jeu 21 novembre 2024 - 23:11

Et pourquoi pas des ouvriers, des épiciers, des sans-papiers?

Qualifier les Frères, les Sœurs des obédiences, selon leur métier, est chose aisée et peu difficile. Ici, les fonctionnaires sont nombreux ; a fortiori les enseignants ; là, ce sont les professions libérales qui donnent le la ; là encore, on rencontre beaucoup de cadres d’entreprise. En proportions plus élevées, à chaque fois, que dans la population française. Avec quelques autres, je le regrette et je m’évertue à faire tomber les obstacles qui barrent les entrées des loges à de nombreux profanes qui pourtant, y auraient leur place et pourraient jouer un rôle salvateur dans l’évolution de l’Ordre. Nous sommes, pour l’écrasante majorité, des gens respectables, qui pensons respectablement et agissons en fonction de ce credo. Il  y a un os ? Aujourd’hui, en France, ne considérons-nous pas, qu’après tout, toute personne est initiable,  du moment qu’elle ne porte pas atteinte à la dignité de l’Homme.?

La première leçon remonte à James, pasteur protestant qui avec son collègue Théophile martela dans les Constitutions de 1723, la finalité de la Franc-maçonnerie. Relisons-le une nouvelle fois pour prendre toute la mesure de notre égarement pincé actuel. « La religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord…consiste à être bons, sincères, modestes, par quelque dénomination ou croyance particulière qu’on puisse être distingué : d’où il s’ensuit que la Maçonnerie est le Centre de l’Union et le moyen de concilier une sincère amitié parmi des personnes qui n’auraient jamais pu, sans cela, se rendre familière entre elles ». Mais le ver de l’exclusion était déjà dans le fruit. D’une double façon. D’abord dans le texte des Constitutions. Refus d’initier les serfs et les femmes ; pas plus que les athées stupides et les libertins sans religion. Ensuite, par la qualité sociale même des premiers Frères : Les savants et les philosophes de la Royal Society ne faisaient–ils pas le gros des troupes, comparativement aux autres catégories socio-professionnelles ? En traversant la Manche, la jeune Maçonnerie resta, pour l’essentiel, un mouvement de gens riches et de maints aristocrates comme l’avoua Marie-Antoinette. Sur ces lancées, l’éventail des professions resta resserré au XIXème siècle autour de la bourgeoisie plutôt aisée.

Comment s’étonner dès lors que les commerçants, les artisans, les employés modestes, les ouvriers ne peuvent rencontrer l’initiation ? D’où cela peut-il venir ? De l’histoire de l’Ordre, en France comme dans les pays anglo-saxons. Comment accorder du crédit à un mouvement de pensée qui se veut universel et, en même temps, refuse subrepticement – l’aveu n’est pas tonitruant !- ceux et celles qui ne montrent pas la patte blanche de l’aisance financière ou/et de la distinction intellectuelle ? C’est scandaleusement incohérent, mais comment attendre de nous, qui faisons de la Maçonnerie un lieu réservé, le courage de dénoncer cet ostracisme sournois ? Car bien entendu, nous ne sommes pas en peine pour nous récrier. Et de clamer que tous, sont les bienvenus dans nos loges quand nous laissons faire l’histoire et nos désirs inavoués de rester parmi nous ? S’il en était autrement, nous ne cesserions d’en parler dans nos loges et, avec une audacieuse lucidité, nous irions à la rencontre des oubliés de l’initiation. Les mots ne trompent pas. Faire venir un profane dans nos rangs, c’est une sorte de « recrutement ». Le mot fait parfois horreur, mais pas assez pour le remplacer par le seul qui vaille : la cooptation qui d’emblée, avec son préfixe,  met sur un pied d’égalité le Frère et le profane.

