sam 23 novembre 2024 - 10:11

Avec poésie, il dessinait si joliment les femmes, notre Frère Alphonse Mucha

« La poésie semble donc bien devoir rester le seul point de hauteur d’où l’homme puisse encore, et pour la suprême consolation de ses misères, contempler un horizon plus clair, plus ouvert qui lui permette de ne pas complètement désespérer. Jusqu’à nouvel ordre Jusqu’au nouveau et peut-être définitif désordre c’est dans ce mot qu’il faut aller chercher le sens que comportait autrefois celui de liberté » Pierre Reverdy (La Fonction Poétique-1950)

« Faute avouée, faute à-demi pardonnée » dit-on. Bon alors, je vais y aller de ma petite confession : l’adolescence fut pour moi la naissance de l’émerveillement sensuel en regardant les représentations féminines de Mucha. Mais, je finis par me dire qu’elles étaient trop belles pour être vraies ! Donc que cachaient-elles et vers quels mondes nous entraînaient-elles ? C’est ainsi que je fis mon entrée dans l’univers de l’artiste et que, dans ce labyrinthe, j’en cherche encore la sortie ! …

Alphonse Maria Mucha (1860-1939) voit le jour dans cette Europe centrale, tellement bousculée par les guerres napoléoniennes et la naissance du réveil des nations. Sa petite ville natale, Ivancice, est placé au sud de la Moravie, sous administration autrichienne. Son père est huissier de justice dans cette ville mais, en 1872, la famille va s’installer à Brno, alors capitale de la Moravie où le jeune Alphonse va devenir pensionnaire du Slovanské Gymnasium.

Comme toutes les vocations, le hasard joue un rôle déterminant en éveillant ce qui sommeille déjà à l’intérieur du sujet : c’est en visitant une église de la ville d’Usti Nad Orlici que Mucha va être impressionné, voire bouleversé, par les fresques de Jan Umlauf (1825-1926), et détermine définitivement son orientation vers la peinture, mais en 1878 sa candidature à l’Académie des Beaux-Arts de Prague est refusée et il participe alors, comme amateur, à des spectacles de théâtre en tant qu’acteur, metteur en scène, et surtout décorateur. Ce qui lui permet d’aller à Vienne l’année suivante et de travailler comme apprenti pour une entreprise spécialisée dans les décors de théâtre. Il perdra malheureusement son emploi à la suite de l’incendie du Ringtheater, le meilleur client de son employeur.

Déjà connu, le comte Eduard Khuen fait appel à lui pour décorer son château d’Emmanhof et aidera financièrement Mucha quand, à l’automne 1885, il commence des études à l’Académie des Beaux-Arts de Munich. Se lançant dans l’aventure, il s’installe à Paris, en 1887, pour étudier à l’Académie Julian, toujours avec le soutien financier du comte Eduard. Il devient président du « Lada Club », association d’étudiants tchèques, polonais et russes. Il écrit : « L’artiste doit rester fidèle à lui-même et à ses racines nationales ». Né en pleine renaissance nationale tchèque, il aspire profondément à une nation indépendante de l’empire austro-hongrois. Déjà adolescent, il illustrait des magazines satiriques. A Paris, alors capitale européenne des arts, artistes et étudiants affluent de tous pays et se regroupent en communauté. Après la présidence du Lada Club, il deviendra président de la « Besada », qui regroupe essentiellement la communauté tchèque.

Durant deux ans, il suit les cours de l’Académie Julian, puis de l’Académie Colarossi. Mais, au début de 1889, le comte, sans doute exaspéré par les engagements nationaliste de Mucha, cesse de le soutenir financièrement et le « Bohémien à Paris » est contraint de travailler pour gagner sa vie !

