« Le divin Platon estime que l’âme céleste et immortelle meurt pour ainsi dire quand elle entre dans le corps mortel et terrestre, mais qu’elle revit quand elle en sort. Mais avant qu’elle quitte le corps par la loi de la nature, il est bon qu’elle en sorte par une certaine application à la méditation, lorsque la Philosophie, médecine des maladies humaines, purge et réveille au moyen de remèdes moraux, la petite âme ensevelie dans la boue pestifère des vices ».
Marsile Ficin. Grand humaniste de la renaissance (1433-1499)
La Franc-Maçonnerie, dans son imaginaire, se voit souvent l’héritière directe du siècle des Lumières, mais les historiens émettent quelques doutes sur ce « roman familial » : la participation de Maçons à ce mouvement est plus que limitée et les appartenances sociologiques de la Maçonnerie s’orientaient plutôt vers la noblesse, les hommes d’affaires, commerçants, certains ecclésiastiques, et des hommes attirés par cette nouveauté exotique venant du Royaume Uni (déjà !). L’attrait des banquets après les tenues et la mise à distance des femmes et du milieu familial y jouèrent aussi un rôle important ! Le sociologue et historien, Roger Priouret, évoque cette question avec bonheur (1). Les intellectuels philosophes, il faut le reconnaître, y étaient peu nombreux et les orientations politiques les plus « révolutionnaires » nourrissaient juste quelques sympathies pour une monarchie constitutionnelle « à l’anglaise » ! Nous retrouverons d’ailleurs durant la Révolution Française ce clivage dans les statistiques : le nombre d’exilés Maçons fut considérable (Servant d’ailleurs souvent dans les armées étrangères contre la Révolution et l’Empire !) alors que les Maçons révolutionnaires furent très rares et souvent suspectés et condamnés par la Révolution elle-même !
Un autre élément philosophique vient troubler le débat : on considère, souvent à tort, que le 18 em siècle joue un élément déterminent dans l’évolution des idées et que la Révolution est l’une de ses conséquences. En fait, cette évolution nous vient de plus loin : la Renaissance signe la fin d’un Moyen-Age chrétien en réintroduisant la philosophie antique en Europe, via le monde musulman, et la comparant à la théologie chrétienne qui était maître-d’oeuvre à penser de l’occident et ce, malgré des divisions internes qui menaçaient déjà l’édifice. La lecture des textes sacrés dans les langues d’origines, hébreu et grec notamment, va jouer un rôle fondamental dans la naissance de la Réforme protestante mais aussi donner naissance à tout un courant de « Libertinage érudit » qui va s’épanouir au 17e siècle. Courant proche de l’athéisme, qui va réintroduire la philosophie antique et s’en servir pour tenir à distance la théologie chrétienne. Les audaces des philosophes de cette époque rendent ternes celle du 18e siècle ! Il suffit pour s’en convaincre de lire, par exemple, les ouvrages de Gassendi, Théophile de Viau, Cyrano de Bergerac, Scaron, Ninon de Lenclos, Saint-Evremond (2).
Cette réhabilitation de la pensée antique va voir le jour en même temps que l’ « Humanisme » qui replace l’homme au centre du Cosmos et qui commence à prendre distance vis-à-vis de Dieu au profit d’un très important néo-platonisme. Souvent, et paradoxalement, ce sont des « hommes d’Eglise » qui seront à l’origine du mouvement. L’un des exemples les plus significatifs est sans doute celui de Marsile Ficin le toscan. Erwin Panofsky, grand spécialiste de l’art, en parlant du mouvement hérité de Marsile Ficin écrit (3) : « Ce qui rendit ce mouvement si irrésistible à tous les beaux esprits de la Renaissance, depuis les théologiens, les humanistes et les philosophes de la nature jusqu’aux hommes de mode et aux courtisans, est précisément ce qui déplaît aux historiens modernes de la science et de la philosophie qui limitent le concept de cette dernière à l’analyse de la connaissance et du connaissable, et celui de la première à l’analyse mathématique (ou à la précision) d’observations expérimentales : il a brouillé ou aboli toutes les barrières qui avaient maintenu les choses à part- mais aussi en ordre- durant le Moyen-Age, et qui devaient être érigées à nouveau, dans des conditions et avec des modifications dépendant de leur disparition temporaire, par Galilée, Descartes et Newton ».