Assez de jérémiades ; analysons les raisons pour lesquelles l’Ordre, en France, opère une sélection qui ne dit pas son nom. J’en vois quatre qui se liguent pour filtrer, malgré nos dénégations bien pensantes, les artisans, les petits commerçants, les ouvriers…D’abord relisons la manière dont les obédiences communiquent sur le forum. Allez sur les sites. Que voyez et lisez-vous ? De grandes et belles déclarations éthiques, des finalités abstraites, les coordonnées de l’obédience ; rarement sur le vécu concret des loges, sur le déroulement des tenues, sur les questions traitées. Et plus banalement sur la joie de la fraternité et les bénéfices sensibles que nous trouvons dans la vie de nos loges. Un forban dirait que nous ne savons pas « vendre » (quel mot !) la Franc-maçonnerie. D’ailleurs, j’entends déjà plusieurs d’entre nous qui s’indignent : nous n’avons rien à vendre, comme je viens de l’écrire. Et pourtant si, l’époque de consommation effrénée le veut ainsi. Même si je le regrette beaucoup ! Nos Grands Maîtres ne descendent pas dans la boutique et l’usine. Ils s’efforcent de communiquer dans un style de très bon ton, souvent avec succès et intelligemment. Comme détachés des contingences matérielles et quotidiennes. Ils/elles ressemblent en cela, bien souvent, à nos politiques. Un des mes enfants, Julien, employé à la FNAC,  m’affirme que ces discours sont lointains et ne lui parlent pas. Notre doctrine, fort susceptible de lui plaire au demeurant , reste empaquetée dans l’abstrait. Cueillons les fruits que nous faisons mûrir par ces pratiques. Pour la seconde fois, le même attire le même. Et c’est bien humain : la différence est la servante fâchée de la ressemblance ! Avant de nous pencher sur les entretiens de cooptation, rappelons-nous comment les profanes viennent à nous. Soit par demande spontanée et là, le tri s’opère à cause de ce type de communication que je viens de décrire. Soit par approche individuelle. Ici gît la deuxième raison de notre sélection qui ne dit pas son nom.

Nous observons les membres de notre famille, les ami(e)s, les collègues de niveau comparable au nôtre ; fort rarement la boulangère, l’ajusteur ou la secrétaire. En bref, l’attirance du même pour le même joue à fond. Je n’ai pas évoqué la question de l’âge, que je réserve pour un autre article. Je me borne ici à remarquer que notre cercle de connaissances éligibles à l’initiation ont toujours des points communs avec ce que nous disons, faisons et sommes, au fond. C’est ainsi que nous apportons « de bonnes pierres », avec comme sous-entendu, des pierres de même grain que la nôtre. L’approche est faite ; il s’agit à présent que, fort de la demande écrite du profane, d’aller plus loin : trois rencontres, dans la plupart des cas, par trois maîtres de l’atelier.

Rappelons-nous donc ensuite la manière dont nous menons les entretiens de cooptation éventuelle. Je suis souvent abattu, quand j’entends la lecture des enquêtes. En particulier quand l’enquêteur rapporte soigneusement les questions qu’elle/il a posées. Tout animateur professionnel le voit clairement : les questions sont formulées de telle sorte qu’elles contiennent une partie de la réponse, la bonne réponse attendue. Et nous sommes alors ravis de rencontrer notre alter ego, quand bien même il posséderait quelques différences. L’essentiel est sauvé : il (elle) est comme moi sur tant de points! Créditons les enquêteurs de leur bonne foi inaltérable, mais, je le pense, la plupart ne savent pas encore mener un entretien que les professionnels qualifient de « semi-directif ». Cela ne s’invente pas. A  tel point qu’une de mes loges, dans le passé, avait consacré une tenue longue et entière à apprendre à déjouer les pièges des questions directives, sur la forme et, ce qui est pis, sur le fond,  la nature des travaux. Avec une autre tenue pour se familiariser avec la formulation de questions ouvertes. Chaque Frère et chaque Sœur partirent avec un petit mémo de trois pages. De fait, dans cette loge, nous cooptâmes des manuels. J’eus alors l’impression que nous leur disions, en paraphrasant Saint Exupéry, que leur différence, loin de nous léser, nous enrichirait. Nous sortîmes ainsi du cercle vicieux du même qui coopte le même et qui en est satisfait(e). Car, à n’en pas douter, avant de se régaler éventuellement de la différence, nous communions dans les ressemblances tacites ou/et ouvertes. C’est sûr, « on sent mieux » celui qui porte le même parfum que nous. J’évoquais, quelques lignes plus haut ces manuels, trois si ma mémoire est bonne. Que croyez-vous qu’il arriva ? Ils partirent les uns après les autres. J’entends encore, de manière lancinante,  le motif désarmant que nous recueillîmes alors : « Je ne suis pas au niveau ; ce n’est pas fait pour des gens comme moi, qui n’ont pas étudié longtemps ! ».

