J’étais en Loge hier et aux agapes, nous avons évoqué et analysé le dernier discours de notre Président (celui du 11 janvier). Une phrase m’a particulièrement choqué : «les français sont réfractaires à l’effort ». Certes. La quête du Franc-maçon étant celle de la Vérité, il me paraît important de rappeler quelques faits. Contrairement aux idées reçues véhiculées par une certaine élite d’obédience chrétienne, les français ne sont pas des fainéants, ni des tire-au-flanc et encore moins des paresseux. Des études très sérieuses montrent que les travailleurs français comptent parmi les plus productifs d’Europe voire de l’OCDE, devant les travailleurs allemands ou les travailleurs britanniques. Il suffira de se reporter aux récentes études Eurostat et à leurs analyses publiées dans Challenges ou les Echos, ou encore aux ouvrages de Jacques Généreux, Frédéric Berr ou Thomas Porcher. On notera, étant donné le fort taux de vacances d’emploi qu’avec une telle productivité, le travailleur français risque de rentrer plus facilement dans la spirale de l’épuisement professionnel, mais au fond, avec tant de chômeurs prêts à remplacer le travailleur devenu inapte, quelle importance? C’était ma minute de cynisme.
En tant que citoyen et franc-maçon, je suis très inquiet qu’un président de la République puisse énoncer une telle contre-vérité (ou fake news pour rester dans le jargon contemporain). Quand on sait que ce qu’on appelle vérité est un énoncé répété par le plus grand nombre, j’ai peur. J’ai peur qu’une attaque ne soit en cours contre le travail et l’emploi. J’ai peur que la confiance des français en eux-mêmes ne soit entamée quand un chef d’état profère une telle invraisemblance, qui va servir de prétexte à durcir un monde déjà très inhospitalier.
Une autre attaque est en cours, cette fois-ci sur les chômeurs. Le décret publié le 31 décembre 2018 au Journal Officiel renforce les contrôles et contraint les chômeurs à accepter un emploi salarié même si le salaire est inférieur, voire très inférieur à celui de l’emploi précédent. Outre le fait de durcir les conditions d’accès à un droit auquel tout salarié contribue, un problème va se poser : la dévalorisation potentielle de l’emploi. Cette disposition va permettre aux entreprises peu scrupuleuses de passer outre les conventions collectives et de baisser les salaires au recrutement. En poussant plus loin, il pourrait être possible de recruter un cadre en haut niveau, tel qu’un X ou un centralien en le payant au SMIC, avec la bénédiction du Pôle Emploi…
Au 2e degré, nous disons « Gloire au Travail ». Certes, tout dépend de la définition du travail. Pour moi, le travail est la quantité d’énergie dépensée pour un processus de transformation. Ainsi, faire bouillir de l’eau représente un travail, de même que déplacer une commode ou écrire un billet de blog. Dans la même optique, élever ses enfants ou prendre soin d’un proche constitue aussi un travail. Toutefois, le travail est à différencier de l’emploi, qui consiste à vendre son temps de vie en échange d’une rémunération. Trois chercheuses britanniques ont mis en valeur le fait que plus un emploi est utile à la société, moins il est reconnu, moins il est considéré et donc, moins il est payé (Lawlor, Kersley, Steed. A bit rich. Calculating the real value to society of different professions. Neweconomics.org). Parallèlement à ces travaux, l’anthropologue David Graeber a fait une observation similaire, tout en étudiant le phénomène des bullshit jobs. Si je résume avec ma mauvaise foi coutumière, l’automatisation des tâches a fait disparaître une partie de l’emploi ouvrier. Les travailleurs manuels sont donc moins sollicités et moins employés. Cependant, nos structures sociales et légales n’ont pas évolué avec la technique, ce qui nous oblige à être employés 35h par semaine, mais sans avoir nécessairement une tâche à accomplir. Ainsi, l’innovation technique qui aurait pu être un progrès et ainsi nous libérer de la nécessité du travail (oh, la belle révolution marxiste que voilà) ne fait que nous asservir davantage : nous sommes amenés à remplir des cases dans des tableaux, répondre à des messages sur des réseaux sociaux ou des e-mails, bref traiter des données dont l’intérêt est somme toute, très limité. D’ailleurs, qui n’a jamais rempli un tableau de base de données pour justifier de ses tâches, voire du suivi de ses tâches ?