I- UN DRÔLE DE PAROISSIEN !
« La philosophie use des instruments et dialectiques créés par ses propres mains pour découvrir le vrai dans la contemplation du réel, l’honnête par l’usage du réel et le bien dans l’un et l’autre. Aussi communique t-elle maints principes de contemplation, maints préceptes d’actions et maintes instructions communes aux deux, mais de cet ensemble, une chose me paraît essentielle que je vais souligner : la fin est autant supérieure aux réalités qui s’y réfèrent que le maître l’est aux serviteurs »
Marcile Ficin (Lettre à Giovanni Cavalcanti)
II- CHEMIN FAISANT AVEC PLATON, PLOTIN, JESUS CHRIST ET LE PRINCIPE !
« Comment se fait-il que rien ne soit plus obscur que la lumière, quand il n’y a pourtant rien de plus clair, puisqu’elle élucide et fait connaître clairement toutes choses ? »
Marsile Ficin
Marsile Ficin est, dès sa jeunesse, fasciné par Platon. Son époque, parfaitement néo-platonicienne, ne fait que l’encourager dans ce sens. Il va y ajouter une parfaite connaissance de Plotin par la suite. Chez ce dernier, c’est le désir de l’unité est prioritaire : contempler signifie se chercher et se trouver sois-même dans l’être contemplé (ce qui sera développer par Emmanuel Levinas dans le miroir du visage de l’autre), mais nous devons aborder la contemplation à divers niveaux : du vivant le plus humble jusqu’à l’Intellect divin. Il écrit : « La contemplation part de la nature pour remonter à l’âme, puis de celle-ci vers l’Intellect, et les contemplations deviennent toujours plus appropriées à ceux qui contemplent, elles s’unifient à eux » (Traité 30 – 3, 8).
Chez Plotin, on s’élève en s’unifiant et en se purifiant de ce qui n’est pas soi. Pour Ficin, il est exact que la contemplation et l’élévation sont les meilleurs moyens d’accès à la pensée de Platon : parcourir à rebours les figures de l’être et de la vie conduisent à atteindre Dieu lui-même qui est l’accomplissement parfait et infini de la « Theoria », cette réalisation de soi-même à l’aide du cheminement qui est un pèlerinage vers sa vérité et la rencontre avec le Principe. On ne contemple qu’en se dénudant, en laissant tomber les liens qui nous rattachent au corps ou à toute forme de multiplicité. Alors que pour Plotin, la purification va de l’âme à l’Intellect jusqu’à l’UN, la purification ficinienne va de l’âme vers l’Ange, jusqu’à Dieu.
L’Ange, chez Ficin, n’a pas la même fonction que l’Intellect plotinien, car pour lui, Dieu crée directement l’âme sans en passer par l’Ange, alors que dans la procession plotinienne l’âme dérive de l’UN par la médiation de l’Intellect. La structure ternaire de Ficin est celle qui se rapproche le plus directement de la pensée initiale de Platon. Pour l’un et l’autre penseur, c’est dans le rapport au corps que se joue l’étape initiale qui rend la contemplation possible. Plotin évoquait déjà l’ « infection » du corps capable de contaminer l’âme et de lui barrer toute faculté d’élévation. Pour lui, et pour Ficin, c’est dans le rapport d’une âme affaiblie à son propre corps que croit le danger, lorsque la nature psychique se trouve altérée et rendue impuissante d’éprouver la joie véritable à laquelle elle est destinée à l’origine. L’âme, en premier lieu, doit dépouiller son objet de tout rapport à la matière.
