Par Myfanwy Thomas.
Pourquoi parler de Kipling ? Pour plusieurs raisons, il était peut-être le premier – et le seul anglais – à parler ouvertement et avec fierté de la Franc-Maçonnerie, chose rare, car en général on n’en parle pas ouvertement. Kipling, par ses écrits a aidé à faire connaître la Franc-Maçonnerie à un public britannique. Il était aussi le premier auteur à recevoir le Prix Nobel de la Littérature, et, par ses écrits, il nous donne un aperçu extraordinaire de la mentalité et de l’actualité du colonialisme au temps de la Reine Victoria. D’abord, il faut le situer dans son siècle et sa société.
Kipling est né en Inde en 1865, son père était Principal d’une Ecole de l’Art et de l ‘Industrie à Bombay. Ses parents se disaient Anglo-Indiens, c’est à dire, des Anglais installés définitivement en Inde pour servir l’Angleterre dans son travail de colonisation. N’oubliez pas que la Reine victoria considérait l’Inde comme « le joyau de sa couronne ». Comme tous les petits anglais en Inde, il a eu une nounou indienne qui lui parlait en Hindi, et jusqu’à l’âge de six ans, il parlait l’Hindi mieux que l’anglais. Suivant la tradition anglo-indienne, lui et sa petite soeur, Alice, furent envoyés en Angleterre chez un couple sévère pour y être scolarisés. Il trouvait le pays gris et froid après l’Inde. Son enfance était difficile : ses parents étaient absents, il n’y avait personne à qui il pouvait se plaindre, donc il acceptait toutes les punitions.et il nomma leur maison d’accueil « La Maison de Désolation » !
Pourtant sa famille était très honorablement connue : sa tante Georgina était mariée avec Edward Burne-Jones l’artiste préraphaélite. Le futur Premier Ministre, de l’Angleterre, Stanley Baldwin était son cousin germain. A partir de 11 ans, il était en pension dans une école qui préparait les garçons pour une vie militaire ou l’université. Kipling était un écolier moyen ; ses parents avaient peur qu’il ne réussisse pas à décrocher une bourse pour aller à l’université, donc quand il avait seize ans, ils lui trouvèrent un emploi comme éditeur adjoint d’un journal à Rawalpindi, le « Civil and Military Gazette ». Et il commença à écrire, des nouvelles, des contes, des poèmes. Il écrivit « Mes années en Angleterre se sont évanouies, à ne plus jamais revenir ».
Il restait en Inde pendant 6 ans, et c’était à Lahore qu’il fut initié très jeune, il avait à peine 21 ans, avec dispense d’âge accordée par le Grand Maître Provincial, à la loge « Hope and Perseverance ». Il en était fier, car sa loge concernait des Frères de quatre croyances: il fut initié par un Hindou, passa Compagnon sous un musulman et fut reçu Maître par un Anglican. L’Expert était juif. En maçon fidèle, Kipling partage l’idéal d’égalité, aspect que l’on retrouve dans son célèbre poème « La Loge Mère », dont je vous cite quelques phrases:
« Mais comme je voudrais les revoir tous,
Ceux de ma loge-mère, là-bas !
Comme je voudrais les revoir,
Mes Frères noirs ou bruns…
Dehors on disait « Sergent ! Monsieur ! Salut ! Salaam ! »
Dedans, c’était « Mon Frère », et c’était très bien ainsi.
Nous nous rencontrions sur le Niveau et nous nous quittions sur l’Equerre, …
Moi, j’étais Second Diacre dans ma loge là-bas ! »
Il n’était pas raciste et appréciait la civilisation indienne qu’il connaissait bien. Il était, on peut le lui reprocher son paternalisme, défaut courant à l’époque (rappelons-nous les écrits du Dr Schweitzer qui parlait des gabonais comme des « Frères inférieurs ») Quand cette égalité n’est plus respectée, l’injustice apparaît, avec son corollaire, la punition. Les deux tristes héros maçons de « L’Homme qui voulait être Roi » en sont l’illustration. Il restera un Franc-Maçon actif toute sa vie, et une fois rentré en Angleterre, il intégrait deux loges à l’Orient de Londres, dont une était une loge « Auteurs » pour les écrivains.