Bref, l’innovation a engendré la création d’emplois qui n’apportent rien à qui que ce soit, si ce n’est un salaire à l’employé (et encore, même ce point peut se discuter…). Et encore, David Graeber a émis une hypothèse audacieuse : le travail salarié ne serait jamais que la continuité de l’esclavage selon une structure de déracinement observée sur le commerce triangulaire. Ainsi, l’esclave est amené à travailler loin de chez lui par ses marchands et mis au service d’un maître. Graeber pense que le travail salarié est structuré de même, avec l’illusion de liberté promise par le néolibéralisme, à la différence que le salarié prend le train de banlieue au lieu de la mer… Et preuve du mensonge des tenants du libéralisme: il est difficile voire impossible de s’enrichir avec le travail salarié. La différence vient du capital hérité, mais chut, il ne faut pas le dire trop fort!
En fait, la vision que nos dirigeants tentent d’imposer est que les français sont paresseux et profitent de la manne de l’Etat-providence et par conséquent, les chômeurs doivent être sanctionnés et remis au travail, sans égard pour leurs études et aspirations à un poste y correspondant. On pourrait croire que nos dirigeants pensent les français irresponsables… Dans ce cas, on peut se demander pourquoi l’Etant ne responsabiliserait pas les chômeurs en les laissant réellement libres de leurs modalités de recherche comme l’annonce l’intitulé de la loi «sur la liberté du choix de son avenir professionnel», intitulé qui a un ton très orwellien en fait.
Comme toujours, cette vision n’est pas la réalité. Elle correspond à un modèle de société basée sur la microéconomie, qui est incompatible avec les faits sociaux et politiques. Cette discipline biaise la vision et fait prendre des décisions contraires à l’intérêt public, comme la destruction du code du travail, ou la chasse aux chômeurs.
En fait, il est rare de choisir délibérément le chômage. Très rare, dans notre société où le prêt bancaire est basé sur la stabilité des revenus. Si j’étais mauvaise langue, je dirais que faciliter les licenciements serait contre-productif pour nos amis les banquiers…
Le fait de mettre tout le monde au travail est un héritage de l’Empire. Napoléon pensait discipliner le peuple en le mettant au travail. Vision qui s’est renforcée avec l’avènement de la société industrielle et le capitalisme protestant… Avec l’innovation qui pourrait devenir un progrès, peut-être est-il temps de repenser profondément nos structures économiques et sociales? Partager plus équitablement le temps du travail pour que chacun ait accès à l’emploi, par exemple? Abdennour Bidar, Pierre Larroutouru et Dominique Méda ont déjà écrit sur la question, peut-être est-il temps de les écouter?
A l’heure d’un grand débat national se déroule en même temps que la disparition programmée des enquêtes publiques, à l’heure de la révolte qu’engendrent le ressentiment contre une élite déconnectée et la terreur du déclassement, peut-être que nos dirigeants devraient ouvrir les yeux et écouter les signaux faibles pour ne pas être submergés par une vague de colère qu’ils n’auront pas voulu voir, en créant et renforçant des outils eux-mêmes générateurs de ressentiment.
Gloire au travail quand même.
J’ai dit.
J’oubliais la dette: celle-ci n’a de sens que comparée au patrimoine. Quelle est donc la proportion de la dette de l’Etat par rapport à son patrimoine? Etrangement, très faible (cf. Thomas Procher, Précis d’économie hérétique). La dette ne peut donc être un prétexte à la braderie du patrimoine d’Etat…
TCF:.
Merci de ton commentaire, je suis heureux de voir que nous pouvons encore nous questionner.
