mer 11 décembre 2024 - 20:12

Excellente période pour les fantômes !

« Partout où j’ai voulu dormir,
Partout où j’ai voulu mourir,
Partout où j’ai touché la terre,
Sur ma route est venu s’asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère »
Alfred de Musset.

J’ignore si vous avez remarqué, mais les « revenants » s’installent dans nos musées ! Peut-être l’installation qui s’enracine des très anglo-saxonnes fêtes d’Halloween qui sont une rencontre avec ceux qui habitent l’« au-delà », plus festive et bariolée que notre tristounette Toussaint avec les chrysanthèmes de service ?! Allons nous balader outre-tombe…

I-bonjour monsieur le zombi !

Expo Zombis au Musée du Quai Branly – Paris

Mais revenons à nos musées. A signaler, tout d’abord, la très étonnante exposition qui se déroule au musée du quai Branly- Jacques Chirac, sous le titre : « Zombis / La mort n’est pas une fin ? » (Du 8 octobre 2024 au 16 février 2025). Le concepteur en est Philippe Charlier, médecin légiste, archéologue et anthropologue, directeur de la recherche et de l’enseignement au musée du quai Branly, il dirige également la mythique collection « Terre Humaine », chez Plon. Beaux états de service ! Faut-il y ajouter également que c’est un homme de terrain, grand connaisseur du Bénin et de Haïti, lui-même initié au vaudou et auteur d’un excellent ouvrage sur la question (1). Le mot « zombi » est d’origine de l’Afrique de l’ouest et désigne l’esprit ou le fantôme d’un mort. Ce mot va prendre une autre signification à Haïti par le contact avec le vaudou, véhiculé par le terrible problème de la traite des esclaves. Cette religion issue des croyances traditionnelles africaines, caribéennes et catholiques va servir à la survie psychologique dans l’esclavage par des pratiques africaines dissimulées sous le masque du catholicisme.

fete-vaudou-ife-voyages-benin-750x375
fete-vaudou-ife-voyages-benin

En marge de la culture vaudou et de ses pratiques, une société secrète est chargée de la justice : la société « Bizango », qui a le pouvoir de changer une personne en zombi. Drogué, privé de liberté, gardé dans un état d’hébétude, le zombi est en fait un esclave au service d’un sorcier, le « Bokor ». Fantastique retour de civilisation, à l’image libératrice de l’image sociale du carnaval de Rio où l’on s’en délivre le temps d’une nuit et de déguisements, où d’anciens esclaves, « zombifiés » deviennent propriétaires de nouveaux esclaves à leur service, devenant momentanément « blancs » par l’asservissement d’autres noirs. Ce que confirme Philippe Charlier dans un entretien au journal « Le Monde » (2) : « Le sorcier qui a zombifié et qui, ensuite, à la garde de son zombi reproduit complètement les détails de l’esclavage. Le nouveau maître lui donne seulement un prénom, le nourrit par terre, sur une feuille de bananier, il y a cette même subordination, et les mauvais traitements ». Revanche post-mortem !

Femmes massai dans le désert
Groupe de Femmes massai alignée dans le désert avec des robes coloorées

Naturellement, chaque « tribu » humaine va adopter une relation particulière à son contact avec l’ « au-delà », mais pour toute civilisation se pose, en fait, une étrange question : comment vivre en paix et en bonne intelligence avec les morts ?

Une deuxième et passionnante exposition nous permet l’approche de la culture yiddish et du monde ashkénaze (toujours vivant malgré l’horreur de la Shoah), et du folklore mystique de l’Europe centrale, entourant le personnage du « Dibbouk ».

Ii-les esprits bougent pas mal aussi du côté du shtetl (3).

Les expositions organisées par le Musée d’Art et d’Histoire Juive sont toujours couronnées de succès. Il en sera de même pour celle-là, à coup sûr, intitulée : « Le Dibbouk, Fantôme du monde disparu » et qui dure jusqu’au 28 janvier 2025.

Est présentée là l’une des figures les plus marquantes de la culture juive. Un Dibbouk est un esprit errant qui vient prendre possession d’un autre corps et reste en suspens entre le monde des morts et celui des vivants. Une pièce de théâtre va voir le jour, tardivement, fruit d’une grande enquête ethnographique, devenant ainsi une œuvre emblématique du théâtre yiddish au départ, avant l’appropriation de cette pièce par le judaïsme en général et largement les non-juifs également.