Il commence à travailler comme illustrateur pour des éditeurs de Paris et de Prague et, en 1890, il participe à un cercle d’artistes comprenant Paul Sérusier et ceux que l’on appelle les « Nabis » qui se réunissent dans la crèmerie de madame Charlotte Caron, rue de la Grande Chaumière ! C’est en 1891 que Mucha rencontre Paul Gauguin avec lequel il nouera une longue amitié et qu’il appelle le « violent sauvage » ! Il commence aussi à travailler pour l’éditeur parisien Armand Colin. Parallèlement, il donne des cours de dessin dans son atelier qui deviendront les « Cours Mucha » à l’Académie Colarossi. Mais, c’est le 1er janvier 1895 que son succès voit une accélération : il fait paraître l’affiche de « Gismonda », pièce où joue Sarah Bernhardt et signe un contrat de six ans avec elle, pour concevoir les décors, les costumes et les affiches de ses productions. Il rejoint le « Salon des Cent », groupe d’artistes défendus par la revue « La Plume » et signe un contrat d’exclusivité avec l’imprimeur Champenois et crée ses premières séries de panneaux décoratifs : « Les saisons ». En 1897, au Salon des Cent, une exposition personnelle est organisée et La Plume lui consacre un numéro spécial. La notoriété frappe à sa porte !

Cependant, Mucha ressent le manque d’une dimension spirituelle à son talent. Il va la trouver avec sa rencontre avec le célèbre dramaturge suédois August Strindberg (« Mademoiselle Julie », « Le songe », « Le père », « La danse de la mort »), ami de Paul Gauguin. Strindberg (1849-1912) est passionné par le mysticisme, l’occultisme et la théosophie. Ils vont discuter régulièrement sur la philosophie, ce qui fera naître chez Mucha la conviction qu’il existe des « Forces mystérieuses » qui guident la vie des individus. Cet échange avec Strinberg va le conduire à demander son entrée au Grand Orient De France et il est initié le 25 janvier 1898. Pour lui, la Franc-Maçonnerie est l’aboutissement d’une recherche spirituelle où prône l ‘« amélioration de l’humanité » et la « conscience de la liberté », autour de trois vertus « La Beauté, la Vérité et l’Amour » qui représentent pour lui les « pierres angulaires » de la condition humaine par son travail, il pense contribuer au progrès de l’humanité. Au travers des paroles du « Notre-Père » illustrées et commentées, publié en 1899.

Ce livre adresse aux générations futures un message sur la manière dont l’homme peut atteindre la vérité universelle. Mucha conservera une grande fidélité à la Maçonnerie et, de retour chez lui, il sera membre fondateur de la première loge maçonnique tchécophone et, nous constatons qu’en 1923, il sera élu « Souverain Grand Commandeur » du Suprême Conseil tchèque. La Franc-Maçonnerie va exercer aussi sur lui des influences surprenantes, notamment dans son regard sur les femmes dans lesquelles, au-delà de la sexualité, il cherchait une dimension spirituelle, qui va le conduire à se réapproprier l’amour courtois dans ses composantes.

Chez le peintre qui était, très « Sitz im Leben » comme disent les Allemands, très ancré dans la réalité, sous l’influence de son vécu maçonnique sans doute et de ses fréquentations, il va orienter de plus en plus son art vers le dépassement de la simple représentation pour amener son public vers une dimension spirituelle. Et ce, surtout dans le domaine de l’image de la féminité : l’attirance que nous ressentons ne nous conduit pas fatalement au désir sexuel, mais nous oriente vers « quelque chose » qui est « plus loin ». Etrangère pour nous ,l’idée que Mucha fut un ascète évaporé : sa vie sentimentale est largement évocatrice du contraire ! Il met en mouvement l’idée que, comme chez Platon dans le « Banquet » ou dans les peintures de Botticelli, le « Beau », nous fait dépasser le corps de l’autre pour diriger ses pas vers « L’Idée ». Ce qui amène la distinction fondamentale entre une sexualité vécue et l’attirance qui n’est qu’un fil conducteur vers l’ « Innommable ». Il nous propose d’entrer dans la distinction du corps et de l’âme, sans faire le rejet de l’un ou l’autre. Il écrit : « La mission de l’art est d’exprimer les valeurs esthétiques de chaque nation conformément à la beauté de son âme. La mission de l’artiste est d’enseigner au peuple à aimer cette beauté ».

