Un frère déiste discute âprement avec un frère théiste. De quoi parlent-ils ? Je m’approche pour les écouter.
– C’est quand même Dieu qui nous a créés ! s’exclame le théiste. Comment peux-tu renier celui qui nous a faits, puisque sans lui nous ne serions pas ?
– Admettons qu’il nous ait créés. Reconnais qu’après il nous a bien laissé tomber ! s’insurge le déiste.
– Et la transmission, qu’est-ce que tu en fais ? Il a passé le relais à son fils, reprend le théiste.
– …pour que nous le crucifions ! Tu crois que c’est un comportement paternel, celui-là ? Il s’en lave les mains – comme Pilate, son séide -. Il nous envoie son bambino pour nous enlever des péchés dont on se fiche, on le met en croix pour le remercier, il meurt comme nous, il ressuscite sans nous, obstiné il nous envoie une pincée de son esprit saint sans qu’on en soit vraiment touché, et puis basta ! plus rien, aucune nouvelle, on doit attendre jusqu’au jour du jugement dernier pour qu’il se rappelle qu’on est vivant ! Tu trouves ça normal, toi ?
Le théiste, surpris par l’attaque, reste coi un moment. Mais le déiste ne lui laisse pas le temps de reprendre son souffle :
– La nature a horreur du vide. Alors, quand la place est vide, quelqu’un l’occupe. Le GADL’U passait par là, il l’a prise.
– Le GADL’U ?… Ah ! Votre Grand Architecte de l’Univers ! Mais qu’est-ce que c’est que ce dieu qui n’en est pas un ? Il n’a pas de loi divine, il n’a pas de commandement – d’ailleurs, je ne lui en demande pas dix comme au mien, un seul me suffirait ! –
– Mais…
– Qu’est-ce qu’il a à nous dire ? Quelle révélation a-t-il à nous faire ? Qu’est-ce qu’il nous enseigne ? Quel est son dogme ?
– C’est que…
– On ne sait pas qui il est, on ne sait pas ce qu’il fait et on ne sait pas ce qu’il veut ! C’est étrange, non ?
– Parce que…
– Faut-il l’adorer ? Faut-il le prier ? Que faut-il lui sacrifier ?
– Je ne saurais le dire…
– A-t-il fait des miracles pour qu’on s’intéresse à lui ?
– Non.
– A-t-il écrit des paraboles pour qu’on puisse les lire ?
– Pas plus.
– A-t-il choisi un peuple pour en être l’élu ?
– Je ne crois pas.
– Des disciples, au moins ?
– Je l’ignore.
– Il a bien des prophètes, tout de même !
– Je ne lui en connais pas.
– Mais alors… en quoi est-il un dieu ?
Déboussolé par la contre-attaque, le déiste tente de justifier son GADL’U :
– Mon GADL’U n’est qu’un principe. À l’inverse de ton Dieu, ce ne sont pas ses qualités qui font sa déité, elles n’ont aucune importance. C’est parce qu’il est en tant qu’essence qu’on lui attribue des vertus ; et ces vertus le qualifient, elles lui assignent un nom : “Créateur”, “Ordonnateur”, “Géomètre”, “Horloger” ou “Architecte”. Nous avons retenu “Architecte” parce que nous sommes maçons et que, pour nous, le monde n’est pas achevé, il est en perpétuelle création. Mais nous aurions pu en choisir un autre. Le nom ne fait pas être, c’est l’être qui fait le nom : la parole est créatrice parce qu’elle supporte la création. Ton Dieu le dit lui-même : “L’Éternel forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et les fit venir vers l’homme, pour voir comment ils les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l’homme.”
– Quand même, GADL’U, le nom est nul !
– Je te le redis : « Le nom n’a pas d’importance ». GADL’U n’est qu’un principe. “Créateur” pour les uns, “Horloger” pour les autres, “Architecte” pour nous – maître d’ouvrage ou maître d’œuvre -, il nous permet de faire notre monde et, en le faisant, de nous faire. Anonyme un jour, pantonyme le lendemain, tout pour ceux qui veulent croire, rien pour ceux qui ne le veulent pas, il est ce qu’on veut et veut ce qu’on est.
– Mais comment peut-il être tout… et rien à la fois ?
– Parce que le tout est fait de parties, et que l’ensemble – le tout et ses parties – peuvent être des ensembles vides. Autrement dit, ils peuvent être vides de tout ou plein de rien.
– Et ils peuvent aussi être vides de rien et pleins de tout ! En fait, ce n’est pas de GADL’U qu’on parle, mais de la manière dont les hommes le voient (ou ne le voient pas) ; ce qui veut dire qu’en l’invoquant ce n’est pas lui qu’on évoque, mais le regard que les hommes, par lui… ont sur eux-mêmes ! GADL’U est mort dès que le maçon prononce son nom.
Allons donc ! Après Dieu, voilà que le GADL’U décédait à son tour ! Ces deux frères, par leur brûlant dialogue, m’avaient réduit en cendres. J’étais éteint.