Avec le philosophe musulman Averroès, Ficin soutient le paradoxe d’un corps non-matériel du ciel, intermédiaire entre les corps matériels et les réalités intemporelles. Mais c’est en dépassant le ciel lui-même que l’âme accède aux réalités incorporelles que sont l’âme et l’ange. Mais bientôt un nouveau paradoxe se pose : celui d’une lumière purement incorporelle et Ficin s’inscrit alors dans le néo-platoniste d’une « métaphysique de la lumière », où la lumière est forme et acte. Elle est une manifestation qui peut être aussi bien sensible que non-sensible de la densité intérieure de l’être. Selon Plotin, la réalité intelligible est la « vraie lumière » donc la lumière originelle d’où émane la lumière visible. Ficin propose de parcourir les différents états de la lumière jusqu’à atteindre la lumière invisible et infinie du Principe, ce qui est le cheminement chez Platon et Plotin. A ce stade, « On se voit soi-même illuminé et rempli de lumière intelligible, ou plutôt, on se voit comme la lumière elle-même, pure, sans pesanteur, légère, car on devient Dieu, où plutôt, on est Dieu » (Traité 9).
Cette vision panthéiste audacieuse de Plotin sera tenue prudemment à l’écart par Ficin (C’est l’époque ou Giordano Bruno et d’autres sont condamnés pour leurs pensées hérétiques !), néanmoins, il reprend et amplifie le thème platonicien de a continuité de la lumière qui guide l’âme de l’éclat sensible jusqu’à la splendeur intelligible. Il précise que cette unité cherchée et espérée n’est décelable qu’en Dieu qui serait « Souverain acte et souveraine puissance », et qu’en lui, « Il y a identité de la puissance et de l’acte, du pouvoir et de l’être ».Plotin va en conclure par l’absolue liberté du Principe, amenant celle de l’homme. Le destin si cher aux Grecs est relégué et l’idée de « libre arbitre » fait doucement son apparition. Plotin et Ficin se retrouvent encore dans la distribution des rôles respectifs de la volonté et de l’intellect dans l’appréhension du Principe, qui débouchait, dans la pensée médiévale, en une querelle des tenants de la supériorité de l’intellect dans la saisie du Principe (St. Thomas d’Aquin et l’école dominicaine), et ceux qui professaient la supériorité de la volonté (Duns Scot et les Franciscains). Pour Plotin, l’ivresse de l’amour du Principe est préférable à la saisie contemplative de l’intellect sobre et sûr de sa puissance. Ficin sera dans la même ligne de pensée quand il évoque la puissance de désirer Dieu : « La lumière de Dieu, parce qu’elle excède même les limites de l’intellect, est absolument inintelligible à l’intelligence humaine naturelle, mais on ne la croit et on ne l’aime que d’avantage et, chérie, elle paraît répandue comme une grâce » (Argument pour la théologie platonicienne. Chapitre X).
Pour l’un comme pour l’autre, c’est la puissance du désir, purement passive et réceptive, qui permet l’accueil de l’Absolu. Par conséquent, Ficin ne se contente pas d’être un interlocuteur et un traducteur du néoplatonisme, il est lui-même un authentique philosophe néoplatonicien. Paradoxalement, il reste aussi un penseur chrétien convaincu. Pour lui, le platonisme est une sorte de propédeutique qui doit, selon le mot de Blaise Pascal « disposer au christianisme » (Pensées). La révélation chrétienne trouve dans la philosophie platonicienne une structure de pensée prête à accueillir ses dogmes, allant parfois jusqu’aux limites de l’hérésie : par exemple dans l’acceptation de la théorie platonicienne du « circuit perpétuel des âmes », c’est à dire la réincarnation. Pour Ficin, l’âme après la mort, monte du sensible vers l’intelligible, et au prochain cycle de réincarnation, descend prendre un nouveau corps. Eternelle image du mythe de la caverne ! L’ambition de Ficin est d’assimiler l’héritage platonicien, ou d’opérer des sélections, en fonction de l’orientation fondamentalement chrétienne de sa pensée. Il décrit Dieu comme « la raison du monde tout entier qui embrasse en elle-même toutes les raisons de toutes les parties du monde ». Dieu, chez lui, devient comme chez Plotin le « logos » du monde, l’ «Âme du monde ». Ficin tente de rapprocher Platon de St. Anselme, quand ce dernier écrit que Dieu est l’ « ens quo nihil majus cogitari possit », l’ « être que rien de plus grand ne peut être pensé » (Argument pour la théologie platonicienne. Chapitre II). S’il est vrai que Ficin « platonise » le christianisme, il tente aussi de christianiser le platonisme en irriguant sa présentation de la « contemplation platonicienne » de formules et de schémas conceptuels d’origine typiquement chrétienne.