La pièce met en scène une petite communauté religieuse du temps de l’Empire russe qui va se trouver confrontée à la possession d’une jeune fille, Léa, par un esprit que l’on va finir par identifier comme l’esprit d’un mort. Celui-ci est Hanan, jeune élève de l’école talmudique, étudiant de la Cabbale en secret, qui va mourir de chagrin en apprenant que Léa, a qui il était destiné, va se marier à un autre sur l’injonction de son riche marchand de père. Le jour du mariage de Léa, Hanan devient Dibbouk et entre dans le corps de la jeune fille pour empêcher ce mariage, durant la traditionnelle visite que la jeune mariée fait au cimetière pour informer et faire participer sa mère, en parlant et dansant devant sa tombe. Dès lors, ils ne sont qu’un en demeurant cependant deux. Comme dans le poème d’Alfred de Musset :

« Où tu vas, j’y serai toujours,
Jusques au dernier de tes jours,
Où j’irai m’asseoir sur ta pierre
»

Pour les libérer et rétablir l’équilibre entre les mondes, un jugement doit avoir lieu et c’est au cours de ce jugement que l’on apprend que le père de Léa s’est rendu coupable d’avoir non-respecter la promesse faite au père de Hanan de lui faire épouser sa fille, s’il en avait une. Malgré les prières et menaces du sage Rabbi Azriel, allant jusqu’à l’excommunication, le « Herem », les « deux qui ne font qu’un », ne se quitteront pas :

« Léa : Pourquoi m ‘as-tu quittée ?
La voix de Hanan : J’ai brisé toutes les barrières, j’ai passé à-travers la mort, j’ai dit non aux lois qui régissent le monde depuis l’origine des générations. Je t’ai quittée mais pour revenir encore.
Léa : Reviens vers moi, mon époux.
La voix de Hanan : J’ai quitté ton corps mais je possède ton âme
»

Durant cette dernière scène, une mélopée très platonicienne ou très faustienne est entendue :

« Pourquoi, pourquoi
du haut des sommets,
l’âme se précipite-t-elle
vers les gouffres ?
Mais la chute porte en elle
l’élan de la remontée »

Message optimiste s’il en fut ! Il n’est pas évident que l’homme sorte de la caverne ou en ait envie véritablement !

L’auteur de cette pièce, écrite en 1917 (4), qui marque tant la culture juive est An-Ski (1863-1920), de son vrai nom Shloyme Zanvl Rappoport est né en 1863, près de Vitebsk, aujourd’hui en Biélorussie (ville-phare du peintre Marc Chagal, lui aussi terriblement influencé par le vécu et les croyances des communautés juives locales yiddish), et mort à Otwock en Pologne en 1920. Il était à la fois journaliste, auteur, ethnographe, spécialiste de la culture yiddish. La pièce rend compte des légendes sur les Dibbouks qu’il nota au cours de son enquête ethnographique et ethnomusicologique qu’il mena en Pologne, accompagné du compositeur Joël Engel, faisant ainsi de la pièce un théâtre documentaire qui témoigne de la vie religieuse et quotidienne des Juifs de l’Europe de l’Est dans les shtetl, mais tout en bousculant la morale religieuse : l’amour des deux êtres dans cet étrange relation morte-vivante se moque des contraintes sociales et aux yeux de la communauté, le Dibbouk reste l’incarnation du mal. Pour la petite histoire, il convient de se rappeler que lorsque le Mossad enleva Adolph Eichman en Argentine pour l’accuser de génocide au procès de Jérusalem, un message codé fut adressé à Jérusalem qui informait que « le Dibbouk est capturé » !

Il est, en tout cas, passionnant de voir une exposition classique consacrée à une pièce de théâtre (et aux adaptations cinématographiques dont elle sera l’origine, ainsi qu’un opéra) qui a si profondément marqué l’inconscient collectif juif d’Europe centrale. Le Dibbouk fut créé en 192O, juste après la mort de An-Ski, par la troupe théâtrale célèbre de Vilna qui fit des tournées mondiales entre les deux guerres mondiales, notamment à New York. Un autre groupe théâtral, Habima, reprendra la pièce de nombreuses fois à Moscou à partir de 1921.

Le Dibbouk est la représentation d’un double discours à-travers le personnage possédé, comme par exemple le fantôme du père d’Oedipe qui, dans la pièce de Sénèque, dénonce son fils incestueux et parricide par la voix d’un messager (5). Dans les régions où se passent ces croyances il convient aussi de signaler qu’existait une opposition larvée entre le judaïsme classique du Talmud et le courant hassidique porteur d’une foi naïve, d’un lyrisme attendri qui prend naissance dans une sorte de morale de joie humaine, une allégresse des âmes simples qui accèdent ainsi à une communion directe avec le divin. Vécu nouveau, étranger à l’esprit judaïque traditionnel. L’engouement des foules se dirige vers les « Tsadiks », les justes, ceux qui sont dans la compassion et la compréhension des faiblesses humaines et intercèdent auprès de Dieu pour les âmes égarées. Ils conseillent, guérissent, conjurent la stérilité des femmes et remettent les âmes sur le juste chemin. Dans ce monde, la frontière entre le divin et l’humain s’efface et le monde terrestre et les mondes inconnus peuplés d’esprits se mélangent. L’homme est toujours dans les limites de ce qui le sépare du licite et de l’interdit. A sa mort, son âme entre dans le cycle des métempsychoses où il se réincarne dans divers corps humains, animaux ou végétaux dans lesquels elle aspire à se purifier. Un autre aspect, historique, vient conforter la légende du Dibbouk : des millions d’âmes de personnes assassinées durant la seconde guerre mondiale seraient en errance et viendraient s’installer dans le corps des vivants pour évoquer, « en double », leur détresse et le devoir d’être vigilants…

