mer 24 avril 2024 - 03:04

De l’informatique comme servitude volontaire

J’arrivais en Loge hier soir, passablement agacé par ma journée de travail. Rien que de très normal, me direz-vous. En fait, j’avais prévu de terminer un projet de travaux publics et de tracer le plan. Je m’étais donné une heure pour tracer un banal plan avec mon logiciel de conception assistée par ordinateur. J’en ai mis quatre, ce qui m’a retardé dans mes autres tâches, notamment la rédaction de documents administratifs. En fait, à l’arrivée des interfaces graphiques, notamment Xenix, Apple MacOS ou Windows 3.1, dans les années 90, nous avons commencé à imaginer que les travaux seraient plus faciles à effectuer : rien de plus simple que de rédiger un courrier (ou une note de blog, vous noterez l’autodérision) avec un traitement de texte, ou de faire des statistiques ou des calculs avec un tableur. Et que dire de cette merveille que sont les diaporamas, ces merveilles d’illusions capables d’amener n’importe quel décideur un peu paresseux que tout problème peut s’exposer et se résoudre en trois points (toute ressemblance avec un de nos symboles est purement fortuite). En fait, nous sommes contraints d’utiliser ces machines, afin d’avoir une manière de communiquer formellement : quoi de plus simple que de remplir un formulaire à la machine et de savoir qu’il sera lu et même compris par le récepteur ? Quoi de plus agréable pour un enseignant que d’avoir une copie ou un mémoire lisiblei , propre et bien présenté ? Et quel bonheur que de pouvoir rédiger sans effectuer ce geste ô combien fatigant d’écrire ! On peut même se passer de brouillon, désormais, puisqu’il suffit d’effacer ce qu’on écritii.

Sans parler des merveilles de l’Internet, quel bonheur que d’avoir une immense médiathèque prenant un minimum de place ! Et quel bonheur pour un manager ou un gestionnaire que d’avoir sous les yeux toutes les données des interlocuteurs, usagers, clients, collaborateurs ou subordonnés ? Le rêve de l’égalité enfin réalisé : tous formatés (sans mauvais jeu de mot), tous avec les mêmes outils, tous égaux, tous usinés, tous abrasés… Le danger de la confiance aveugle en l’informatique, c’est le gommage de la différence : un usinage qui fait de nous des produits industriels. Notre paresse nous soumet à ces outilsiii et nous acceptons d’utiliser ces engins bourrés de mouchards. Evidemment, comme la domotique et l’informatique sont à la portée du premier crétin venu, nos dirigeants, dans un souci de modernité ont supprimé les guichets, estimant que désormais, chacun était en mesure de faire le travail d’un professionnel. C’est ainsi que les agences de voyage disparaissent au profit de sites web, qu’il n’est plus possible d’acheter un billet de train au guichet d’une gare, ni de régler un problème de billet. De la même manière, plus besoin d’aller à la banque, on devient son propre opérateur bancaire (même s’il reste des conseillers pour fourguer des crédits inutiles pour dépenser un argent qu’on n’a pas), plus besoin d’aller à la Poste, puisqu’on peut rédiger un recommandé en ligne. Et pour les impôts, quel bonheur ! On peut tout faire chez soi, depuis un ordinateur. C’est tellement plus simple, qu’on vous dit !

Des nèfles!

L’informatisation et la robotisation ont déjà démoli des emplois et modifié de subtils équilibres psychosociaux et la prochaine vague sera pire sachant que nos structures sociales ne sont absolument pas adaptées. Faciliter la vie, vraiment ? J’ai plus l’impression que ces machines sont des chaines qui nous brident et nous entravent et que nous acceptons gaillardement de porter.

A ce propos, dans les institutions, il faut, je cite, « nourrir la machine ». On se fiche du sens de ce qui est donné, tant que le logiciel, le « système » reçoit ses données. Et l’usager initié peut en faire ce qu’il en veut, comme des statistiques très poussées. C’est la problématique de l’éthique des données : jusqu’où peuvent aller le recueil et l’interprétation des informations recueillies au quotidien ? Quand doit-on arrêter le voyeurisme automatisé ? Je vous invite à lire à ce propos l’excellent Psychopolitique : Le Néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir du philosophe allemand Byun-Chul Han. Il y développe une idée nouvelle de destructivité par la réduction sous forme de données, qu’il inclut dans une notion plus large, le dataïsme. Au-delà de l’objet, l’homme-sujet n’est plus que projet, réduit à un simple paquet de données.

On pourrait penser que nous autres, Francs-maçons, ferions un usage judicieux de l’informatique. Pour l’administration des obédiences ou des Loges, en tant qu’ancien Secrétaire, je dois reconnaître que ça fonctionne bien. Pour faire les statistiques du taux de présence aussi, je l’avoue.

Las de mon logiciel de dessin assisté par ordinateur et des errances de mes outils de travail, j’ai pris mon courage à deux mains, mon Rotring, ma vieille calculatrice d’étudiant, des gabarits divers, une équerre, un compas et un trace-lettres pour tracer les plans de mes projets. J’ai tracé en une heure à la main trois plans (ce qui est mieux qu’un plan en trois heures en dessin assisté par ordinateur). On dit que les Maîtres tracent les plans que les Compagnons et Apprentis exécutent. Je ne pensais pas un jour joindre l’esprit et la lettre. J’en viens à me demander si pour le progrès de l’humanité, on ne devrait pas apprendre à mieux utiliser l’outil informatique, mieux le maîtriser. Et quelle meilleure démonstration de maîtrise de l’outil que … de parvenir à s’en passer ?

J’ai dit.

i Sous réserve du respect de la syntaxe et de l’orthographe…

ii Il n’est pas sûr que la qualité soit au rendez-vous sans un travail au brouillon…

iii Voir à ce propos mon billet sur le danger des IA

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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