J’y songe soudain :
Pourquoi suis-je franc-maçon ? Et pourquoi le suis-je toujours, après plus de quarante ans « d’allers et venues » en loge ?
Ces deux interrogations m’interpellent ce soir, alors que, précisément, je roule en voiture vers ma loge, à la tombée du jour, sous une pluie battante. Les essuie-glaces crient, grincent, s’affolent. Le va et vient de leurs deux longs doigts de caoutchouc semble dire un « non » têtu aux giclées d’argent. Devant moi, un long sillage de feux rouges qui progresse au ralenti m’indique que le trajet sera long. Glissant même ! Et si je rebroussais chemin en faisant demi-tour au prochain carrefour ?! Pas question, me dit ma petite voix intérieure, quoi qu’en pense le ballet négatif des raclettes sur mon pare-brise ! En l’occurrence, la franc-maçonnerie, par le biais de « la tenue » – réunion de quinzaine » – est un rendez-vous, une promesse évènementielle. Et en ce sens, elle entretient le « désir groupal » et la volonté de l’honorer !
…Au vrai, je me le demande – le pied jouant du frein et de l’accélérateur – qu’est-ce qui peut bien inciter un homme, une femme, après sa fatigante journée de travail, ou de paisible retraite, à s’absenter de son domicile. C’est à dire, en l’occurrence, à se priver quelques heures tous les quinze jours, des siens, de ses lectures, de ses loisirs, de sa télévision ? Pour rejoindre résolument, à pied, en métro, en train, en voiture, (comme moi ce soir !) une « fratrie de hasard », à l’écart des bruits de la Cité ? Avec l’obstination, l’énergie et les dépenses que ce déplacement implique !
Sans aucun doute, pour ma part, la motivation première qui m’a poussé́ à frapper un beau soir à la porte du Temple tient en un seul et beau mot : LA RENCONTRE. Et cette envie, qui s’est transformée en besoin, ne m’a jamais quitté́ ! Dans la vie, nous croisons beaucoup de gens, mais nous en rencontrons très peu.
Le mot « rencontre » est issu du vieux français « encontre » exprimant « le heurt de quelqu’un sur son chemin ». Pour illustrer, ce « choc », cette « attirance » qui conduit notamment deux êtres l’un vers l’autre, il est courant de citer l’amitié passionnelle liant Montaigne et La Boétie et que le premier a célébré dans « les Essais » par cette belle formule qui traverse le temps, à savoir : “Si on me presse de dire pour quoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi.” Sans parler de magie, il convient bien d’évoquer ici une forme de pulsion, d’aimantation même, qui, en l’espèce, conduit quasi-spontanément deux personnes à se rencontrer. Et à s’estimer.
Rencontrer, en dominant une éventuelle timidité, c’est d’abord oser. En quelque sorte, c’est dépasser le hasard, puis s’approcher, être curieux pour aborder, pour faire co-naissance avec l’autre, les autres. Au sens de l’authentique échange. Celui qui produit la compréhension et le respect mutuels, sans forcément rechercher le même avis que le sien. Au contraire même, c’est s’écarter de son miroir, s’ouvrir à l’écoute d’autres paroles, à d’autres points de vue et à leurs additions complémentaires enrichissantes.
C’est ainsi se rendre disponible aux idées nouvelles : celles qui provoquent ces étonnements dont nous avons tant besoin, lesquels donnent à leur tour, force mentale, gaité́ du cœur. Élan et créativité. Et c’est ainsi, d’un seul coup, élargir sa pensée, se révéler à soi-même, se sentir « être » dans le regard d’autrui. S’installer ainsi dans un autre cœur, y être comme attendu, c’est s’agrandir. Et grandir, tout simplement ! Il ne suffit pas d’être adulte pour devenir un Homme.
Dans ce climat de bienveillance « qui accueille » – préférable à la tolérance « qui supporte » – m’est apparu le but même de la franc-maçonnerie : réunir ce qui est espars et écarter ce qui peut diviser. Selon la judicieuse formule du poète Alphonse de Lamartine. La rencontre est aussi parfois complicité et immédiateté : avec cette impression de « déjà vu », ce ressenti de connaître depuis toujours chaque frère, chaque sœur. Surprise du contact : les différences deviennent similitudes.