Iii-bonjour y’a quelqu’un ?

Bible ancienne

Cette quête du double, sous forme de fantôme, est un fait récurant dans l’art de tous les temps, dans la peinture, la littérature, le chant, etc. A croire que la culture repose sur les fantômes ! Ces derniers étant souvent les représentants de ce qui « n’est pas bien » : une position intermédiaire entre les morts et les vivants, sortes de négociateurs permanents entre le bien et le mal, mais pas à leur place dans la logique de la vie. Les fantômes seraient un contre-sens ! L’exemple vient de haut : dans la Bible, nous lisons avec surprise que Dieu lui-même, négocie avec Satan pour mettre à l’épreuve la foi de son serviteur Job, pour bien montrer que c’est gratuitement qu’il le sert et il le livre à Satan, sorte de double, pour un pari que l’on pourrait de qualifier de pervers : « L’Eternel dit à Satan : voici, tout ce qui lui appartient, je te le donne, seulement ne porte pas la main sur lui » (Job 1,12). Amère victoire de Job : il conserve la foi, mais perd tout ce qui constituait son entourage : famille, troupeaux et il est l’objet des critiques de sa femme et de ses amis qui ne cessent de le mettre en garde contre ses fautes, alors qu’il est un modèle de croyant. Satan jouerait-il le rôle de Dibbouk pour Dieu ?!

Dans une vision plus scientifique des choses, Sigmund Freud, si influencé par la culture juive de la « Mittel Europa », va vite mettre à jour que le discours du Dibbouk est celui de l’inconscient qui parle en nous, de façon permanente, hors de la raison. La psychanalyse, durant toute son existence, va s’intéresser à ce double discours, allant de la névrose à la psychose où l’inconscient parle « en direct ». Nous ne citerons là que deux analystes qui, dès le départ, vont s’intéresser à ce domaine : Karl Abraham (6) et Otto Rank (7). Freud lui-même va s’intéresser à un phénomène de possession en traitant le cas du peintre Christophe Haitzmann (8). La psychanalyse nous apprend que nous sommes tous occupés par des tas de fantômes plus ou moins bruyants, qui viennent de souvenirs et d’affects jamais résolus et qui pointent le nez à la faveur d’événements extérieurs qui nous les rappellent.

Bon, une solution : embarquer nos fantômes personnels et nous ruer à ces deux passionnantes expos !

Notes

(1) Charlier Philippe : Vaudou. L’homme, la nature et les dieux. Paris. Ed. Plon. 2022.

(2) Journal « Le Monde » du mardi 15 octobre 2024. (Page 26).

(3) Shtetl : Mot yiddish désignant un quartier ou un village majoritairement juif en Europe centrale, avant la seconde guerre mondiale.

(4) An-Ski : Le Dibbouk. Montreuil. Ed. De l’Arche. 2024.

(5) Katuszewski Pierre : Ceci n’est pas un fantôme. Essai sur les personnages de fantôme dans les théâtres antiques et contemporains. Paris. Ed. Kimé. 2011.

(6) Abraham Karl : Psychanalyse et culture. Paris. Ed. Payot. 1966.

(7) Rank Otto : Don Juan et le double. Paris. Ed. Payot. 2001.

(8) Freud Sigmund : Essai de psychanalyse appliquée. Paris. Ed. Gallimard. 1933. (Pages 211 à 251)

Bibliographie

Verger Pierre : Dieux d’Afrique. Paris. Ed. Hartmann. 1954.

Charlier Philippe : Rituels. Paris. Ed. Du Cerf. 2020.

Charlier Philippe : Zombis. Enquête anthropologique sur les morts-vivants. Paris. Ed. Tallandier. 2015.

Deschamps Hubert : Les religions de l’Afrique noire. Paris. PUF. 1960.

Niborsksi Irschok : Théâtre yiddish II. Paris. Ed. De l’Arche. 1993.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

Abonnez-vous à la Newsletter

DERNIERS ARTICLES