La meute
Un humanimal : agressif et peureux
1ère partie du chapitre
Le monde ne se porte pas bien ; il est alité. On observe des symptômes : la consommation effrénée, les technologies souvent décérébrantes. Il a de la fièvre et on sait pourquoi : l’anthropocentrisme totalitaire et la prolifération sans frein. Sous ces draps, on arrive au matelas culturel : les directives impérieuses et l’angoisse primordiale mal gommée par les cultures. Enfin le sommier, celui sur lequel repose l’activité humaine : l’instinct grégaire inévitable. Il nous restera, au bout de cette analyse à prescrire le médicament adéquat.
La meute des « humanimaux » est, en tous points comparable aux meutes des loups, des antilopes, des éléphants… Évitons de regimber devant les évidences naturelles, sous les discours, les philosophies, les sciences, les arts… Ils nous bercent et nous enchantent, au sens fort, mais ils ne sont que des chemises de nuit bigarrées sur le corps d’un monde fiévreux. Enlevons, pour un temps, ce vêtement et examinons le corps dans sa nudité. Un corps nu est un corps sans défense, livré aux vindictes. L’humain fut cet animal si fragile qu’il crevait de peur ; un de ses legs les plus embarrassants. Voyons alors comment, nous pourrions, peut-être, à chasser notre peur viscérale. Notre organisation spontanée, partout, témoigne de notre instinct grégaire.
D’abord, une observation éthologique -s Nous sommes des animaux de meute. Je précise le concept plus loin. Posons maintenant une première observation évidente : nous avons absolument besoin de nous organiser en groupe, en priorité en groupes dits restreints, de petite taille de quelques personnes, tout au plus. D’où l’émergence de la famille glorifiée en tant que telle, chez les Romains. Mais, signe des temps qui changent, qui se délite aujourd’hui. Au-delà, les groupes d’appartenance. Michel Maffesoli décrit la fréquence grandissante des « tribus ». Plus loin encore, les nations avec le désir, maquillé en volonté, de faire face à d’autres grands groupes. Songeons à l’OTAN, à l’Europe, pour rester dans nos contrées. En bref, l’humanimal est une créature de haute nécessité sociable. La solitude n’a jamais été une possibilité d’existence ; elle ne l’est toujours pas. D’où la crainte, sans doute justifiée, de cet individualisme qui gagne du terrain et que nous ne cessons de dénoncer, comme une aliénation possible de notre espèce. On peut faire, en effet, l’hypothèse que les voies solitaires de l’introspection humaine, sont hasardeuses voire « contre-nature ». A ce titre l’exemple de la psychanalyse et des thérapies individuelles est éloquent ; le divan, le face-à-face ne font pas miroir avec notre nature. Surtout si elles font tomber nos masques individuels sans possibilité de les retenir grâce à un groupe. Les « freudian wars », les condamnations sévères dont la psychanalyse, en particulier, est l’objet depuis sa création, plaide pour cette évaluation. De fait, sont nés, dans les années cinquante les formats plus acceptables des groupes d’exploration et de recherche : T-group, psychodrame, sociodrame, groupes Balint, groupe de prière, loge maçonnique… et tant de descendants ! Ils privilégient le questionnement sur les relations et sur le scénario de chacun dans ces relations.
Seulement, le besoin de vivre en groupe de défense, d’attaque et de prédation, ne convient pas du tout aux grandes organisations, tels les gouvernements actuels et les entreprises. D’où, me semble-t-il, le germe des luttes sociales. Elles illustrent notre lutte incessante des groupes entre eux. Les théoriciens, comme Marx en tête de file, ont mis en musique socio-politique, ces luttes intestines, favorisées par l’évolution capitaliste toujours incontournable. Malgré des essais qui s’en détachent radicalement. Ils promettent d’autres possibilités d’organisation que la pyramide des pouvoirs, en grand intérêt des nantis. Ceux-ci, d’ailleurs ont bien senti, pas « compris », que ces groupes d’opposition à cette pyramide, devaient être décervelés. Quoi de plus pertinent alors que d’aller à l’encontre de leur formation ? En bégayant et voici pourquoi. D’abord, recourir à un vécu de solitude… Taylor, s’en doutait-il ?, fut l’instigateur du travail « en miettes » de belle apparence : augmenter la productivité, rendre les tâches parcellisées, découper en morceaux « spécialisés » comme les Services d’une entreprise. Avec, tout au fond, un souhait fort de restreindre la force des groupes d’opposition, Ce qui va entraîner la naissance du syndicalisme, en milieu du XIXe siècle. Syndicats ou lobbies, même combat, dans un même schéma pyramidal ! Émiettons, émiettons, il ne restera plus grand-chose ! Mais ensuite, on devina que cette parcellisation frustrait les désirs de coopération, inhérents à notre espèce en bannière de meute. Tout bien pesé intuitivement, les mâles dominants lâchèrent du lest ? la chèvre et le chou, en quelques sorte. Au sortir de la seconde Guerre, naquirent les prémices d’une restauration de sens que l’émiettage avait balayé. Fleurirent alors les pratiques de l’élargissement des tâches et, plus, de leur enrichissement, après les essais hypocrites de la rotation des postes.