Concernant les petites phrases, elles ne sont certes pas essentielles, mais ce mode d’expression ne fait qu’accentuer un clivage entre le peuple et ses élites.
Par ailleurs, pour l’Etat, outre la conception spinoziste (en gros, l’Etat doit permettre à chacun de s’émanciper et d’être un homme libre), la vraie question à se poser est celle de la gestion. Doit-on gérer un Etat comme une entreprise? Je ne le crois pas. La finalité de l’entreprise est la plus-value, celle de l’Etat est l’émancipation de ses citoyens. L’ensemble des problèmes que nous traversons vient de ce paradigme entrepreneurial: réduire la dette et les coûts, et créer de la croissance. Créer de la croissance illimitée dans un monde limité n’a aucun sens, je pense. La dénonciation de la dette et de la dépense publique est un faux problème: la dépense publique est ce qui permet à l’Etat de nous laisser vivre en paix et en sécurité, et accessoirement, de faire fonctionner la redistribution. Nos dirigeants actuels rêvent, comme Reagan et Thatcher de tout laisser au privé et cette idée nous a contaminés. Ainsi, les entreprises publiques ont d’abord été asphyxiées par la réduction de leur budget (réduction de dette), ce qui les empêche de fonctionner, puis amène au ressentiment de l’usager et permet de lancer la privatisation. C’est le mécanisme qui menace la SNCF: réduction des budgets des collectivités locales donc des budgets des TER, qui, mal entretenus, ne fonctionnent plus ce qui rend fous les usagers, qui appellent une solution, solution qui sera souvent la privatisation…
Si l’on veut sauver notre civilisation (car c’est bien ce qui est derrière les accords de Paris), je pense qu’on doit se débarrasser du paradigme entrepreneurial qui fausse les décisions d’Etat toujours en recherche d’une performance qui n’a plus lieu d’être et apprendre que la consommation ne fait pas le bonheur.
Il y a beaucoup de choses dans ton post mon frère Josselin :
– je ne m’attarderai pas sur la polémique des “petites phrases” car cela ne m’apparaît pas essentiel ;
– distinguer l’emploi et le travail est effectivement fondamental !
– la vraie question qui se pose à une organisation étatique, c’est sa capacité de prendre à sa charge des dépenses sociales sans mettre en péril l’équilibre des comptes publics : jusqu’à maintenant c’était la planche à billets et l’inflation qui étaient utilisés ; c’était naturellement intenable à terme ! Faire payer les riches est naturellement démagogique et impossible ! Comment faire si le nécessaire désendettement des états est mis en pratique ? On en arrive à ce dilemme : comment concilier l’intérêt collectif d’un Etat républicain avec les intérêts individuels des citoyens ?
– tu évoques aussi le remplacement de l’emploi salarié humain par une robotisation qui devrait se généraliser ; ce qui va indubitablement entraîner une catégorie nouvelle de “sans emplois” qui ne seront plus des chômeurs ; la mise en place d’un revenu universel d’activité serait-elle la solution ? c’est sûrement une piste qui permettrait de valoriser l’activité sans rémunération !
– La problématique de l’emploi est à mon avis en relation avec l’échec de la généralisation des entreprises au statut d’établissement public ; car si ces entreprises avaient réussi à être performantes peut-être que l’Etat entrepreneur aurait pu concilier le fameux emploi pour tous avec la performance économique ! Aujourd’hui les états sont devenus dépendants des oligarchies capitalistiques qui sont les partenaires incontournables d’une politique de l’emploi !
– Et puis il y a les répercussions sur l’emploi d’une inévitable “minimalisation” de l’activité économique si on veut sauver cette planète ! Jusqu’à maintenant le leit-motiv était “la croissance” ! On sait aujourd’hui que la croissance met en péril les équilibres environnementaux et accélèrent l’échéance de la dislocation planétaire : comment apprendre à une population consumériste à ne plus consommer et à vivre “chichement” ?