mer 24 avril 2024 - 06:04

Don Juan l’initié – II

II

DE LA MORT PHYSIQUE À LA MORT INITIATIQUE

La mort donne son sens à la vie.

Le fil d’Ariane

La naissance et la mort sont les deux limites extrêmes de la vie. La première en amont, la seconde en aval.

Entre ces deux limites se déroule le fil de l’existence. Un fil d’Ariane qui doit nous mener à la sortie, à la lumière de l’au-delà de la vie – quel que soit l’éclairage que nous donnons à ce terme et au terme de notre existence : un rien, un enfer ou un paradis, suivant la croyance que chacun en a.

En fait, pour cette vie seul importe le labyrinthe dans lequel nous vivons, le combat que nous menons contre le minotaure (le monstre qui est en nous, fruit de nos bas instincts) et les chemins que nous parcourons.

Directions polycentriques de notre vie intérieure, ils sont les impasses où nous nous égarons en tirant inlassablement l’écheveau de nos fils de vie, inextricablement entremêlés les uns aux autres : « Les rituels labyrinthiques sur lesquels se fonde le cérémonial d’initiation (par exemple à Malekula) ont justement pour objet d’apprendre au néophyte, dans le cours même de sa vie d’ici-bas, la manière de pénétrer, sans s’égarer, dans les territoires de la mort. Le labyrinthe, de même que toutes les autres épreuves initiatiques, est une épreuve difficile dont tous ne sont pas en mesure de triompher[1]. »

Dans cette caverne où Platon nous a enfermés, voilà bientôt près de deux millénaires et demi que nous errons à la recherche du monde des idées[2] qu’il nous a promis. Nous le cherchons toujours, alors que depuis longtemps il aurait dû nous éclairer !

« Vivre, c’est commencer à mourir. Les vivants meurent parce qu’ils vivent et ils se reproduisent parce qu’ils vont mourir. Ils vivent pour mourir et ils meurent parce qu’ils se reproduisent[3] », écrit Jean d’Ormesson.

« En suivant les fils de nos vies nous continuons, de génération en génération, constants et opiniâtres, à nous reproduire et à faire des enfants qui, comme nous, se reproduirons et ferons d’autres enfants qui se demanderont à leur tour : « Bon Dieu ! Mais où est cette lumière ? »

Vie et mort physiques, vie et mort initiatiques

La franc-maçonnerie, en nous faisant mourir, puis renaître afin de vivre autrement, prétend posséder la méthode. D’ailleurs, au jour de notre initiation ne nous dit-on pas que nous avons « reçu la lumière » ?

Qu’en est-il donc ?

Pour le savoir, comparons l’évolution de notre vie physique et l’évolution de notre vie initiatique (le schéma ci-dessous n’est pas spécifique aux francs-maçons, il est valable quelles que soient les mystagogies).

Comment se présentent-elles ?   

                                                                                                   

A = naissance profane

B = mort profane

 

C = vie profane

D = mort initiatique

E = naissance initiatique

   

F = vie initiatique

Le phasage de la vie profane est constitué par la suite :

A – C – B = naissance – vie – mort.

Le phasage de la vie initiatique est symbolisé par la suite :

D – E – F = mort – naissance – vie.

La séquence de vie d’un initié

Ainsi le phasage total d’une vie d’un initié combine le phasage de la vie profane et le phasage de la vie initiatique :

A – C – D – E – F – B =
naissance (physique) – vie (profane) –
mort (initiatique) – naissance (initiatique) – vie (initiatique) –
mort (physique).

Dans la vie profane, la naissance précède la mort. Dans la vie initiatique, la mort précède la vie.

Aux limites, la naissance initiatique se situe entre deux morts (la première est initiatique, la seconde est physique).

La mort initiatique se situe entre deux naissances (la première est physique, la seconde est initiatique).

De ce fait, la vie profane est toute entière comprise entre la naissance physique (profane) et la mort physique (profane).

La vie initiatique est tout entière comprise après la mort initiatique et la naissance initiatique (qui se succèdent sans discontinuité dans la cérémonie d’initiation).

Dans le premier cas (profane), la naissance et la mort englobent la vie.

Dans le second cas (initiatique), la mort et la naissance précèdent la vie.

Et dans tous les cas, la naissance profane et la mort profane contiennent toute la vie (qu’elle soit profane ou initiatique)…

Comment vivre ?

Qu’en déduire ?

Si la naissance et la mort physiques encadrent toute la vie initiatique, alors ces deux limites physiques doivent avoir un sens pour l’initié qui revit sa naissance et sa mort comme une seconde naissance et une seconde mort.

Le Don Juan Tenorio[4] de Prosper Mérimée a vu sa mort. Et cette vision l’a conduit à prendre conscience de la finitude de sa vie : il réalise que cette finitude a eu un commencement, mais aussi que sa fin est proche ; et que s’il n’a rien fait entre ces deux limites, il aura vécu pour rien, il n’aura rien été parce que sa vie n’aura pas eu de sens.

Le choc psychologique que vise à provoquer l’initiation a pour but d’éveiller la réflexion sur les questions de la vie et de la mort. Elle incite à se pencher sur sa vie, mais pas la vie profane, la vie intérieure éclairée par la spiritualité et confortée par la fraternité de ceux qui poursuivent la même démarche.