Cependant, le platonisme reste étranger à toute pensée humaniste que prône Ficin : pour Plotin, par exemple, l’homme n’a qu’une très modeste position dans la hiérarchie du réel. L’âme individuelle de l’homme est une âme déchue, largement inférieure à l’ « Âme du Tout » et des deux principes que sont l’Intellect et l’UN. Pour Ficin, au contraire, l’homme est « copula mundi », le « Lien du monde », en cela qu’il tient le milieu entre le corporel et le divin. Il ira encore plus loin dans sa pensée : l’homme n’est pleinement lui-même que s’il parvient à se déifier. Il écrit : « Tout l’effort de notre âme est de devenir Dieu. Un tel effort est aussi naturel aux hommes que le vol des oiseaux. Cet effort est dans tous les hommes et partout : il ne résulte donc pas de qualité contingente d’un homme en particulier » (Argument pour la théologie platonicienne. Chapitre XIV, 1). Si l’idée de l’ « humanitas » est appropriée à l’homme, ce n’est pas qu’elle enferme l’homme dans le narcissisme, mais parce que l’idée de l’humanité est déjà, en elle même une ouverture vers le divin. La déification de Platon et du platonisme va déboucher (sans doute sous l’influence du mythe de la caverne) sur une passion de ce qu’il en serait du concept de lumière.
III-MARSILE FICIN « FILS DE LA LUMIERE » OU PROPHETE DU « SIECLE DES LUMIERES » (« QUID SIT LUMEN ») ?
« C’est pourquoi la philosophie, pour la rendre intelligible en peu de mots, est l’ascension de l’esprit depuis les régions inférieures jusqu’aux régions supérieures, depuis les ténèbres jusqu’à la lumière, selon un mouvement dont le principe est un élan communiqué par l’intelligence divine, dont le milieu consiste en les facultés d’éducation dont nous avons parlé, dont la fin réside dans la possession du souverain bien et le fruit dans le droit gouvernement des hommes. »
Marcile Ficin (Lettre à Giovanni Cavalcanti)
Marsile Ficin peut-être considéré comme un véritable « amoureux de la lumière » et, à ce titre,intéresse les Franc-Maçons, que l’on partage ou non sa vision spirituelle. De son élève Pic de la Mirandole à Giordano Bruno, de Botticelli à Balthassar Castiglione, l’influence sans précédent de ses travaux qui reposent sur une haine de l’obscurité et une passion de la lumière (frisant parfois le paganisme !) en font l’une des plus importante figures du Quattrocento. Mais : « Quid sit lumen ? », qu’elle est donc l’essence de cette lumière ? La lumière, elle même, répond : « Moi, je suis esprit, je suis splendeur spirituelle. Et puisque c’est justement mon rôle que tu me demandes, c’est avec grand plaisir que je l’expose : la lumière est une émanation en quelque sorte spirituelle, soudaine et très étendue des corps dont elle n’altère pas la nature » (Quid sit lumen. Page 19). Pour Ficin, elle est l’émanation de la quantité, de la figure et du mouvement pour tous les corps. Vision aristotélicienne qui évoluera vers une direction platonicienne au fil du temps. Ficin, naturellement, va ramener la lumière à l’existence de Dieu, mais en se posant la question : si par hasard, la lumière est Dieu lui-même, puisque rien n’est plus obscur et plus lumineux à la fois, c’est que Dieu existe et qu’il est souverainement puissant, sage et bon ; mais rien n’est plus obscur que ce qu’est Dieu dans sa définition même. Ficin va interroger alors son intellect qui répond que Dieu est le père des lumières, chez qui n’existent ni changement qui l’éteindrait ou le ruinerait, ni ombre de variation qui le plongerait dans la nuit ou l’éclipserait. Dieu serait lumière « dans laquelle aucune ténèbre n’existe » (Saint Jean. Epitre, 1, 5). Dieu serait une lumière invisible, cause de chaque vérité et de toutes choses et perçoit ainsi clairement et véritablement chaque chose par soi.
