jeu 25 avril 2024 - 12:04

De l’éminente dignité des pauvres

J’allais en Loge hier soir, et comme j’avais une course à faire en passant, je me suis rendu dans un magasin d’une enseigne bon marché sur le chemin. Ah seigneur mon Dieu, quelle expérience ! Accueilli par un vigile patibulaire, j’ai eu à chercher mon article dans un hangar grisâtre et mal éclairé, sans réelle mise en valeur qui aurait pu aider le client ! Puis j’ai vu la sortie aux caisses, digne d’une scène des Temps Modernes  de Chaplin, ou encore d’une page des Idées Noires de Franquin : des queues incommensurables de gens achetant des articles parfois nécessaires, parfois superflus et fiers d’avoir le sentiment d’avoir fait une bonne affaire, sentiment sûrement aussi important (voire plus) important que le fait d’avoir trouvé l’article recherché.

En ce qui me concerne, je n’ai pas trouvé ce que je cherchais dans ce bazar très antipathique. Mais j’ai trouvé d’autres choses en observant mes semblables (avec lesquels j’étais en léger décalage à cause de ma tenue vestimentaire…). Et ce que j’ai vu ne m’a pas forcément plu.

Le principe de ces enseignes bon marché est de mettre en vente des fins de stocks, des invendus, des produits alimentaires proches de leur date de péremption, ou parfois, des produits reconditionnés, le tout à très bon prix. Ces enseignes sont donc très prisées des classes populaires. Et lors d’offres spéciales, il peut se produire des phénomènes de masse très impressionnants, un peu à l’image de la population de Palombie subjuguée par la Zorglonde qui se rue au supermarché pour acheter le dentifrice Zugol BRi ou comme le phénomène des acheteurs de Nutella en 2018.

Je ne suis pas économiste, mais je suppose qu’il doit exister un lien entre la fréquentation de ces magasins et la baisse régulière du pouvoir d’achat des classes moyennes ou populairesii

Quand on doit faire ses courses chez ces enseignes aux magasins sinistres, est-il normal de se faire accueillir comme un suspect potentiel, et quand on paie en liquide, de voir l’argent qu’on a donné être ostensiblement vérifié ? Si j’ai observé une certaine résignation chez d’autres clients, je trouve très déplaisant d’être traité en suspect…

Je suppose qu’on ne vient pas faire ses courses dans ce genre d’enseignes discount par plaisir, mais par nécessité. Mais est-ce une bonne chose de considérer chaque client comme un voleur potentiel ? A plus forte raison, des clients de condition modeste, voire très modeste ? A croire que dans l’esprit de certains, appartenir aux classes populaires est forcément synonyme de rapine ou de délinquance. J’en viens à m’interroger sur la vision que nous avons de la misère : est-elle le fait du mérite ou du malheur ? Quelle est la responsabilité de celui qui est frappé d’exclusion ou de déclassement? Deux visions s’offrent à nous : soit l’exclu, l’humble, le modeste, le pauvre est responsable de sa situation parce qu’il est mal né, ou qu’il n’a pas assez bien travaillé à l’école ou qu’il n’a pas assez courbé l’échine au travail et dans ce cas, ce qui lui arrive est mérité, soit, au contraire, il est frappé par la volonté divine, et tel Caïn ou tout autre héros biblique, doit être traité avec respect et compassion ou à défaut, miséricorde. C’était plus ou moins le sens d’un discours de Bossuet, De l’éminente dignité des pauvres. Comme les pauvres n’ont rien, il ne reste que leur dignité, que les puissants et possédants leur retirent par leur attitude sécuritaire.

En fait, on arrive à un certain point de cynisme: les banques en viennent à prélever des frais divers (agios etc.) aux personnes à découvert, donc en difficulté financière… Autant soigner une anémie par une saignée ! En gros, on est pauvre, donc on est potentiellement un escroc ou un voleur. Par contre, quand on est personne politique dans les Hauts-de-Seine, tout va bien, merci. Et quand on vient d’un ghetto du gothaiii, là, c’est le tapis rouge.

Pour le Franc-maçon que je suis, le comportement des gérants de ce genre de magasin est choquant. Le Franc-maçon étant l’ami du riche comme du pauvre s’ils sont vertueux, j’ai réellement du mal à admettre ce type de fonctionnement. En fait, je ne peux pas, je ne veux pas accepter que les plus fragiles soient vilipendés par l’institution privée (ou publique, parfois). J’ai l’impression que nous ne voulons plus tolérer la misère que nous avons tous pourtant laissé s’installer. Je pourrais, comme les gens bien-pensants, prétendre être choqué par l’installation de mobilier urbain anti-SDF, vous savez, ces bancs équipés d’accoudoir sur leur milieu ou les tapis de pointe devant des immeubles. Mais en fait, ce qui me choque réellement, c’est qu’à l’époque de la chirurgie assistée par ordinateur, de la médecine numérique, du GPS ou du frigo intelligent, des personnes dorment dans la rue, faute de structures d’accueil ou des personnes souffrent de la faim ou de la malnutrition. Et ce qui me choque encore plus, c’est que nous les traitions en ennemis ou pire, en nuisance, comme des rats ou des cafards. Et je ne parle pas des exilésiv (improprement qualifiés de migrants), qui fuient la misère, la famine ou la guerre et que nous repoussons comme des pestiférés ou que nous laissons crever aux portes de nos métropoles.

Nous nous gargarisons de notre belle devise républicaine Liberté-Egalité-Fraternité, que nous scandons dans nos Loges. Mais une société qui en est réduite à installer des dispositifs anti-SDF mérite-t-elle encore cette devise ? Cette société mérite-t-elle que l’on se batte encore pour elle ?

En 2018, alors que nous nous préparons à vivre la révolution de la physiquev induite par la découverte du Boson de Higgs, 566 personnes sont mortes dans la rue…

Moralité : dans notre beau monde, comme disait Francis Blanche, « mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade ». Et appartenir au groupe des mâles blancs dominants qu’à n’importe quel autre groupe. Nos beaux principes maçonniques? Certes, mais entre nous seulement, il ne faudrait pas exagérer.

J’ai honte, mais j’ai dit.

i Franquin, les aventures de Spirou et Fantasio, L’ombre du Z.

ii Attention, sujet aussi sensible que complexe. Je vous invite à consulter les données de l’INSEE ou encore celles de l’Observatoire des Inégalités de manière à vous faire votre propre idée.

iii Lire à ce propos l’ouvrage éponyme des sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, qui étudient les mœurs de la très haute bourgeoisie, celle de Neuilly sur Seine ou des 7e et 16e arrondissement de Paris… Edifiant et affolant.

iv On estime la population d’exilés aux portes de l’Europe à 350 000 personnes en 2015, soit l’équivalent de la population de la ville de Nice, ou encore d’un millième de la population européenne. Et il y en a qui osent parler d’invasion ou de grand remplacement…

v En quelques mots, la masse n’est pas une propriété intrinsèque de la matière mais la résultante de l’interaction de la particule avec le champ de Higgs. De quoi modifier tous les fondements de la physique !

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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