Mais revenons à l’Inde, Il y travaillait dur pour le journal, mais son besoin d’écrire était insatiable. Il commençait à être célèbre comme auteur, et commença à réfléchir sur son avenir.En 1889 il fut renvoyé avec effet immédiat après une dispute , et il se décida de s’installer à Londres, le centre du monde littéraire anglophone, en passant par les Etats Unis, où il rencontra une femme qui allait devenir sa compagne, Carrie Balestier. Le frère de Carrie était un écrivain américain Wolcott Balestier avec qui Kipling a collaboré pour un livre. Kipling arriva à Londres en octobre 1889 et fut très bien accueilli par le monde littéraire. Il continuait sa « romance « avec Carrie et ils se marièrent en janvier 1892 à Londres. Mais le couple rentra aux Etats Unis et s’installèrent dans le Vermont, près de la famille de Carrie.Leurs deux premiers enfants, deux filles, Joséphine en décembre 1892, et Elsie en 1896 y naquirent, Joséphine mourra d’une pneumonie en 1899. La vie au Vermont, lui plaisait, car il appréciait la verdure. Mais malheureusement les relations maritales étaient devenues plus tendues, et Kipling écrivit que le mariage vous enseigne « L’humilité, la restriction, l’ordre et la prévoyance » !
Malgré son attirance pour la vie américaine, la situation politique, c’est à dire, un fort sentiment anti-anglais, et une dispute très sérieuse avec sa belle-famille persuada le couple de rentrer en Angleterre. En 1907, leur fils John naquit. La famille déménagea dans une belle maison dans le Sussex où Kipling passera le reste de sa vie. Ses écrits sont devenus plus ouvertement politiques. Il avait toujours soutenu l’idée du colonialisme, un exemple est sa poème « Take up the White Man’s Burden » (Emparez-vous du fardeau de l’homme blanc) même si parfois il semblait se rendre compte que les jours du colonialisme étaient comptés. Il avait soutenu le colonialisme mais un colonialisme à l’anglaise ; pas à la française., donc pas d’intégration, pas d’assimilation, mais un développement séparé, paternaliste, respectueux des traditions locales, sans s’y mêler.
Rentré en Angleterre, les temps changeaient, la première guerre mondiale s ‘approchait, et le gouvernement britannique demanda à Kipling de se charger de la propagande pour leur politique, ce qu’il faisait avec enthousiasme. Il soutenait le but de libérer la Belgique et bien qu’il détestât l’Allemagne, en privé, il critiquait l’armée britannique, croyant que la faute était chez les hommes politiques. Et il méprisait les hommes qui ne voulaient pas combattre.
En 1915 son fils John avait 18 ans, il essaya de s’enrôler dans la Marine, mais fut reformé à cause de sa mauvaise vue. Il essaya l’armée de terre, de nouveau reformé, toujours à cause de sa mauvaise vue. Alors Kipling prit la situation en main. Depuis des années, il était ami avec Lord Roberts, l ‘ex Commandant en Chef de l’Armée, et toujours Colonel du Régiment des irlandais, et il pria Lord Roberts de pistonner John dans ce régiment. John partit pour la bataille de Loos, et fut tué deux jours plus tard. La dernière fois qu’il a été vu « il avançait en trébuchant aveuglement dans la boue, éventuellement blessé au visage. » La tradition britannique était d’enterrer les soldats tués dès que possible sur place, ce qui explique le nombre de cimetières militaires dans le nord de la France. Mais on n’avait pas noté où John était enterré. Kipling, jusqu’à la fin de ses jours, harcelait le Département de l’Intérieur afin de savoir où se trouvait le corps de son fils. Il n’a jamais su où John reposait. En effet, ce n’était qu’en 2015 qu’on a pu connaître avec certitude le lieu exact.
La balance entre idéal et réalité est un constant dans les oeuvres de Kipling. Pour lui, qui a reçu une éducation militaire mais qui n’a jamais combattu, est-ce qu’il voulait que son fils « répare » ce manque ? Ou voulait-il même inconsciemment sacrifier son fils pour son pays ? Quoi qu’il en soit, sa punition demeurera le reste de sa vie. Il changea complètement son attitude envers la guerre. Il écrit
« If any question why we died,
Tell them that our fathers lied.
(Si quelqu’un demande pourquoi nous sommes morts, dites-leur que nos pères nous ont menti)
La problématique de Kipling nous pose une question maçonnique : nous sommes comme lui, Franc-Maçonnes animées par un idéal humaniste, ou judéo-chrétien. Mais que devient-il lorsque cet idéal est confronté avec la brutalité du réel ? Renoncer ? Imposer son idéal même s’il risque de déclencher des catastrophes ? (L’idéal communiste par exemple) ou tenter de découvrir la limite des possibles comme nous tentons de la faire?
Faire le choix entre l’idéal et le réel, c’est peut-être entrer dans le royaume du discernement.
Quand lucidité et bienveillance ne suffisent pas il faut revenir au réel.