En fait, Alphonse Mucha, à travers sa représentation du féminin, s’inscrit dans un retour à l’ « amour courtois », un discours où la femme existe dans le corporel mais aussi dans la transcendance de l’insaisissable. Rappelons qu’au début du XIe siècle à la fin du XIIIe siècle, l’amour courtois va être le véhicule du sentiment chez les chevaliers et les poètes ; troubadours dans le midi de la France, « Minnensänger » dans l’aire germanique. Cet amour courtois est le successeur du « De Arte Amandi » d’Ovide et est une scolastique de l’amour malheureux ou, en tout cas, d’un amour de l’insatisfaction qui conduit à la poursuite du désir, car l’objet de l’attention est inatteignable. En fait, c’est l’amour de l’absolu qui s’incarne dans un objet sans finalité, qui demeure une attirance provisoire pour atteindre l’Idéal. Cet objet transitoire est, par excellence, « La Dame ». Mais il n’y a pas possibilité de chanter la Dame, sans le présupposé d’une barrière qui l’entoure et l’isole (comme le « Saint des saints » !). Elle se présente donc avec des caractères dépersonnalisés : l’objet, « Das Ding » (la «Chose ») est transformée en une fonction symbolique. Elle devient alors une sublimation qui est privée de quelque chose de réel et qui amène ainsi à un désir permanent car jamais assouvi. Il y a tension permanente vers cet objet mais jamais satisfaction avec lui. Il n’est que le relais dans la tentative de fusion avec l’Autre qui est le véritable objet. L’amour, dans la vision de l’amour courtois, c’est l’amour de l’Autre à travers l’amour de l’autre. Jacques Lacan écrit (1) : « Cet acte, cette fusion, nous ne pouvons jamais savoir s’il s’agit d’union mystique, de reconnaissance distante de l’autre, ou d’autre chose.

Dans bien des cas il semble qu’une fonction comme celle du salut, de la salutation soit pour l’amoureux de l’amour courtois le don suprême. Le signe de l’Autre comme tel, et rien de plus. Cela a été l’objet de spéculations qui ont été fort loin, jusqu’à identifier ce salut avec celui qui réglait le consolamentum, les rapports des grades les plus élevés de l’initiation cathare ». Dans l’amour courtois, s’adresser à un objet est, en fait, avoir un dialogue avec un Autre objet symbolique « au-delà », « beyond », et d’en attendre la réponse sous forme d’approbation ou de réprobation, tel un père ou une mère symbolique. L’objet de l’amour courtois est le point de jonction qui s’opère entre moi et cet Absolu transcendant, dont j’espère la réponse et ne constate que le silence, lui, le « Trésor des signifiants » qui serait pourtant le lieu de l’origine de la parole et de la loi.

L’objet convoité est donc toujours de l’ordre de l’imaginaire, qui nous sert seulement à aller vers un Autre encore plus inconnu. Ce qui fait dire à Pascal Quignard que le désir est un douloureux phantasme (2) : « Le désir est une chose beaucoup plus « noire », beaucoup plus atroce que les sociétés modernes ne se le présentent. Le fond du désir est un « rayon de ténèbres ». Cicéron a défini le désir dans Tusculum IV : Desiderium est libido vivendi ejus qui non adsit. Le désir est la libido de voir quelqu’un qui n’est pas là : la desideratio est la joie de voir l’absent. Le latin dediderium se traduit le plus souvent en français par les mots souvenir ou regret ou mélancolie ou désespoir… Le désir est l’appétit de voir l’absent ». Saint-Augustin écrivait aussi : « Qu’est qu’un homme ? Des yeux et des fantômes ». Cette prise de conscience pourrait nous amener à ce que Jacob Boehme appelait en allemand, le « Ewig nichts », le « Rien éternel » qui serait le fondement ultime du réel ou le désenchantement qu’évoque le psychanalyste Georges Favez (3) : « On n’apprend rien de l’illusion et tout au plus qu’elle est illusion. On apprend que la désillusion ». A moins qu’au cours du voyage dans cet amour courtois nous tombions, par hasard, sur ce que nous cherchions, comme l’évoque Marcel Jouhandeau (4) : « Enfin le regard qu’on cherchait depuis le commencement du monde on le rencontre : il y a là quelque chose d’unique, de caché derrière des murs et des murs qu’il faut prendre l’initiative et se donner la peine de franchir à ses risques et dommages, pour mériter la confidence disputée, le droit d’entrer dans le secret des secrets, le Saint des saints, c’est un être vivant ou mort, quel qu’il soit, si humble soit il »…

En 1899, le gouvernement autrichien passe une commande à Mucha pour l’exposition universelle de Paris de 1900, notamment pour la décoration du pavillon de la Bosnie-Herzégovine. Ce qui lui vaudra, en 1901, de recevoir la légion d’honneur pour sa contribution et est élu membre de l’Académie Tchèque des Sciences et des Arts. Sur un plan affectif, il rencontre en 1903, Maruska Chytilova, étudiante tchèque en art et qu’il épousera à Prague en 1906. Deux enfants naîtront de cette union : sa fille Jaroslava en 1909 et son fils Jiri en 1915.