Cependant, l’intellect nous avertit de ne pas nous élever soudainement vers cette contemplation, mais de monter par degrés pour n’être pas éblouis et le moins possible aveuglés par l’éclat de la lumière. Mais, l’intellect, dont l’objet est de chercher la lumière intelligible, la trouve partout en tout ce qui peut-être trouvé, car la lumière de chaque être est en même temps sa vérité. Ainsi, la vérité est lumière intérieure et la lumière une vérité se déployant au-dehors (). La raison possède, en fait, deux lumières : une lumière rationnelle et une raison lumineuse qu’il convient de trouver dans la lumière de toute raison qui est elle-même souveraine vérité, certitude et clarté. Dès lors, la lumière en Dieu devient le « Rire du ciel », selon la formule de Ficin, car « Quand les divinités sont joyeuses, les corps célestes, qui sont comme leurs yeux, rient et sont transportés de joie en resplendissant et en se mouvant ». Selon les Pythagoriciens, c’est au son du chant des joyeuses divinités que les sphères mènent les chœurs astraux qui produisent ainsi une merveilleuse harmonie en des mouvements très ordonnés et variés (), et en émanant de la joie des divinités, le rire du ciel, c’est à dire la lumière, réchauffe et transfigure toutes créatures. Voilà pourquoi tous les êtres vivants désirent le plaisir, parce qu’ils sont engendrés non seulement dans le plaisir terrestre, mais aussi par la joie céleste. Cette idée du plaisir (« Voluptas ») est propre au platonisme de Ficin : l’amour s’achève en plaisir parce qu’il est le dernier mouvement par lequel le lien qui nous relie à Dieu « revient à son auteur et l’unit à son oeuvre ». Point de départ de la génération pour les créatures, le plaisir doit-être dans le créateur lui-même la source de la génération. Dieu, créateur, ne peut se passer de ses créatures. Ficin pense qu’il en est même prisonnier !
Il convient de remarquer aussi que la lumière est autre chose que la chaleur : la chaleur du feu pénètre souvent là où ne passe pas l’éclat de la lumière, qui s’étend lui-même beaucoup plus vite et beaucoup plus loin que la chaleur. Il faut que chacun de nous prenne conscience que la chaleur existe par la lumière. Pour Ficin, cela veut dire que la chaleur affective humaine est obligatoirement éclairée par la connaissance lumineuse qui vient du Principe. La lumière est donc, en quelque sorte, plus spirituelle que corporelle. Dès lors, les âmes humaines sont les étincelles de la lumière infuse en eux, et le corps étant très différent de l’âme, la recouvre, comme lors d’une éclipse quand la lune entre en conjonction avec le soleil.
