jeu 26 décembre 2024 - 20:12

Vive l’école !

(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)

Il faudra bien qu’un jour, nous empruntions la voie du cœur. Je ne vous parle pas de la morale. Je vous parle du cœur. Il y a beau temps qu’à notre corps défendant parfois, nous évitons de nous réfugier derrière la morale, tant, chez beaucoup, elle renvoie plus à un prêche qu’à une pratique, même si nous nous offusquons régulièrement du fait que le monde politique, se réclamant sans excès de scrupules d’un réalisme aligné sur ses intérêts, s’affranchisse si souvent avec indécence d’une morale élémentaire, tant il se sent supérieur, à régenter les hommes.

En toute modestie, il s’agit ici seulement du cœur car il bat en tout être humain et, sauf à de rares exceptions près, celui-ci peut l’entendre malgré tout – au-delà de ses dérèglements, de ses déchirements voire de ses déchaînements, comme on l’observe trop tristement aujourd’hui. Il faut croire aux vertus du cœur et ce, d’autant plus qu’elles rejoignent celles de la raison. C’est bien là la profonde unité de l’Homme or la politique doit assurer un avenir à tous et, si elle consume son talent sans y parvenir, à défaut d’y perdre leur gouvernement, les hommes y perdent leur gouverne. Ils sont désorientés. Ils ne croient plus à rien.

C’est pourquoi nous devons redonner du lustre et même de la gloire à la politique, pour que, comme son nom l’indique, elle soit pleinement une affaire collective : une mission réellement partagée par les citoyens, qu’il leur faut apprendre, assimiler, entretenir, et ce, dans le dialogue, par la voie du civisme et la connaissance des institutions, le plus tôt possible et  progressivement, dès qu’on atteint l’âge de raison qui est aussi celui d’un éveil du cœur envers l’autre, dans la formation de la conscience, c’est-à-dire tout au plus dès sept ou huit ans, me semble-t-il.

L’école, alors, – qui ne saurait être le champ clos de sourdes rivalités et encore moins d’affrontements fracassants – doit redevenir, sans clivages ni luttes d’influence, un lieu de communion dans des valeurs plus hautes, désamorçant, étape après étape, par la familiarisation avec les différences, par l’apprentissage des débats argumentés et par la maîtrise des oppositions respectueuses, les tentations conflictuelles du repli sur soi, sinon les germes mortifères de la paranoïa, jusqu’aux risques fulgurants des haines inexpiables. L’éducation à une raison sensible, comme eût dit Michel Maffesoli[1], conduit à se déprendre des logiques obstinées comme des passions inflammables, aidant chacun à se défier des artifices de la communication, à se maintenir à l’écart de l’effervescence perpétuelle des réseaux sociaux et à construire peu à peu, dans un respect mutuel guidé par quelques principes de référence, son éthique personnelle, sans leçon générale.

Raphaël : Platon et Aristote devisant sur la politique ?

Je sens bien que vous pensez que mon idéal pêche par idéalisme. Entre politique de l’autruche et politique de gribouille, entre embûches  et trahisons, le terme de politique est, de nos jours, par trop sali pour inspirer confiance, de sorte que les affaires de l’État, par nature, d’essence noble, représentent dans l’opinion plus de bassesses que de prestiges, sans compter que la vulgarité qu’entraîne le plus souvent le simple emploi du mot « politique » s’ancre non seulement dans ce rejet que nombre de nos contemporains en éprouvent mais plus encore, à force de promesses souillées, de discours véhéments comme de déclarations vides, dans celui que beaucoup en subissent.     

Cependant, vous conviendrez assez volontiers que toute notion de respect repose sur un bien commun, celui-là même qu’on appelle « république ». Bien entendu, il est antinomique du cynisme de trop de dirigeants. En cela, l’amour de la politique devrait être une sorte d’anti-pouvoir personnel, c’est-à-dire procéder, au cœur de l’écoute, à une parole lestant les mots d’un contenu de réalité, les dénudant des chimères dont se repaissent parfois les idées – et, tendant des rameaux plutôt que des brandons, conformer les propos à des priorités d’action, sans travestissement ni échappatoire. « Vaine prière et trop sublime espoir ! » croyez-vous. Mais, humbles colibris que nous sommes, avons-nous réellement d’autre choix que de verser une eau apaisante voire régénérante sur des terres brûlées, plutôt que de souffler sur des braises toujours fumantes ?

