Y a bien longtemps[2] – je me souviens –
J’ marchais à l’ombr’, j’étais paumé.
Devant la lourd’, près des copains,
J’ faisais l’ pied d’ grue, à poireauter.
I’ m’ont foutu un grand bandeau
Com’ deux ail’ noires sur les yeux.
Et puis ce fut le tir des mots :
À bout portant, ils ont fait feu !
Plus d’une fois je fus touché.
Ça faisait mal, je saignais fort :
C’est au cœur qu’ils avaient visé…
« Merci, Monsieur », j’étais dehors.
Alors j’ai soigné mes bobos,
Mais ils n’ont pas cicatrisé :
Il n’y a pas de placebo
Quand c’est l’esprit qui est blessé.
Je me suis mis à réfléchir,
Dans ma têt’ ça a gambergé.
J’ me suis dit qu’il fallait agir :
Je suis venu vous retrouver.
Un jour j’ai reçu la lumière,
Mes ailes noires s’ sont envolées…
Mais j’ai toujours un goût amer :
Les copains, eux, ils sont restés !
J’ai plus mes cuirs, j’ai plus mes bottes,
J’ai plus mes gants ni mon blouson.
Pourtant j’ n’ai pas renié mes potes
– Quand on s’ dit franc, faut êt’ maçon ! –
Mais j’ pourrais plus r’tourner dehors
– J’y suis, j’y reste, v’nez pas m’ chercher ! -.
J’ai franchi le seuil de la mort…
J’ai pas envie d’ recommencer !
Alors, j’ vous d’mande, comme une prière :
« Fusillez pas les bandeaux noirs ! »
Car ceux qui viennent, mêm’ s’i’ sont fiers,
Ils ont les foies, vous pouvez m’ croire !
Et puis, qu’a-t-on de supérieur
Qui nous permet’ d’ les condamner ?…
Vous m’avez fait la l’çon du cœur,
J’ai retenu l’humilité.
Bien sûr, les gars, i’ sont pas chouettes,
I’z’ ont les idées mal fringuées,
C’est rapiécé, pas toujours net.
Leur pier’ n’est pas même ébauchée…
Mais bien franch’ment, qu’est-ce ça peut faire ?
Ce qui importe, c’est le terrain.
Pour moi, vous tous, vous êt’ des frères.
Eh ben, pour eux, j’ s’rai un frangin !
Ne vous crispez pas sur des normes :
Elles cristalliz’ la tradition.
C’est le rite qui nous transforme…
Encor’ faut-il être franc-maçon !
Dans les loubards, y a des p’tits princes :
I’ faut savoir les dessiner.
Je n’ souhait’rais pas qu’on les évince
Pa’ç’ qu’on peut pas les encadrer !
J’ préfèr’ les portraits au crayon
Aux peintures enluminées
Et les tableaux de compagnon
À ceux de maître ès-qualités.
Y a des maçons qui ne peuv’ jouir
Qu’en s’ frottant à leur tablier.
Leurs bijoux les font tressaillir.
Pour un cordon, ils pren’ leur pied.
Écoutez donc le grand Raimu,
À Fernandel, son confident,
Dir’, tonnant de sa voix bourrue :
« Petit, méfie-toi de ces gens
Qui te vendent de beaux outils
Dont ils ne se servent mêm’ pas ! »
Fait’s attention, les apprentis,
Aux prophèt’ d’équerre et compas !
Dans l’atelier, les bricoleurs
Taillent leurs planch’ à l’établi…
Mais ils imit’ des créateurs
Qu’ils reproduisent en série !
Maniez l’outil : c’est un moyen
De travailler sur le chantier.
Et pourtant seul’ l’œuvre est la fin…
Faudrait quand même pas l’oublier !
J’aim’ pas les avis assénés,
La symbolique des certitudes.
L’esprit doit rester tempéré :
Le doute est la bonne attitude.
J’oppose aux grands « oui » tyranniques
Le double équilibre du « non ! »
Et l’aventure analogique
Au dogmatism’ de la raison.