Naître de soi-même
La rencontre, c’est aussi avec celle des autres, bien entendu, la découverte de soi. La vie quotidienne fait précisément de chacun de nous, des êtres souvent « écartelés » par les problèmes à gérer, personnels, familiaux, professionnels. Vivre n’est pas exister ! Comme il est bon alors de pouvoir se « reconstituer », se « recentrer », être intégré au sein d’une société́ de pensée. Sentir « fonctionner » son esprit par la réflexion, à la fois seul et en groupe, c’est en quelque sorte, s’ouvrir à la spiritualité́. Un mot mis aujourd’hui « à toutes les sauces » qui exige de remonter à sa source pour vraiment en saisir le sens. Rappelons-nous que « Spiritualité » appartient à la famille latine spir (respiration, inspiration, expiration). L’étymologie nous l’indique, cette racine exprime le souffle, (« Rouah » dans la kabbale hébraïque) c’est à dire LA VIE !
C’est, toutes proportions gardées, ce qu’offre l’initiation maçonnique bien comprise : avec ce souffle, symboliquement transmis et reçu, le plaisir d’une nouvelle venue au monde. Une naissance « singulière » toutefois, puisqu’il s’agit de NAÎTRE DE SOI-MÊME ! La première de toutes les rencontres !
Entrer « en Art royal », c’est par ailleurs entrer à la fois dans l’histoire de France et celle de l’Europe ! Au moment d’un passage : celui de la main à l’esprit. De la cathédrale de pierre à la cathédrale intellectuelle. A la franc-maçonnerie opérative médiévale a succédé́ au XVIIIème siècle, la franc-maçonnerie dite spéculative. Autrement dit « de réflexion ».
Elle est toujours – trois siècles après – une fraternité́ d’hommes et de femmes de bonne volonté́ qui se consacre, par cette réflexion et l’action individuelle ou collective, à l’amélioration de la société́, dans l’esprit même des Lumières, témoins de sa naissance. Si elle a longtemps été perçue comme une société́ secrète, avec tous les fantasmes correspondants, il est moins remarqué, en revanche, qu’en devenant discrète, son caractère philosophique et progressiste, en a fait au fil des ans, une « ECOLE DE PENSÉE ». Et que par le biais de la dynamique de groupe qu’elle génère dans ses loges, elle constitue aujourd’hui, en plus, une véritable méthode d’accomplissement de soi. A condition de ne pas les transformer en jardins de « Narcisses » ! Devenir Soi n’est pas synonyme de culte du Moi !
Une spiritualité cosmique
Cinquante ans avant lesdites Lumières, le philosophe Baruch Spinoza allègue précisément que la condition humaine – telle une plante – impose à chacune et chacun de « persévérer dans son être » tout au long de son existence. La raison et la joie de vivre sont à ce prix. Le moment venu de cet « éclairage mental », le philosophe Emmanuel Kant reprend la thèse spinozienne et la complémente. La persévérance consiste, selon lui, en affirmation de soi et apprentissage permanent. Dit autrement : « ose penser par toi-même, ose savoir (du latin : saper aude) ». D’où le slogan du mouvement adressé à chaque citoyen, à chaque citoyenne : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! ». La précieuse part de liberté individuelle possible en dépend ! Sans toutefois empiéter sur celle des autres. A noter ici cet aphorisme, archi-répété, porté en gloire… et pourtant contre-sens absolu, dangereux même en deuxième lecture : « La liberté des uns commence ou finit celle des autres ». Autrement dit, je peux agrandir mon jardin en « débordant » sur le tien ! Comme quoi, il faut se méfier des adages et ne pas les « perroqueter » !!
J’insiste sur un autre point qu’est le « narcissisme » si répandu, et même jusque dans nos rangs, quand « le cordon monte à la tête » (ça arrive !) : Le gouvernement de soi ne doit pas aboutir à « l’auto-centrage ». Ne jamais oublier la condition de chacun, chacune de nous : Je suis parce que tu es, tu es parce que je suis. Nous sommes certes indépendants par nature, mais…dépendants par nécessité !
La franc-maçonnerie de réflexion – proposée par deux pasteurs, l’Anglais James Anderson et le Français Jean-Théophile Désaguliers – suit ce courant de pensée radieux qui traverse l’Europe du XVIIIème siècle. Une « conscience maçonnique » apparaît qui fait siens les principes véhiculés : raison, humanité et progrès. En adhérant à cette trilogie aux accents cartésiens, elle prend en même temps ses distances avec la théocratie, tout respect gardé pour les religions.
C’est là un mérite des deux ecclésiastiques de considérer l’Homme avant Dieu. En clair, la maçonnerie est synonyme pour eux, précisément, de liberté de penser. Ce qui ne veut pas dire qu’ils évacuent le divin et les croyances, puisqu’ils jugent les athées stupides, dans la première édition de leurs Constitutions !
