniquement et exclusivement). Sans peur du cocasse, on ressortirait donc les vieux Télesphore, Philogon, Dorymédon, Rasyphe, Tydrique, Égobille, Rusicule, Hérondine, Yphenge, ou Vénéfride !

Nul besoin d’être un génie pour comprendre que derrière cette exigence ridicule se cache une xénophobie ciblée contre un seul groupe de population : les musulmans (les « Arabes » dans la bouche des ignares, qui confondent les deux). Intégrés relativement récemment sur notre territoire, leurs prénoms sonnent encore « étranger » aux oreilles de certains de nos concitoyens.  

En tout cas, quelle condescendance !

La liberté de prénommer son enfant comme on le souhaite ne serait-elle qu’un privilège d’Occidentaux ?

Un couple d’expatriés français, installé n’importe où dans le monde, ne se verra jamais reprocher le choix du prénom de son enfant.

Mais qu’est-ce qu’un prénom français ? Nadège le serait-il plus que Nadiya ? Claudia qu’Amina ? Richard que Rachid ? Kevin que Karim ? Où place-t-on la barre ?

Or, linguistiquement cela n’a aucun sens (je revêts ici brièvement ma caquette d’universitaire). Tous ceux qui ont un petit bagage historique savent qu’en France, les prénoms portés proviennent de plusieurs origines (en restant simple) :

1. Celtes (dont gauloises) – comme Hervé, Brice, Gildas, etc.– prénoms introduits avec les grandes migrations de la fin de l’Âge de Bronze.

2. Latines – comme Claude, Fabrice, Antoine, Victor, Maxime, Félix, Quentin, Régis, Lucien, Sabine, Auguste, Cécile, Florent, Martin, etc. – introduits avec la conquête romaine.

3. Grecques – comme Philippe, Théodore, Alexandre, Nicolas, Pénélope, Agnès, Étienne, Eugène, etc. – introduits avec l’Empire romain, puis plus tard avec l’influence de l’Église (dont Byzance).

4. Hébraïques et araméennes (i.e. bibliques) – comme Simon, Jésus, Isaac, Jean, Joseph, Joël, Michel, David, Mathieu, Thomas, Gabriel, Léa, Salomé, Emmanuel, etc. – introduits avec la religion chrétienne.  

5. Germaniques (dont franques) – comme Albert, Robert, Louis, Éric, Frédéric, Henri, François, Roger, Charles, Bernard, Mathilde, Ségolène, Thierry, etc. – introduits avec les grandes invasions barbares des Ve-VIe siècles.

6. Autres origines, telles vikings (avec Gustave) ou basques (avec Xavier), etc. Yves, assez courant, possède par exemple une double origine, gallo-romaine et germanique.

Je passerai sous silence la disparition des nombreux prénoms locaux (Bretagne, Pays Basque, Occitanie, Picardie, Normandie, Alsace, etc.), victimes de la politique linguistique de centralisation autour du français et de sa lutte contre les langues régionales.

Puis au vingtième siècle, arrivent des prénoms d’origine slave (comme Boris, Ivan, Igor, Marek, etc.), arménienne (comme Anouche, Hovannes, etc.) ou anglaise – avec l’influence du cinéma hollywoodien et des séries TV américaines (comme Errol, Steve, Pamela, Shirley, Jordan, etc.). Les vagues d’immigration (Italiens, Polonais, Espagnols, Portugais, etc.) amènent aussi leurs versions de prénoms déjà francisés ici – ex. Pablo pour Paul, Giuseppe pour Joseph, Pedro pour Pierre, Jacek pour Jacques, etc.

Je suis sûr qu’à chaque époque (après chaque vague d’invasion, depuis l’Antiquité), les prénoms des nouveaux arrivants sonnaient très barbares aux oreilles des autochtones.

Pourtant, à chaque fois, ces prénoms étrangers ont fini par s’acclimater et par devenir aussi naturels que les anciens. Enrichissant par ce mécanisme le long corpus de ceux donnés à nos enfants sur notre territoire.    

Incidemment, depuis plus d’un millénaire, les juifs vivant dans les pays arabophones ou musulmans ont adopté la version arabe (ou coranique) locale de leurs prénoms hébraïques dans leurs interactions en dehors de la communauté. Par exemple Mûsâ pour Môshè, Ibrâhîm pour Avrâhâm, Yûsuf pour Yôséf, Ya pour ânân, Sulaymân pour Shelômô, etc. Cela a été aussi le cas dans les pays occidentaux, où c’est la version chrétienne des prénoms qui a été adoptée. Par exemple en France, Moïse pour Môshè, Isaac pour Yiṣḥâq, Jacob ou Jacques pour Ya‘aqov, Salomon pour Shelômô, etc. Et en pays germanophone, Zalman (version vieille-allemande médiévale adoptée par les Ashkénazes) pour Shelômô, etc. Par contre, les femmes juives, elles, n’ont souvent porté que des prénoms locaux dans la langue vernaculaire. Comme par exemple Farîa, Mas‘ûda, Sulâna ou Qamra au Maghreb. Cette habitude prise par la communauté juive d’adopter des prénoms usuels de la langue dominante, existait déjà depuis l’Antiquité – avec l’égyptien, l’akkadien, le perse, le grec ou le latin. C’est pour cela que les parents d’un certain enfant juif de nationalité française ont choisi de l’appeler Éric plutôt que Yiṣḥâq.