Les ressources humaines furent cajolées. Les managers furent sommés de faire prospérer l’esprit d’équipe. Faut-il s’en plaindre ? Je ne le crois pas. Les méthodes fleurirent telles le BBZ, le marketing des services de la centration sur le client. Avec aujourd’hui, l’aveu épouvantable du constat de faillite. Le « work life management » tend à faire croire aux salariés, apparemment choyés en distractions et en aides diverses, qu’ils vivent une famille entrepreneuriale aimante.
Une seconde observation – Une meute s’organise spontanément, je l’ai esquissé, de manière pyramidale. Car il faut bien que, face à l’adversité naturelle, les groupes restreints soient forts. La pyramide des pouvoirs, voilà la donnée fondatrice de l’organisation humaine. Sans elle, on ne peut vraiment comprendre, si on baisse les masques culturels, le fonctionnement naturel de la meute humaine. C’est évident dans quasiment toutes nos organisations, qu’elles soient, patronales, syndicales, humanitaires, mutuelles…Tout en haut, celui qui décide et peut faire trembler, le mâle alpha ; autour de lui, les « lieutenants », d’autres mâles et parfois quelques femelles, surtout si elles sont âgées. Puis, les groupes, les familles, tous organisés selon le modèle tutélaire de la pyramide. Tout en bas ceux, celles estimés inférieurs par les dominants. Les individus de la meute n’y échappent jamais, ou alors acceptent la solitude, comme des ermites. Ce schéma éthologique est, de manière inéluctable, celui de toutes les organisations humaines, de tous les bords et partis. Sans doute depuis qu’ils sont cultivateurs mais peut-être aussi quand ils étaient chasseurs-cueilleurs.
On ne s’étonne donc pas que la course au pouvoir maintes fois dénoncée et brocardée, soit la directive de la vie collective. Nos hommes politiques, de gauche, de droite, en haut vers les ciel, en bas vers la terre, tous sans quasiment d’exceptions, sont mus comme des pantins par la « cratophilie », soit l’amour forcené du pouvoir. J Rifkin résume la pyramide : « Mode de gouvernement autocratique centralisé »
Bien sûr, nous en rions depuis l’Antiquité mais rien ne change : la meute reste la meute. Parce que les révolutions ne font que répéter son schéma organisationnel, encore et toujours la pyramide. Une citation de mai 68, si peu à la mode aujourd’hui, sans doute parce qu’il dérange les consciences pyramidales : « Élections, piège à cons ! ». Je le crois car le vote démocratique, malgré les énormes progrès qu’il représente, aboutit sans cesse et toujours à la morne répétition de la pyramide. Pas étonnant que l’Égypte antique ait érigé des monuments à sa grande gloire ! On peut objecter que les masses pourraient bien refuser le diktat de la cratophilie. Oui, mais l’écrasante majorité des individus qui la composent, s’adonnent aux joies de la soumission, en très grande réassurance. N’est-ce pas comme ça que le monde tourne depuis toujours ? Cette propension, je l’appelle, en référence à mon maître : l’« arquéphilie », soit « celui qui aime se courber ». La meute empile ainsi les cratophiles et les arquéphiles, sans que chacun soit, évidemment, totalement l’un ou l’autre.
La meute animale, nous par exemple, possédons des traits typiques de ce genre de regroupements : les rites de politesse, de célébration, de consultation comme le vote ; les mythes qui soutiennent des représentations avantageuses pour tous, parfois pour le bonheur commun comme la démocratie, parfois pour le pire, comme la doctrine nazie. Car la meute supporte mal que la meute d’à côté vienne lui voler sa nourriture, la pille et viole. Comme nous l’avons vu plus haut, survient la théorie du complot, de plus en plus répandue, la paranoïa. Elle mobilise une agressivité de défense de son territoire, ce que nous savons tous depuis que l’on se penche sur les mœurs des chats domestiques libres. Mais nous ne sommes pas des félins et notre agressivité ne se cantonne pas à la défense ; elle s’invite facilement au rapt violent. Cela commence à l’intérieur même des groupes restreints : chacun a absolument besoin de l’autre. Mais celui-ci est aussi un rival pour plusieurs motifs : nourriture, reproduction, abri. Et, chez les humanimaux, la haine bien cachée que nous avons héritée de notre petite enfance. Nous la projetons sur celui, celle qui est en face. Vite évoquons Remus et Romulus, les frères ennemis. Amour et haine relève d’une même complexité dans nos relations. Une maxime iranienne est saisissante de vérité quand elle énonce cela : « Sans toi, je me meurs ; avec toi ,tu me tues ». Quelle incroyable lucidité !