Si la mouvance philosophique des Lumières élabore – nous revenons à ce mot-clé – une « spiritualité laïque » – à l’opposé de la « spiritualité religieuse » – la franc-maçonnerie peut être considérée, je dirais, telle une « spiritualité cosmique ». Elle englobe la nature, l’Homme et l’humanité dans sa réflexion : en cela, chacune, chacun de nous est un « enfant de l’univers ». A l’image de celui- ci qui est en expansion avec nous, ses passagers à bord, nous avons le droit d’exister et le devoir de prospérer, dans l’esprit même de l’affirmation spinozienne !
Prospérer veut dire ici, se développer, marcher devant soi, réussir. En deux mots, croître, grandir. En cela la spiritualité maçonnique – avec l’approfondissement des mythes, légendes et symboles qui sont de véritables « constructeurs de pensées par transposition » – leur donne de l’amplitude. Elle rejoint le concept de « pensée élargie » dudit philosophe Emmanuel Kant qui invite à s’enrichir par la découverte des différentes cultures humaines (lectures, voyages, apprentissage des langues, etc). La curiosité n’est pas un vilain défaut !
De la sorte, philosophie et franc-maçonnerie ne s’opposent pas mais se complètent. Les différentes écoles philosophiques (Platonicienne, Aristotélicienne, Stoïcienne, Epicurienne, Hegeliène, Freudienne, etc) produisent des concepts distincts. La franc-maçonnerie, elle, propose une méthode symbolique ouverte.
Sache que tu n’es pas un dieu
La première nous apprend à vivre et à accepter notre finitude par lesdits moyens conceptuels. La seconde aussi, avec une approche progressive à travers ses différents rites. Son ouverture précitée permet d’ajouter aujourd’hui à sa théorie ordonnée – pour qui le désire – les riches apports des sciences humaines, outre la philosophie (Littérature, psychologie, sociologie, linguistique, Psychanalyse, Analyse Transactionnelle, entre autres).
Autant de disciplines qui, alliées à celles de l’Art Royal, offrent une variété de concepts et d’outils concrets et complémentaires. Notamment pour mettre en pratique le fameux aphorisme emprunté par Socrate à Chilon : « Connais-toi toi-même, sache que tu n’es pas un dieu et conduis toi en conséquence » ! Il ne s’agit pas pour autant de s’appliquer des « recettes comportementales » – valables pour tous alors que le Moi de chacun est unique ! – mais, par le biais d’autrui c’est rencontrer et comprendre son propre fonctionnement. Pour agir à sa mesure, sur mesure, avec ses moyens, donc ses limites, sa philosophie. Socrate a dit aussi : « le bonheur, c’est le plaisir sans remords ! »
Partant, il convient pour le franc-maçon, la franc-maçonne, en interprétant les fictions véhiculées par lesdits rites – enrichis des sciences humaines précitées – à la fois de donner du sens à sa vie et de trouver et apporter du sens à la vie. A transposer dans la Cité. Pour mieux se découvrir et mieux agir. Pour mieux être, mieux vivre, mieux transmettre. Pour mieux penser le monde ! C’est l’engagement de l’initiation (l’ouverture d’un chemin d’existence à parcourir) à qui la demande, en venant frapper à la porte du Temple. Atteindre et posséder cette faculté « d’éclosion lumineuse de soi », parmi d’autres Frères et Soeurs, en milieu bienveillant, c’est le but. Précisément, à une époque où l’individualisme atteint des sommets. Et en marge des prouesses, dans tous les domaines, de la technologie numérique, laquelle, souvent, isole davantage qu’elle unit.
Désappointé par les mensonges politiques, effrayé par les redoutables fanatismes, heurté par le détournement dramatique des Livres saints, qu’il croit au ciel ou qu’il n’y croit pas, le citoyen est en perte de repères. Dans ce monde de violences, il éprouve un besoin de paix intérieure, de partage avec un entourage à la pensée logique et rassurante. La franc-maçonnerie qui respecte toutes les croyances et les couleurs de peau, qui affirme la primauté de l’amour sur la haine, devient ici une oasis. Où l’homme et la femme tourmentés du XXIème siècle débutant, peuvent venir dissoudre leurs peurs et étancher leur soif d’élévation spirituelle.
Lorsque dans les années 1980, un ami m’a parrainé pour me présenter à la loge dans laquelle j’ai été initié, mon information était bien mince. Si je savais par lui, certes, les motivations humanistes convaincantes de la franc- maçonnerie, j’en ignorais totalement le fonctionnement interne.