Pour revenir donc à notre question : qu’est-ce qui fait qu’un prénom soit français ?

Je répondrais : sa francisation. C.-à-d. le fait qu’il soit utilisé dans la langue française, en cohérence avec son système phonémique, sur des territoires francophones. Or, tant pis pour É. Zemmour et ses épigones, car c’est déjà le cas pour les prénoms d’origine arabe.

C’est particulièrement audible dans la manière dont ils sont prononcés, « à la française », sans les consonnes gutturales et emphatiques propres aux langues sémitiques. Par exemple, Fatiha (Fatîa plutôt que Fâtia) est prononcé « Fatia », et Yahya (Yaḥyâ) « Yaya », conformément aux phonèmes du français où le son Ḥ est inexistant. Évolution parallèle à ce qui a déjà eu lieu en Afrique de l’Ouest, comme Mamadou pour Muammad, Abibatou pour abîba, Assana pour asan, Aïssatou pour ‘Â’isha, et le fameux Hapsatou (prononcé avec un H muet) pour afa, etc.   

De plus, une partie importante des prénoms arabes sont d’origine biblique (i.e. hébraïque) – et ne sont donc qu’une version parallèle de ceux existant déjà ici –, comme Ismâʿîl pour Ismaël, Ibrâhîm pour Abraham, Mûsâ pour Moïse, ‘Alî pour Héli, Ilyâs pour Élie, Hâjar pour Hagar, Sâra pour Sarah, Ya pour Jean, Yûsuf pour Joseph, Sulaymân pour Salomon, ‘Îsâ pour Jésus, Maryam pour Myriam, etc.

Un jour viendra en France où des non-musulmans porterons des prénoms arabes sans que cela ne pose aucun problème à personne, et se multiplieront les Malika Durand, les Kamel Martin, les Salima Lefèvre et les Ilyès Dupont. À côté des Christophe Benzema, Sabine Haddad, Anne-Marie Ndiaye, Jean-Paul Bencheikh et Sophie Diouf.

Que s’accomplisse en nous tous ici-bas le verset des Psaumes de David (133:1) :

« Qu’il est bon et qu’il est agréable le séjour des frères [et des sœurs] ensemble. »

****

2 Commentaires

  1. Merci pour ce bel article sur les prénoms
    rassembler ce qui est épars est l’une des missions qui nous sont données . Et puis, la richesse ne provient elle pas de la différence justement comme le disait si justement St Exupéry .. .?
    merci et que les prénoms soient cette mosaïque colorée qui fait notre beau pays

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Gabriel Hagaï
Gabriel Hagaï
Le rabbin Gabriel Hagaï est juif orthodoxe de tradition séfarade, formé à Jérusalem et à Boston (USA). Il est actuellement enseignant-chercheur et chargé de cours dans plusieurs universités et instituts supérieurs parisiens. Linguiste, philologue, paléographe-codicologue, poète, calligraphe et chanteur, il est très investi dans le dialogue interreligieux et membre actif de plusieurs associations françaises et internationales promouvant la paix. Père et grand-père, Gabriel Hagaï est également maître-initiateur dans une tradition mystique non-dualiste du judaïsme remontant jusqu’à Moïse. Il est le lauréat 2019 de la Médaille d’Honneur Samaritaine pour des Réalisations Humanitaires. Gabriel Hagaï est co-auteur de plusieurs ouvrages : « Rites – Fêtes et Célébrations de l’Humanité (dir. Thierry-Marie Courau et Henri de La Hougue) », Bayard, 2012 ; « L’Aventure de la Calligraphie (dir. Colette Poggi) », Bayard, 2014 ; « Espérer l’Inespéré – 15 Témoins pour Retrouver la Confiance (dir. Gersende de Villeneuve) », Saint-Léger Éditions, 2016 ; « La Laïcité aux Éclats (avec Ghaleb Bencheikh, Emmanuel Pisani et Catherine Kintzler – dir. Sabine Le Blanc) », Les Unpertinents, 2018 ; et « Il Padre Nostro e i Rotoli di Qumran nel Lavoro Scientifico di Jean Carmignac (avec Roberta Collu et Hervé-Élie Bokobza) », éditions LEF, Florence, 2019.

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