lun 07 octobre 2024 - 01:10

De la vengeance à la justice

J’allais en Loge hier soir et comme j’avais un peu d’avance, je me suis arrêté à une terrasse de café pour passer le temps. J’en ai profité pour écouter la rumeur publique écrite, ou plus précisément consulter mes pages de réseaux sociaux. En fin de compte, rien de bien intéressant. Il ne s’agit que de propos dignes du café du commerce, sans l’élégance des brèves de comptoir de Jean-Michel Ribes. Il y a toutefois quelque chose qui m’a saisi. Sur une page (dont je tairai le nom) était affichée une lettre signée d’un fonctionnaire de préfecture, refusant à une personne sa naturalisation sous un motif purement administratif. Je pourrais gloser sur l’éthique de mes collègues ou m’interroger sur l’équité des décisions administratives, mais ce n’est pas ce qui m’a marqué.

En fait, le principe fondateur du réseau social est qu’un usager affiche un contenu que tout un chacun peut commenter à l’envi tel élément multimédia (texte, son, vidéo, photo et même commentaire…) et la lecture des commentaires est à mon sens, un bon instantané des idées des membres des groupes. Dans ce groupe, où la décision administrative était affichée (sans le nom de l’usager requérant mais avec le nom du fonctionnaire signataire), les commentaires ont fusé. Bien évidemment, des invectives envers la méchante administration et l’affreux fonctionnaire, avec les sempiternelles rodomontades. Plus insidieux, un contributeur disait avoir fait une recherche sur le nom du signataire et en avoir trouvé plusieurs… Autrement dit, des gens cherchent des noms de fonctionnaires pour leur demander des comptes voire faire pire, comme les lyncher dans le cyberespace. Je crois utile à ce stade de rappeler que l’outrage à fonctionnaires ou agents dans l’exercice de leurs fonctions relève du Code Pénal et est passible de 6 mois à 2 ans d’emprisonnement et de 7 500 à 30 000 Euros d’amende. Les différentes voies de fait sont également sanctionnées par la loi. A bon entendeur…

Ce petit coup de gueule passé, je m’interroge sur notre lien à la justice et aux institutions. Pour en revenir à ce micro-événement, il faut savoir que des recours existent. Nous connaissons le système en trois pouvoirs qui s’équilibrent, système proposé par Montesquieu (ciel, encore un Franc-maçon !) : législatif, exécutif, et judiciaire. Le bon fonctionnement d’une société repose sur le fragile équilibre entre ces pouvoirs et la tyrannie commence quand l’un des trois prend le pas sur les deux autres. L’autre condition majeure de fonctionnement du système repose sur la raison éclairée des citoyens. Montesquieu pensait en effet que son système ne pouvait fonctionner qu’avec des citoyens éclairés, formés au bon usage de la raison, capables de distinguer le vrai du faux ou la croyance et la connaissance. Tiens, c’est très actuel, cette préoccupation du XVIIIe siècle.

Je crains que nous ne soyons en train de vivre ce moment de déséquilibre, quand je vois l’état affolant de l’institution judiciaire et les dispositions législatives issues de l’état d’urgence entrées dans le droit commun. Ce système fait partie du contrat social, qui nous fait passer du Béhémoth (la guerre de tous contre tous, décrite par Hobbes dans son ouvrage éponyme) à Léviathan (soumission à un tiers médian, également décrit par Hobbes dans son autre ouvrage éponyme). A mon sens, la principale motivation des sociétés humaines est la conservation des équilibres et la réparation des préjudices engendrés par les déséquilibres. La grande évolution des sociétés est le passage de la vengeance (relation d’égal à égal) à la justice (relation de soumission envers le tiers-médian, qui a pour fonction de rétablir l’équilibre et de réparer le préjudice). De Béhémoth à Léviathan, donc. Néanmoins, quand je lis certaines tribunes ou quand j’entends mes semblables, j’ai l’impression que nous passons de Léviathan à Béhémoth, et que la justice cède petit à petit face à la vengeance. En fait, l’institution justice est tellement mise à mal par l’exécutif depuis des années que le moindre litige met des années à être réglé tant nous manquons de juges. Je ne parle même pas de l’état lamentable des tribunaux. Ces dysfonctionnements couplés à notre hyper-individualisme nous amènent à devenir des vengeurs, parfois masqués dans l’anonymat des réseaux sociaux. Un peu comme dans la vision que nous avons de la société américaine, avec ses vengeurs masqués qui remplacent l’Etat trop faible ou corrompu.

Nous-mêmes cherchons à venger ou à obtenir justice de la mort du père fondateur de la Franc-maçonnerie. Toutefois, devons-nous assassiner les Mauvais Compagnons ou les arraisonner et les livrer à la justice ? Malgré une satisfaction somme toute très volatile, la vengeance amène à la vengeance en raison de la binarité de la relation. C’est pour cela que nous, Francs-maçons, devons pratiquer la vertu en préférant à toute chose la justice et la vérité. Parfois, souvent même, cela consiste aussi à renoncer à la jouissance de l’expression de la colère ou de la pulsion de destruction. Le renoncement pulsionnel fait partie de l’œuvre de perfectionnement de l’Initié. La justice et l’équité restent toutefois des valeurs fondamentales pour que nous puissions vivre ensemble. A ce propos, au XIXe siècle, Anton Tchekhov écrivait dans L’ile de Sakhaline-notes de voyages à propos du résident de cette société composée de repris de justice, d’exilés, devenus des hommes frustes : « si la justice n’existe pas parmi les hommes placés au-dessus de lui, alors d’année en année, il tombera dans l’amertume et l’extrême scepticisme ». Le monde n’a pas changé…

Derrière les révoltes récentes des gilets jaunes ou le comportement (inexcusable) des membres de groupes de réseaux sociaux qui veulent agresser des fonctionnaires, je vois surtout un ressentiment très fort dû à un sentiment d’injustice. Le problème est politique, bien sûr, mais va plus loin. Certes, des décisions prises par l’administration peuvent être iniques et c’est à la juridiction compétente de le décider. Mais plutôt que commettre une voie de fait, pourquoi ne pas voir le problème autrement ? Pourquoi ces gens-là, prétendument prompts à défendre la veuve et l’opprimé ne montent-ils pas un comité de soutien aux personnes ? Certes, c’est moins viril, ça met moins les pectoraux et autres appendices caudaux ou assimilés en valeur, mais plus constructif, et plus utile. Qui plus est, ça demande plus de travail que de cracher son fiel. C’est peut-être là la différence entre un râleur de café du commerce et une personne de bien : la capacité à s’engager pour une cause et à construire quelque chose. Tiens, bâtir des ponts plutôt que des murs, c’est pas un peu maçonnique, ça ?

Il y a quelques années, la collectivité qui m’emploie avait lancé une réflexion sur les manières d’améliorer les services aux usagers. A la lecture de Tchekhov et de Montesquieu, je crois qu’on s’est trompé d’angle d’analyse : ce ne sont pas les services, mais bien l’usager qu’il faut améliorer.

J’ai dit.

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).
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