Nous le savons et nous devons y faire attention : les mots prophétisent. C’est pourquoi il vaut mieux s’accorder non seulement sur ce qu’ils énoncent mais aussi sur ce qu’ils annoncent.  Bref, il est urgent de retrouver une langue commune, premier talisman de la démocratie, clé de tout combat contre la discorde et la démagogie. Certes, nous avons tous un  rapport flou au vocabulaire et il ne s’agit pas d’espérer une univocité de sa compréhension mais de cerner les acceptions par l’échange, pour définir des trajectoires auxquelles, les uns et les autres, nous puissions au moins consentir, sinon toujours adhérer. Chacun son tour, en quelque sorte, et si possible, le plus souvent ensemble.

C’est, soit dit en passant, ce que nous faisons en Loge, sur le plan symbolique, humaniste et spirituel où nous nous situons, en ayant constamment soin de définir les notions que nous employons, en en retraçant l’histoire, en en dégageant les perspectives. Inlassable et bénéfique entraînement mis pacifiquement à l’épreuve d’autres interprétations, exercice qui n’a d’autre vocation que de nous ouvrir au monde avec bienveillance, approfondissement et largesse d’esprit. Ainsi, tout comme y sont invités les non-maçons qui liront cet éditorial, nous nous mettons en condition d’assumer chaque jour, par nos pensées et par nos actes, les conséquences de ce diagnostic formel concluant que, plus le monde est complexe, moins – aimable paradoxe ! – nous ne pouvons échapper à la prise en main de notre destin.

Alchimie laboratoire
Alchimie laboratoire

Sachant que, par un second paradoxe au regard des premières recommandations de cette chronique, dans la tradition maçonnique à laquelle j’appartiens, nous proscrivons toute discussion politique en Loge. Et même religieuse. Or je ne connais point de meilleure école pour apprendre à débattre au dehors, à ciel ouvert, de tous les sujets. La maçonnerie est un  laboratoire, ce n’est pas l’arrière-boutique de nos disputes, c’est la fabrique de notre dignité. Comprenne qui voudra : Vive l’école !


[1] Michel Maffesoli, Éloge de la raison sensible, Grasset, 1996, 286 p. Édition de poche : La Table Ronde, 2005, 304 p.