À l’inverse, aux ésotéristes,
Aux gnostiques, aux mythophiles,
Aux mystères des hermétistes,
À tous les Hector du babil,
Aux dévots de la Vérité,
Aux arcanes des occultistes,
Aux mystiques illuminés
Et aux cabales des scientistes,
Je réponds sans le moindr’ esprit
– Je manque parfois de finesse ! –
De tracer en géométrie
Les champs en fleur de leur sagesse.
Ne chaussez pas les bot’ d’un autre :
Chacun doit suivr’ sa propre voie.
Ça ne m’ gên’ pas qu’y ait d’aut’s apôtres.
Je veux défendre ç’ qui fait ma foi.
Homme agnostique, homme qui croit,
J’ai trouvé dans l’initiation
Ce qui permet d’unir mes choix
Dans l’univers d’ la réflexion.
Fils, je le suis, de la lumière,
L’ombre signale ma présence ;
Et par ses rayons qui m’éclairent,
Je brigue en tout la transparence.
L’homme s’exprim’ par ses défis.
Ses choix fondent son existence.
Rectrice est ma ligne de vie :
« Pens’ ce que veux, fais ce que pense ».
Un oiseau m’a apprivoisé.
Il a fait d’un loup un mouton.
Et je me suis mis à brouter
Sur la pelouz’ de vos gazons.
Frèr’, j’avais pas les ailes blanches,
Alors, vraiment, j’ vois pas pourquoi
I’ faudrait que le mec qui planche,
Il ait les boules plus blanch’ que moi ?
Ce que j’ voudrais, c’est qu’on respecte
Les goélands aux ailes noires ;
Car – j’ reconnais – ce qui m’ débecte,
C’est qu’on leur lance en pleine poire :
« Casse-toi, tu pues, t’es pas d’ ma bande ! »,
S’ils s’ parfum’ pas des mêm’s’ idées.
J’ suis pas d’accord ! Ça m’ fout les glandes !
J’apprends bien à vous tolérer !
Un d’ nos illustres scribouillards
Écrit qu’ la dées’ des maçons
Vole avec les ailes d’Icare :
Je partage son opinion.
Pour moi, la loge, c’est pas un clan,
C’est avant tout une fratrie,
C’est l’église des goélands :
Voilà ç’ que j’ crois avoir compris.
Je me sens bien dans ce nid-là,
Mes petit’ pat’ y sont au chaud.
On peut s’ serrer, ça n’ me gên’ pas :
Y a d’ la place pour d’autres oiseaux.
Les mecs, sur un rocher la nuit,
Qu’import’ de savoir qui ils sont ?
Y a toujours une étoil’ qui luit,
Faut leur montrer le lumignon ;
Car la nuit n’est jamais complète,
Puisque j’ l’affirme, puisque j’ vous l’ dis.
Il y a toujours un’ petit’ mouette,
Un goéland qui vous sourit.
Il y a toujours une ail’ tendue,
Un’ main ouvert’ sur le ciel bleu.
Il y a toujours un inconnu
Dont l’amour paraît lumineux.
Pour moi, bien sûr, j’ l’ai rencontré.
J’aim’rais qu’ chacun ait la mêm’ chance,
Que l’ bandeau noir puisse tomber :
J’ connais rien d’ plus beau qu’un’ naissance !
Mon goéland prend son envol…
Mes ailes noires sont délavées :
J’ les ai passées au V.I.T.R.I.O.L.
– Vous me l’aviez recommandé ! –
Et puis tant pis si ma voilure
Est déplumée ici ou là !
Mes pen’ manqueront d’envergure…
Mais dans le ciel, qui le verra ?
Pierre PELLE LE CROISA, 1982 ©.
[1] Ce texte sur la tolérance à l’égard des impétrants est inspiré de « Jonathan Livingstone, le goéland » de Richard Bach (éd. Flammarion, coll. Castor Poche, 1979).
[2] Il y a 33 ans. Ce texte été écrit en 1982. Il est toujours d’actualité.