ven 13 décembre 2024 - 03:12

Déchiffrer des maux

J’étais en Loge hier soir, et nous avons parlé nombres. Il est vrai qu’en Franc-maçonnerie, nous avons un certain nombre de symboles derrière les chiffres en complément des idées derrière la lettre. Et comme souvent, nous avons refait la planche aux Agapes. Et de chiffres, nous sommes passés aux nombres, dont certains donnent un vertige très désagréable. Et ce n’était pas l’infâme piquette que nous sert notre prestataire de restauration collective. Fort des idées échangées, je rentrais chez moi, l’esprit encore en ébullition. Après une nuit agitée de rêves de chiffres, de nombres et d’additions, je me suis levé, et j’ai entendu les nouvelles. Il y était question de gilets jaunes mais aussi de M. Ghosn, arrêté au Japon dans les circonstances que l’on connaît. On pourra se référer à l’analyse du Canard Enchaîné, comme toujours aussi pertinente qu’inquiétante.
Dans le flot continu d’informations, un chiffre a retenu mon attention: le salaire annuel de M. Ghosn. Celui-ci s’élève à 16 millions d’Euros annuels, soit plus d’un million d’Euros mensuels. En termes de jours, incluant dimanches et jours fériés, cela revient à 43 835 Euros quotidiens. Si on ramène ce salaire en termes d’heures (je compte toutes les heures, pas les 35 heures de travail), cela fait 1826 Euros de l’heure. Intéressant quand on sait que le salaire médian mensuel brut est de l’ordre de 1600 Euros et le salaire minimum de l’ordre de 1498 Euros mensuels bruts…
Donc, si mes calculs sont bons, M. Ghosn gagnerait à chaque heure l’équivalent du salaire mensuel d’un français qui gagne plutôt bien sa vie. Autrement dit, M. Ghosn, quand il exécute une fonction organique de type manger, dormir ou toute autre chose de cet ordre là, gagne l’équivalent d’un mois de salaire d’une personne du haut de la classe moyenne. J’ai vraiment du mal à comprendre ce qui justifie que dans notre pays, il puisse y avoir une différence de facteur de l’ordre de 8000, autrement dit qu’un homme puisse gagner 8760 fois le salaire d’un autre.
Allons plus loin et intéressons-nous à une autre population: les doctorants. Vous savez, ces jeunes qui réfléchissent, qui font des découvertes ou réalisent des inventions dont ils ne voient jamais la retombée, comme des recherches historiques, scientifiques ou médicales… Je vous aide : des gens qui cherchent des remèdes contre le cancer ou la maladie d’Alzheimer. 
Ces jeunes ne font qu’augmenter le savoir humain. Occupation bien dérisoire à notre époque, j’en ai peur. Un doctorant, selon la bourse dont il bénéficie (sous réserve qu’il en bénéficie bien d’une) gagne péniblement (en moyenne) 1600 Euros par mois, pendant 3 ans.
Autrement dit, quelqu’un qui travaille à augmenter le patrimoine du savoir de l’humanité gagne en un mois (sans compter ses heures, parce que la recherche, ce n’est malheureusement pas compatible avec les 35 heures) ce que M. Ghosn gagne en une heure. Des chiffres très intéressants, surtout à l’heure où nous devons donner une journée de salaire pour les personnes âgées et dépendantes…
N’allez surtout pas penser que j’accable M. Ghosn. Ce raisonnement est aussi valable avec les superstars du football, les hommes politiques ou d’autres grands patrons du CAC40. Ainsi, M. Bernard Arnault gagnerait 15 000 Euros de la minute (ce qui ferait passer M. Ghosn pour un gagne-petit). De la même façon, Mme Laurence Parly, actuelle aurait gagné 52 000 Euros mensuels pendant son mandat à la SNCF, soit l’équivalent d’une bourse de thèse de 3 ans. J’ai renoncé à faire ce calcul avec le salaire des stars d’Arsenal, du Real Madrid ou du PSG (ma calculatrice n’avait pas assez de chiffres à l’écran).