2 Commentaires

  1. MTCF ou MTCS Nowak,
    Je comprends la portée renversante de votre délicate interrogation qui reflète sans doute un point de vue et un choix personnels différents. Au renfort de votre proposition, vous formulez, ce me semble, un vœu pieux, tant les passions se mêlent vite aux positions qui veulent se faire entendre, sauf à recruter – et encore ! – des membres sur des critères d’opinions – ce qui, je crois, se pratique, à mon avis, déplorablement dans certains Ateliers.
    Pour ma part, je pense que le temps du travail initiatique est trop compté pour le dissiper dans des discussions profanes que je puis aujourd’hui retrouver partout, sur tous les médias et les réseaux sociaux et dans de nombreux cénacles (et ce, d’autant plus à Paris où j’habite). Il ne me semble pas nécessaire, pour conduire des échanges sur des sujets de société, d’être à couvert et encadré de rituels, parfois d’ailleurs réduits à la portion congrue et dépourvus de l’efficience qu’ils doivent avoir. À tout prendre, comme je l’ai vu pratiquer dans certains Ateliers, la Loge organise, sur des thèmes d’actualité, des dîners-débats ou des comités de réflexion auxquels chaque frère est libre de participer et ce, bien entendu avec un agenda distinct des tenues. Ce sont alors des Frères particulièrement actifs qui acceptent de consacrer beaucoup de temps à leur fraternité.
    Pour l’anecdote, je relèverai qu’en revanche, dans une Loge d’une Obédience amie, sur un sujet perpétuellement inflammable quand il n’est aussi explosif qu’aujourd’hui, j’ai assisté autrefois, en une période qui n’était pas de crise ouverte, à deux tenues blanches fermées, l’une avec l’ambassadeur d’Israël, l’autre avec la déléguée générale de Palestine en France. Eh bien, les Frères membres de cet Atelier s’étaient sélectivement déplacés pour l’une ou pour l’autre de ces tenues d’obligation, en fonction de leurs préférences toutes personnelles… Plus communément, j’ai parfois aussi assisté à des planches qui ne dépassaient pas le niveau du café du commerce, sans nier qu’en d’autres occasions, les conférenciers, qu’ils fussent ou non Frères ou Sœurs, ont présenté des travaux de belle facture, j’ai bien dit facture et non fracture.
    Il me semble que, pour le moins, les approches dites « sociétales » sont inégales voire, comme il m’est arrivé de le constater, assez pesamment militantes, or je dois reconnaître que j’appartiens à une génération qui prônait encore une certaine impartialité intellectuelle, capable de passer au crible les opinions dans un certain respect mutuel. Je le souligne car, aujourd’hui, y compris à l’Université, il me semble difficile de ne pas subir les différents diktats de la néo-bien-pensance ou de ne pas enrober son discours de l’insidieuse onction des doxas dominantes.
    Pour autant, je ne suis pas le chantre éperdu de l’épopée symboliste. Je comprends que certains s’en distancient, tout simplement parce que les travaux de cet ordre n’expriment pas toujours de lumineux engagements, surtout quand ils hésitent entre la compilation morne et l’étouffoir à citations. Mais, au cours des quatre dernières décennies, je suis resté fidèle à la Grande Loge de France car, dans les deux ateliers symboliques que j’y fréquente assidûment (et dont je fus, pour chacun, l’un des fondateurs), les travaux présentent une qualité moyenne élevée, c’est-à-dire où l’on sent le travail, l’exigence personnelle et l’absence de langue de bois. La plupart des témoignages apportés par les planches ou lors des prises de parole me touchent.
    Ainsi, la pratique régulière (au sens temporel, s’entend) de la franc-maçonnerie traditionnelle, symbolique et adogmatique est bien un lieu de formation irremplaçable et une ressource prometteuse pour le citoyen et tout simplement pour l’homme que je suis. J’ai pris cette voie et j’y persiste avec joie et satisfaction. Je comprends que d’autres arpentent des chemins plus directement orientés vers la cité. Heureusement, l’offre maçonnique est large et chacun peut y trouver son compte. À condition précisément qu’il y trouve son épanouissement et son bonheur.
    À tous, si vous vous ennuyez depuis longtemps, changez de crémerie ! Mais faites-le, en vous demandant si vous avez toujours travaillé avec probité dans le respect de l’autre et surtout si vous souhaitez encore faire des progrès, quelle que soit votre trajectoire.
    Merci, MTCF ou MTCS Nowak, de cette lecture attentive.
    Christian.

  2. Bonsoir ,
    Pour ma part, je trouve ce discours fort bien argumenté, mais j’avoue que le dernier paragraphe me parait paradoxal, une forme d’échappatoire, surtout qu’il est écrit plus haut à propos de “la politique” (et je partage ce point de vue) :
    “une affaire collective : une mission réellement partagée par les citoyens, qu’il leur faut apprendre, assimiler, entretenir, et ce, dans le dialogue, par la voie du civisme et la connaissance des institutions, le plus tôt possible et progressivement, dès qu’on atteint l’âge de raison qui est aussi celui d’un éveil du cœur envers l’autre”
    Dès lors, ne vaudrait-il pas mieux traiter de politique en loge avec discernement, respect des points de vue, et ouverture d’esprit que de bannir toute discussion ?…

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Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition et l'éditorialiste de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

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