L’esprit se réjouit de sa propre clarté et de celle du soleil ; l’âme, de la clarté de l’esprit et de l’intellect. Mais l’intellect est une lumière en soi totalement invisible en raison de sa subtilité et de son extrême abondance. Ficin écrit () : « Cette angélique et divine lumière aboutit alors sous la raisons dans les intelligences des hommes, mais reste supérieure à la fantaisie… Dans tous les intellects, la lumière est une vie exubérante, une vérité claire et certaine, une joie pleine » (Quid sit lumen. Page 35). En finalité, la lumière (Lumen) est l’ombre de Dieu, un signe divin (Numen), renvoyant l’image de Dieu dans ce temple qu’est le monde. De là sont nées la cause, la conservation et l’animation de toutes choses : « C’est par conséquent vers la vie, la vérité et la joie d’où elle est descendue que la lumière a exhaussé tous les êtres. En son absence tout semble mourir, mais en sa présence tout semble revivre » (Quid sit lumen. Pages 37 et 38). Pour Ficin, le Principe est un, en toutes choses et au-dessus de toutes choses. La lumière est une, en toutes choses et autour de toutes choses. Dans les créations de Dieu, la lumière est une certaine splendeur de la divine clarté. Ce qui est la définition néoplatonicienne de la beauté, et Ficin opère ainsi la double déduction de la Beauté et de l’Amour. Lux, Lumen, Splendor,, Claritas, tous les degrés d’illumination descendent de Dieu jusque dans la matière, engendrant, comme par irradiation, l’articulation de l’être même. La lumière est le lien et la structure de l’univers lui-même, « Lumen est vinculum universi ». Ce qu’on appelle « partout » n’est rien d’autre que la nature même des choses qui est Dieu, Père des Lumières dans la luminologie ficinienne qui est la théorie d’un homme qui se délivre de la mélancolie et de l’inquiétude. La lumière devient un espace ouvert aux circulations symboliques et aux incessantes métamorphoses des formes du désir : « Réjouissons-nous de la lumière sans laquelle nous ne pouvons jouir ni de nous ni de rien » (Ravissement de Paul au troisième ciel). Ficin arrive dès lors, dans la plénitude du « Nichts », du rien, de Maître Eckhart et des rhénans.
IV- EN MATIERE DE CONCLUSION
« Ô par trop admirable intelligence de l’Architecte céleste ! Ô sagesse éternelle sortie de la seule tête du souverain Jupiter ! Ô vérité et bonté infinie des choses ! Ô reine unique du monde tout entier ! Ô lumière véridique et bienveillance de l’intelligence ! Ô ardeur salutaire de la volonté ! Ô incendie bienfaiteur de notre coeur ! Illumine-nous, nous t’en prions, illumine et enflamme-nous au point que nous brûlions entièrement de l’amour de ta lumière, c’est-à-dire de ta vérité et de ta sagesse. Cela seul, ô Dieu tout-puissant, cela seul est connaître Dieu très véritablement, cela est vivre avec Dieu très joyeusement »
Marsile Ficin (Lettre à Giovanni Cavalcanti)
Si besoin en était, cet extrait d’une correspondance de Ficin à son unique ami Giovanni Cavalcanti résume sa pensée et nous ouvre les portes d’une réflexion maçonnique, au-delà d’une idéologie religieuse sous-jacente. Nous dégagerons quelques points essentiels qui nous concernent :
– La Renaissance, placée au centre de l’idéal humaniste, est une véritable résurrection de la place de l’homme au centre
du cosmos comme le prônait la philosophie antique qui avait relégué les dieux à des rôles utilitaires ou à la
représentation symbolique des forces de la nature. En idéalisant et privilégiant l’Antiquité, Ficin fait repasser la
philosophie avant la théologie ou la pensée magique ; ou du moins la met à égalité, ou concurrence,
qui avec la théologie. Spectaculaire révolution face à une Eglise qui se voulait détentrice de la vérité. Au point qu’aujourd’hui, dans le cursus des études de théologie, il serait impossible de ne pas y incorporer la philosophie.
NOTES
– (1) Priouret Roger : La Franc-Maçonnerie sous les lys. Editions Maison de Vic. 2010.
– (2) Leibacher-Ouvrard Lise : Libertinage et utopies sous le règne de Louis XIV. Genève-Paris. Librairie Droz. 1989.
– (3) Panofsky Erwin : La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident. Paris. Editions Flammarion. 1976. (Page 186).
– () Ceci est la définition de la lumière naturelle chez Saint-Augustin (De Magisto, XIII, 40) et chez Thomas d’Aquin (Somma theologica).
– () Chez les Pythagoriciens, la théorie veut que la vitesse et le déplacement des sphères, en fonction du Nombre qui régit toutes choses, engendrent une harmonie sonore, une « Musica mundana », une « Harmonie des sphères ». Ficin consacrera beaucoup d’importance à cette théorie, en particulier dans les fondements de sa médecine astrologique.
– Ficin Marcile : Quid
BIBLIOGRAPHIE
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