Cette information est plus développée aujourd’hui mais, malgré l’imposante littérature existante, il reste encore à dire, en termes de finalité, sur ladite Institution et les francs-maçons et franc-maçonnes. « Maçonner » peut être la belle aventure d’une vie. A condition toutefois – je le sais aujourd’hui – de bien comprendre dans cet univers qui emprunte donc avec profit, aux mythes et légendes, le sens du théâtre en présence, la pièce qui s’y joue et le rôle que l’on y interprète. Fiction ne veut pas dire vérité. Il s’agit, tout en s’enrichissant intellectuellement, de savoir transposer la symbolique dans la cité. En gardant toujours raison, humilité et libre-arbitre. C’est le but et en même temps la précaution.
Au fil de son histoire, l’Art Royal s’est longtemps imposé le secret précité – lieux de réunion, rites et travaux cachés, anonymat de ses membres – notamment en raison de l’opposition de l’Eglise à sa liberté de penser. La deuxième guerre mondiale exigea ensuite, pour les mêmes raisons, le maintien de cette clandestinité. Ce qui n’empêcha pas, malheureusement, la persécution nazie au prix de la mort de plus de trois mille francs-maçons en France.
Des émotions, les sentiments
En ce 21ème siècle débutant, par réflexe peut être, par prudence sans doute, nombre d’adhérents tiennent à préserver leur identité. Un « voile fantasmatique » flotte encore sur les loges maçonniques. Même si elles sont déclarées en Préfecture, en « association 1901 ». Même si les Obédiences ont pignon sur rue !
Toutefois, un heureux changement intellectuel s’est opéré. Dans les échos qui lui parviennent de l’Art Royal – appellation liée au mythique Temple de Salomon – l’imaginaire public entend maintenant davantage de résonances poétiques qu’occultistes. Le mystère n’empêche pas le rêve !
Cet homme, cette femme, doivent nourrir leur corps mais aussi, précisément, leur esprit pour vivre. Après la cérémonie de réception qui fait de lui un franc-maçon, d’elle une franc-maçonne, les deux initiés vont trouver de nombreux nutriments intellectuels en loge. De l’enseignement des traditions du monde aux pratiques des rites et rituels. Des philosophies antiques aux valeurs morales, spirituelles et existentielles.
Ils vont vraiment prendre en compte l’importance du sacré qui rappelle au quotidien l’impérieuse nécessité de la considération de soi et d’autrui. Ils distingueront les émotions (production physique) des sentiments (élaboration mentale) – souvent confondus – pour mieux se rapprocher d’eux- mêmes. Alors, au fil des réflexions et échanges interpersonnels, ils donneront encore plus de signifiance à leur passage en ce monde. C’est bien elle, cette raison d’être et de faire, ces « parce que » en réponse aux « pourquoi », qui conduisent à la sagesse. Autant de moments réjouissants, autant d’enthousiasmes !
Voilà̀ dessiné, me semble-t-il, le double objectif du franc-maçon, de la franc-maçonne contemportains : Effectuer une traversée harmonieuse de la vie. Sous réserve, je le réitère, qu’elle soit bien appréhendée. Et faire œuvre de transmission, mandat de tout franc- maçon, de toute franc-maçonne.
Pourquoi le cacher : Elle ne promet pas l’utopique bonheur, mais en revanche, oui, des vrais moments de félicité partagés. Oui, aussi, des instants forts d’oppositions verbales. Et elle désigne de la sorte, spontanément, les écueils à éviter comme les multiples sources d’allégresse qu’elle est en mesure de procurer à ce « phénomène affectif », à toujours et encore mieux découvrir : l’être humain.
…Fin de rencontre. Changement de décors. Au-delà des couleurs des tabliers, des degrés, grades et symboles du rite, les egos deviennent égaux. La chaine d’union vient précisément d’unir, « d’égaliser » les frères et les sœurs en humanité, par leurs mains jointes dégantées. Le Vénérable Maître prononce les derniers mots du rituel. La tenue se termine. En sortant de la loge, l’air vif après la pluie me rafraîchit le visage. Je regagne ma voiture, le cœur frémissant après cette soirée partagée et d’idées à méditer. Les questions restent posées, les réponses sont reportées. C’est le jeu maçonnique. Si particulier. Si attachant. Deuil éphémère, espérance du revoir. En cette nuit bleue scintille une étoile. Comme un trou d’épingle dans le voile du firmament. Un signe, un cadeau du ciel. C’est si rare ce clin d’œil de la nature, en région parisienne !
Quand nous voyons la tragédie qui se passe en Europe même , il serait de beaucoup préférable de dire : “La liberté de l’un s’arrête là où elle nuit à l’ autre!”. La liberté, c’est le contraire de l’asservissement!
Il est vrai que l’histoire humaine nous le montre : il n’est pas de dictateur qui ne trouve immédiatement un peuple de soumis!
Gilbert Garibal
Ma liberté commence là où COMMENCE celle de l’autre.