La question qui vient dès lors à l’esprit n’est pas : Pourquoi vivre ? puisque celle-ci n’a pas de réponse : l’homme qui est dans son système (d’existence) ne peut pas simultanément l’étudier de l’extérieur et  le transformer de l’intérieur ; elle est : Comment vivre ? Quel sens notre vie a-t-elle ? ou quel sens lui donner si elle n’en a pas ? ce qui induit une nouvelle question : Pourquoi faudrait-il donner un sens à sa vie ?

Sens ou non-sens

Comprendre est un besoin de la nature humaine. Ce qui rend fou, c’est l’absence de sens.

L’homme s’affiche comme un être de raison. C’est pourquoi il recherche une raison à toute chose. Mais le sens de la raison ne fait pas la raison d’un sens. La tautologie ne fait pas le discours, elle l’évince.   

Alors, sens… ou ab-sens ?

Deux auteurs ont fait du sens le sens de leur recherche.

Le premier, Pascal parie pour un sens de la vie ; mais, curieusement, il le porte… au-delà de la vie, pour un au-delà de la mort. Le problème, c’est que le pari est faussé. Il préempte un au-delà de la vie comme hypothèse, sans pouvoir le valider d’aucune sorte. Il oublie qu’un agnostique ne se pose la question ni de l’au-delà, ni de Dieu.

Le second auteur, Camus, pose aussi la question du sens de la vie : ou elle en a un, et il faut parier pour le sens ; ou elle n’en a pas, et elle est un non-sens, elle est absurde. Face à ce dilemme, il faut faire un choix. Par un saut existentiel, le philosophe fait le choix du sens ; mais étonnamment, lui aussi, après Nietzsche qui revendique d’obéir à « quelque chose qui transfigure, quelque chose de raffiné, de fou ou de divin[5] » ; après Alain, qui voit dans la prière une nuit nécessaire à la pensée[6] ; il associe « les mystiques et les existentiels » pour retrouver un sens proche de la foi : pour lui, Don Juan, « l’homme absurde par excellence », finit sa vie « dans une cellule de ces monastères espagnols perdus sur une colline[7] ».

N’y aurait-il donc de sens possible que par une vie en Dieu ?

Les agnostiques n’auraient-ils pas droit, eux aussi, à trouver un sens à leur vie, et seraient-ils condamnés au non-sens… sous prétexte qu’ils ne croient pas ? Bien sûr que non !

Parier pour le non-sens de la vie… pour lui donner un sens !

Reprenons le dilemme du sens et du non-sens et l’argument du pari, en les recadrant, non plus dans la perspective d’un au-delà incertain, mais dans la certitude de l’ici-bas et maintenant que nous vivons.

Si je parie pour le non-sens de la vie, je considère qu’elle est absurde. Ma conduite peut donc être absurde face à la vie, et un raisonnement par l’absurde convient parfaitement à la logique de sens recherchée.

Or, qu’y a-t-il de plus absurde que d’être absurde soi-même en pariant pour le sens de la vie dans un monde qui n’en a pas ? L’ironie est la seule réponse à l’absurde.

Mais au-delà de l’ironie, le sens vient du dépassement même de cette absurdité. Au-delà de l’antithèse qui, par le sens, justifie le non-sens de la vie, il y a plus de fond dans cette démarche qu’il n’y paraît de prime abord. Car il suffit qu’à un moment quelconque quelqu’un fasse entrer du sens dans sa vie pour que le sens entre dans le monde et repousse l’absurdité qui y régnait !

Dépassant donc l’absurdité de sa vie, l’homme qui parie pour le sens dépasse du même coup l’absurdité de son monde en y introduisant son sens. Et, dès lors, le monde devient sensé… malgré lui !

Ainsi, dans le monde d’ici-bas, a-t-on toujours intérêt à parier pour le sens, même si la vie n’en a pas.

En réalité, ce n’est ni la vie ni le monde qui ont du sens (ou pas) ; mais la conception que l’on a de la vie ou du monde qui fait sens (ou pas).

Désormais, la question du sens se ramène à celle de sa nature : Quel sens donner à sa vie ? Qu’est-ce qui va la guider ? En un mot, qu’est-ce qui donne du sens au sens ?

Nous l’avons déjà reconnu : c’est la mort qui donne son sens à la vie…

Pierre PELLE LE CROISA, le 23 mai 2021



[1] ÉLIADE M., Traité d’histoire des religions, p. 321 (Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1979).

[2] PLATON, République, livre VII.

[3] D’ORMESSON J., « La Création du monde », p.130 (éd. Robert Laffont, Paris, 2006).

[4] MÉRIMÉE P., Les âmes du Purgatoire in Romans et nouvelles de Prosper Mérimée.

[5] NIETZSCHE F., « Par-delà bien et mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir » in « « Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche »,vol. X,  V, 188, trad. Henri Albert (éd. Mercure de France, Paris, 1913)

[6] ALAIN, « Histoire de mes pensées » (éd. Gallimard, Paris, 1936).

[7] CAMUS A., Le don juanisme 30 in Le mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde.

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Pierre Pelle le Croisa
Pierre Pelle le Croisa
Pierre Pelle le Croisa a dirigé de grandes entreprises et de grandes écoles internationales. Franc-maçon depuis 35 ans, il a été membre actif du Grand Orient et de la Grande Loge de France... et désormais de la GLAMF.

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