Je fus désolé à cause de cette piteuse expérience qu’en tant que Vénérable, je m’étais efforcé de conduire à bon terme. J’ai examiné les motifs de l’échec : oui, à n’en point douter, l’artisane et l’ouvrier en question n’avaient pas été au niveau. Ils avaient bien senti la chose. Mais alors qui incriminer : eux d’être si peu instruits ou nous, à notre grand dam ! Il ne s’agissait pas du rituel qui ne les avaient pas gênés du tout ; ni des valeurs humanistes : c’étaient les leurs autant que les nôtres. Pour le verdict, pas d’hésitation :ces départs avaient été fomentés, en toute inconscience dans notre bonne foi inébranlable, par nous même. Je n’en doute plus un seul instant.

Notre manière de nous exprimer en tenue en est responsable : elle est un faire-valoir pour les plus diserts et un repoussoir pour les moins nantis. Elle mérite un examen plus approfondi. Ce sera l’objet d’un autre article car le phénomène ne se laisse pas approcher sans  des outils d’observation affinés. Déjà les trois motifs listés seraient suffisants pour qu’effectivement, nous répondions à mi-mots imperceptibles et sonores tout à la fois : « Nous ne sommes pas faits pour toi » Et c’est dommage car j’apprends certainement plus de mon menuisier, de la serveuse, de l’épicier arabe que de mon alter ego. Dût mon attirance être renouvelée à leur égard. Pour le grand bien de la loge, du puzzle qu’elle est censée représenter. Pour que vivent les ressemblances dans les différences assumées.

2 Commentaires

  1. Un paysan-boulanger en retraite, un agent des services hospitaliers, un plombier, une comédienne en contrat aidé, un paysan producteur de spiruline, un agent des services fiscaux de catégorie B, un jardinier syndicaliste, un artisan imprimeur… Ça c’est mon atelier. Toutes les loges ne sont pas dans l’entre-soi, heureusement. Mais aussi, tous les travailleurs manuels ne sont pas forcément fermés aux discussions générales, encore faut-il que les frères et sœurs ne fassent pas de leur culture (parfois très surévaluée) un instrument d’exclusion.
    Soit dit en passant, quand se décidera-t-on sérieusement à passer à la capitation progressive en fonction des ressources ?

    • Oh ! Comme je suis d’accord avec toi, ma sœur ! Et tu as bien de la chance de connaître cette mixité sociale en loge, alors que si souvent il règne une méconnaissance profonde du quotidien des milieux modestes.
      Mais il me semble que nous sommes infiniment loin de favoriser la mixité sociale en franc-maçonnerie, quand bien même nous racontons le contraire…
      J’espère qu’un jour viendra…

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Jacques Fontaine
Jacques Fontaine
Jacques Fontaine est né au Grand Orient de France en 1969.Il se consacre à diffuser, par ses conférences, par un séminaire, l’Atelier des Trois Maillets et par une trentaine d’ouvrages, une Franc-maçonnerie de style français qui devient de plus en plus, chaque jour, « une spiritualité pour agir ». Il s’appuie sur les récentes découvertes en psychologie pour caractériser la voie maçonnique et pour proposer les moyens concrets de sa mise en œuvre. Son message : "Salut à toi ! Tu pourrais bien prendre du plaisir à lire ces Cahiers maçonniques. Et aussi connaître quelques surprises. Notre quête, notre engagement seraient donc un voyage ? Et nous, qui portons le sac à dos, des bagagistes ? Mais il faut des bagagistes pour porter le trésor. Quel est-il ? Ici, je t’engage à aller plus loin, vers cette fabuleuse richesse. J’ai cette audace et cette admiration car je suis un ancien maintenant. Je me présente : c’est en 1969 que je fus initié dans la loge La Bonne Foi, à Saint Germain en Laye, au Rite Français. Je travaille aussi au Rite Opératif de Salomon. J’ai beaucoup voyagé et peu à peu me suis forgé une conviction : nous, Maçons latins, sommes en train d’accoucher d’une Voie maçonnique superbe : une spiritualité pour agir. Annoncée dès le début du XXème siècle. Elle est en train de se déployer et nous en sommes les acteurs plus ou moins conscients mais riches de loyauté.

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