En Loge, nous avons différentes formules pour désigner le salaire qui est dû à chacun. L’idée est que l’on est payé selon son grade et ses efforts. D’ailleurs, un de nos mythes fondateurs raconte l’assassinat du plus grand des maçons par trois mauvais compagnons qui voulaient s’approprier ses secrets et le mot de passe à donner pour recevoir le salaire des maîtres. Avec ces considérations, on peut réellement se demander pourquoi une heure de la vie d’un patron lui rapporte autant qu’un mois de travail peut rapporter à un salarié de la classe moyenne (salarié homme, car à travail égal, les salariées gagneront toujours moins qu’un salarié).
Ces chiffres, quand on sait les lire, disent des choses graves de notre société: certains gagnent des fortunes simplement en respirant. Ces montants viennent d’une part de la force de travail achetée aux travailleurs, mais aussi de la spéculation boursière, où l’argent crée de l’argent. Ces montants nous parlent de la pulsion de mort des grands patrons, qui ne font que siphonner les ressources disponibles transformées en flux monétaires mais aussi de cette pulsion d’accumulation des richesses, déjà dénoncée par Aristote quand il parlait de chrématistique. Le fric, du fric, du fric, du fric, toujours plus de fric. Si pour certains, avoir assez d’argent pour vivre simplement est devenu difficile, que dire de ces très, (trop?) hauts salaires? Outre la jouissance matérielle, quel est l’intérêt de gagner en une heure autant que ce que des gens ordinaires gagnent en un an?
Ces chiffres nous racontent encore autre chose: travailler à augmenter le savoir de l’humanité n’est ni rentable ni bien vu en France, surtout quand on connaît les difficultés d’un docteur à s’insérer professionnellement. On voit ainsi les priorités de notre société et de ses institutions: des hauts salaires pour les dirigeants et les administrateurs, les miettes pour ceux qui restent, et l’humiliation pour ceux qui essaient de faire avancer les choses comme le savoir ou la transmission. À ce propos, trois économistes avaient tenté une hypothèse (qui semble se vérifier): l’utilité sociale d’un emploi ou d’un travail est inversement proportionnelle à sa considération salariale ou autre. Autrement dit, une femme de ménage qui nous évite de tomber malade par contamination effectue un travail peu rémunéré par rapport à un trader qui va faire fermer une usine pour assurer une rentabilité éclair quelque part et qui va toucher un montant mirobolant pour ça. 
Ces travaux sont disponibles sous la référence: Lavler, Kersky et Steed, «A bit rich. Calculating the real value to society of different professions»)…
Ah, dernier point: oui, je suis marxiste et ouvertement keynesianiste. Et non, ce ne sont pas des gros mots. Contrairement aux âneries de Friedman et des tenants de l’école néo-libérale, les hypothèses de Keynes ont toujours été vérifiées et validées. Mais ça, nous en parlerons plus tard.
En attendant, si certains chiffres peuvent donner le vertige, il en est d’autres qui me donnent la nausée…

2 Commentaires

  1. je comprends ton ressenti mon frère mais en tant que maçon ne peut-on pas dépasser l’aspect des “choses” ? Permets-moi de te soumettre quelques réflexions !

    L’argent est-il un critère de bonheur, de réussite ou d’inégalité ?

    Notre société profane est par essence inégalitaire depuis la nuit des temps, est-ce possible qu’elle ne le soit pas ?

    En loge même on cohabite avec des inégalités de fortune et pourtant on les accepte ! Pourquoi croire qu’elles seraient anormales dans le monde profane et normales chez nous ?

    Ne fait-on pas l’apprentissage que seule la bienveillance et l’amour sont des valeurs qui justifient le désir de vivre !

    N’est-ce pas le monde profane qui nous apprend que l’argent est indispensable pour vivre ?

    A ce propos je sus toujours choqué quand je vois que dans le processus de l’initiation, on fait croire au nouvel initié (ou à la nouvelle initiée) qu’il ou elle est dépourvue quand on lui présente le tronc de bienfaisance alors qu’il ou elle n’a pas encore retrouvé ses “métaux” ! La solidarité n’est pourtant pas une affaire d’argent !

    • Mon TCF:.
      Merci pour ton éclairage.
      Le grand philosophe Coluche disait volontieras que l’argent ne faisait pas le bonheur, mais aidait bien pour faire les commissions. Et si je partage ton point de vue sur nos valeurs, il est dommage que de mauvais compagnons propagent l’idée que seule compte la réussite matérielle et financière…
      En marge de mon billet, j’invite nos Frères et Soeurs à lire La sagesse de l’argent, de Pascal Bruckner. Très intéressant!

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).
Article précédent
Article suivant

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

Abonnez-vous à la Newsletter

DERNIERS ARTICLES