… Mais j’étais touché, aussi. Je me sentais proche de ce dieu si humain qui prétendait pouvoir faire de rien mon tout ou de tout mon rien, en s’appropriant les paroles que j’avais énoncées en d’autres circonstances : avec la perte de mon travail et le divorce d’avec ma femme, je connaissais – pour l’avoir vécu – ce tout qui n’est rien, mais qui est son tout et auquel on tient, envers et contre tout ; et je savais aussi qu’un rien du tout peut devenir le tout de ceux qui n’ont plus rien ; ce qui, somme toute, est somme de rien… mais un rien qui fait tout quand on n’en a plus rien à faire – vous me suivez ? -.
– Alors, il n’y a plus de Dieu ?…
– …ou il y en a autant que tu veux !
– Iaveh, Allah, Bouddha, GADL’U, je ne sais plus vers lequel me tourner ! Avec toutes ces épithètes, tu ne fais que troubler une réflexion qui porte sur celui qu’on appelle, de toutes façons, nom de nom !… “l’Innommé”. Quel dilemme !
– Peu importe ! Choisis celui que tu veux. Changer de nom, c’est simplement changer de perception. La désinence qu’on applique à l’essence n’implique que des images. La raison agrée ce que l’imagination crée. Il y a autant de façons de croire qu’il y a de façons de voir.
Aussitôt, le théiste se récrie :
– Mais avec ton GADL’U, qu’est-ce qu’il devient mon Dieu ?
– Il reste Dieu, si tu le veux. Ils ne sont pas en concurrence. Chacun a sa place, c’est à toi de la leur donner. Tu es libre de tes choix : tous, quelques-uns, un, aucun. Mais sache qu’en choisissant tes dieux, tu te choisis en tant qu’homme.
– Le mien a tant d’étoiles où loger dans son ciel qu’il pourra sans doute en laisser une à ton GADL’U, qui n’en a pas.
– Tu te trompes : Il a pour lui la voûte étoilée !
– Alors, à chacun son ciel, et nos dieux seront bien gardés !
Ces deux frères, avec leur foi, m’avaient rendu jaloux : chacun d’eux avait son dieu, et moi qui étais athée, je n’en avais pas. Ils avaient quelque chose qui me manquait.
– Excusez-moi d’intervenir dans votre discussion ; mais, malgré moi, je vous ai entendu, et je me disais…
– Pas de souci, mon frère, me répond le déiste. Tu ne nous déranges pas. Nous t’écoutons. Que veux-tu nous dire ?
– Eh bien, vous qui avez vos dieux, vous semblez heureux. Mais moi qui n’en aie pas…
– Tu es triste ?
– Non, mais… Je ne crois pas.
– Tu ne crois ni en Dieu ni en GADL’U ?
– Oui.
– Autrement dit, tu crois… que tu ne crois pas !
– Euh… en quelque sorte.
– Alors, tu crois en quelque chose qui n’est pas.
– Voilà. En rien.
– Mais rien, c’est déjà quelque chose. Quelque chose qui n’est pas.
– Si l’on veut.
– Et ce quelque chose qui n’est pas, comment l’appelles-tu ?
– Le néant ?
– Le néant est un être de valeur nulle. C’est ainsi qu’on le définit.
– En ce cas…
– Or un être – même de valeur nulle – reste un être. Et cet être qui est différent de nous – parce qu’il est de valeur nulle -, s’il n’a pas notre existence, ne peut être qu’une essence, c’est-à-dire un principe – puisque tu crois à ce quelque chose qui n’est pas (je reprends tes propres termes).
– Il faut le croire.
– Donc tu crois en un être qui n’a pas d’existence mais qui est comme une essence de principe, sans être ni Dieu, ni GADL’U, ni rien d’autre ?… Excuse-moi, mais tu es plus compliqué que nous qui admettons aussi l’existence d’un principe différent de nous, mais dont l’essence est quelque chose auquel nous donnons une réalité !
Je ne sais plus que répondre. Le théiste vient alors à mon secours :
– Conserve ta liberté de conscience, mon frère. Crois à ne pas croire, si tu veux. Ton non-dieu peut rejoindre les nôtres, il est le bienvenu. Il y a encore de la place dans nos cieux. Et puis, un non-dieu qui n’a pas d’existence, ça ne doit pas prendre beaucoup de place ! Il ne devrait pas gêner les autres. Allez, amène-le, qu’il fasse connaissance avec eux.
À mon tour, j’étais rasséréné : j’avais, moi aussi, mon dieu qui n’en était pas un. Et finalement, à les entendre, je me disais qu’il y avait probablement plus de magnanimité au ciel que sur terre où les hommes se font la guerre pour des dieux qu’ils confrontent. Mais qu’ils s’appellent Ouranos, Chronos, Zeus, Atoum, Osiris, Amon-Râ, Ormuzd, Ahriman, Bouddha, Krishna, Vishnou, Tai-ki, Tien, Ti, Iaveh, Allah, le Père, le Fils, le Saint-Esprit, le Grand-Être, le Néant, le vide absolu ou que sais-je encore, là-haut nos myrionymes – de gentilles « divinités aux dix mille épithètes » – semblaient beaucoup plus fraternelles que nous ne le sommes ici-bas quand nous nous battons pour faire triompher leurs noms ; car ils n’hésitent pas à garder une place sur leurs colonnes au dernier petit intrus, le nouvel élu encore inconnu, mon non-dieu qui, après le brave petit gars de l’U, rejoint lui aussi l’assemblée des dieux.