Va débuter une période américaine dans sa vie à la suite de rencontres amicales et professionnelles : en 1904, il fait un premier séjour aux U.S.A. où il peint des portraits de notables et fait la connaissance de Richard Crane (1858-1939) qui sera le mécène de l’oeuvre future de Mucha intitulée l « Epopée Slave ». Il retournera en Amérique du Nord en 1906, où il commence à enseigner à l’ « Art Institute of Chicago ». Mais, il ressent le besoin d’un retour aux sources de l’Europe centrale et, en 1910, il revient à Prague pour travailler aux fresques murales de la Maison Municipale et, un an plus tard, s’installe avec sa famille au château de Zbiroh, en Bohème occidentale et commence à travailler sur ce qu’il voit comme l’œuvre de sa vie : l’épopée slave. La première guerre mondiale va bouleverser la vision traditionnelle de Mucha : en 1918, la Tchécoslovaquie voit le jour à la suite de la dissolution de l’Empire austro-hongrois. C’est d’ailleurs Mucha qui va concevoir les premiers timbres-poste et billets de banque du nouvel état !

C’est en 1928 qu’il termine le cycle complet de l’épopée slave qu’il offre officiellement à la ville de Prague. Cette œuvre est un appel à l’unité, destiné à inspirer tous les slaves. Mucha choisit vingt grands épisodes qui, selon lui, ont marqué ces peuples d’un point de vue religieux, philosophique ou culturel. Pour se faire, Mucha avait travaillé de façon considérable : consultations de savants, voyages en Croatie, Serbie, Bulgarie, Monténégro, Pologne, Russie et Grèce. Durant ces voyages, il dessine, photographie et étudie les coutumes et les traditions locales. L’Europe va lui rendre hommage : Paris organise, en 1936, une rétrospective de son œuvre au Musée du Jeux de Paume à Paris, et une autre exposition a lieu au Musée Morave des Arts Décoratifs à Brno.

Et de nouveau la guerre…Les Allemands envahissent la Tchécoslovaquie et Mucha est arrêté et interrogé par la Gestapo. N’ayant rien pour le suspecter, il est remis en liberté, mais sa santé se dégrade vite et il meurt à Prague le 14 juillet 1939. Il est enterré au Slavin (Le Panthéon tchèque) au cimetière de Vysehrad en tant qu’héros national.

Quel étrange cheminement que celui de notre Frère Mucha ! Ce « plus grand artiste décoratif du monde » comme l’appelaient les Américains, créateur de l’Art Nouveau à travers l’Art Décoratif, influencé par Gustave Doré, Puvis de Chavannes, l’art japonais, passionné par la photo et le cinéma naissant des frères Lumière n’était pas un bricoleur de génie, mais un authentique chercheur d’une dimension spirituelle, une sorte de mystique en mouvement permanent dans le sens que lui donne le jésuite Michel de Certeau, en nous citant Angelus Silesius (5) : « Est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela ».

Vers quel Saint-Jacques de Compostelle marchait donc notre Frère Alphonse Mucha ?..

 NOTES

(1) Lacan Jacques : Le Séminaire-Livre VII- L’Ethique de la psychanalyse. Paris. Editions du Seuil. 1980. (page 182).

(2) Quignard Pascal : La nuit sexuelle. Paris. Editions J’ai Lu. 2009. (pages 161 et 162).

(3) Favez Georges : Psychanalyste où es tu ?. Toulouse. Editions Privat. 1986.

(4) Jouhandeau Marcel : Carnets de Don Juan (Ecrits secrets II). Paris. Editions Arléa. 1988. (page 14).

(5) Dosse François : Michel de Certeau-Le marcheur blessé. Paris. Editions de la Découverte. 2007. (page 638).

 BIBLIOGRAPHIE

– Abraham Karl: Psychanalyse et culture. Paris. Editions Payot. 1968.  

– Chasseguet-Smirgel Janine : Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité. Paris. Editions Payot. 1971.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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