ven 22 novembre 2024 - 03:11

Le mot du mois : « PRESQUE »

Presque… un petit adverbe comme ça, qui n’a l’air de rien, qu’on glisse à côté de l’adjectif auquel on préfère attribuer une nuance. Comme pour en atténuer l’éventuelle violence, au risque de l’édulcorer totalement.

Celui qui a toujours tort est évidemment bête, mais celui qui a toujours raison est presque pire…”, énonce Michel Serres, s’interrogeant sur l’impertinence.

Le champ lexical latin auquel appartient cet adverbe est significatif de l’incertitude qui l’assortit.

*Paene, qui le désigne en latin, contribue à former la péninsule, pas tout à fait une île, comme si cet entre-deux comportait une faute. La pénurie marque un manque qui n’a pas encore atteint la disette voire la famine. L’insatisfaction apparaît dans l’expression latine *me paenitet, je ne suis pas satisfait de ce que j’ai fait ou n’ai pas fait, d’où ma repentance. Donc je fais pénitence.

Même l’innocente avant-dernière syllabe d’un mot, en grammaire, est stigmatisée, c’est la pénultième! Elle est même précédée d’une antépénultième !

Presque, ce tout petit mot s’inscrit dans l’idée d’approximation floue, matière à reproche. Ce que signifie son étymologie, celle de *premere, presser, accabler.

Le presque, le pas-tout-à-fait, l’inabouti. Comme une minuscule friche entre deux territoires nettement délimités. On peut constater cette dénaturation dans des domaines spécifiques, celui des couleurs par exemple, si propres à susciter des hésitations en fonction des traditions culturelles qui peinent à les définir autrement que par métaphore. Quelques couleurs franches sont reconnues, blanc, noir, rouge, jaune, mais le terrain se fait mouvant dès qu’on aborde la zone floue entre le bleu et le vert. Est-ce le turquoize, ou le reflet du ciel dans la mer par beau temps des Bretons ? Quand on connaît la versatilité des ciels marins…

Selon le point de vue où l’on se place, l’adolescent est-il un presque adulte, qui à son tour serait déjà presque vieux ?

Caractère volatil de ce presque, point nodal sans épaisseur et pourtant si essentiel, dans la fluidité du temps, comme la musique que Vladimir Jankélévitch, grand mélomane, définissait comme un “presque-rien“, justement parce que la note, la mesure, l’harmonie, à peine sont-elles jouées et mises en oeuvre, elles se sont déjà enfuies, mais elles laissent une trace indélébile dans la mémoire, qui en fomente aussitôt la nostalgie.

Pourquoi toujours ce besoin de normes qui stigmatisent le “juste avant” et le “juste après” ? Pourquoi ne pas percevoir dans le “presque” la liberté de l’imaginaire intime, cet espace où s’ébattre, dans les relations humaines, dans un délicieux manque indéfinissable, qui évite la satiété, l’insupportable “trop” ?

Presque ressortit au même champ lexical que proche, prochain. Ce qui en rend vivaces le désir et la curiosité… sans tracer la limite…

A la mort de Clémence Royer (1830-1902), intellectuelle touche-à-tout surdouée, Ernest Renan écrivit : « Elle était presque un homme de génie ». L’inclassable Clémence, allergique à toute étiquette, à plus forte raison sur filigrane misogyne, se serait à coup sûr réjouie de ce « presque »

Annick DROGOU

Le presque resté sur le seuil qui ne sera pas franchi.

Le presque de ce qu’on ne peut circonscrire ni enfermer dans les certitudes. L’insaisissable, l’entrevu. Le jamais atteint. Comme une trace, une nostalgie d’un jadis absolu. Comme une espérance.

Le presque comme des points de suspension. Trois points c’est tout. Quand il n’y aurait rien à ajouter sauf à rompre le charme, à être péremptoire, dans la bêtise à front de taureau.

Le presque comme une paix ou une joie qui ne peuvent s’installer dans le confort paresseux du point final, du couvercle qui remiserait nos belles et tendres interrogations.

Le presque comme une apostrophe, un fragile signe qui fait liaison. Seulement liaison sans devenir glu. Le presque aussi difficile à définir que le mot âme.

Le presque de la nuance qui approche, qui affleure, qui révèle la fragilité de toute vie, qui empêche l’absurde, qui donne sens et exorcise le néant.

Le presque, toujours sur le qui-vive, à la recherche du point d’équilibre, entre le presque rien et le presque tout qui résume l’essentiel du mystère de toute chose. Douceur et pudeur du presque.

Il faut aimer ce presque, oser un presque. Le contraire du bruit, du tonitruant. Ce presque qui émerge du silence. Il faudra en accepter la résignation, pas la frustration mais plutôt l’émerveillement. Le presque va avec la contemplation, une consolation qui nous fait humain, pleinement humain. Je te connais. Non, je te connais presque. De ce que je sais de toi, de ce que tu connais de toi. Tu es le proche. Proche est le presque, dans la proximité qui empêche l’accaparement.

Le presque de l’horizon que jamais on ne touche. 

Le presque de Moïse qui n’atteint pas sa terre promise. Qui tiendra la promesse ? Mieux que toute victoire, mieux que tous les Everest des conquêtes provisoires et illusoires.

Le presque comme une danse, une souplesse, une légèreté d’allégresse, débarrassée de toute aliénation. Liberté du presque.

Le presque davantage évocation que définition.

Le presque toujours allusif.

Le presque qui nous dit qu’aucun fossé ne sera comblé.

Le presque qui danse avec le peut-être de ce qui n’est pas encore advenu. Capacité, potentialité et puissance de ces presque et de ces peut-être, non comme un lâche relativisme mais comme la force de la confiance.

Le presque au goût d’inachevé parce que toujours en commencement. Presque, sans fin, toujours le non fini, l’in-fini.

Et puis, le presque comme une tangente. L’accepter et prendre la tangente dans l’art du presque.

Jean DUMONTEIL

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Annick Drogou
Annick Drogou
- études de Langues Anciennes, agrégation de Grammaire incluse. - professeur, surtout de Grec. - goût immodéré pour les mots. - curiosité inassouvie pour tous les savoirs. - écritures variées, Grammaire, sectes, Croqueurs de pommes, ateliers d’écriture, théâtre, poésie en lien avec la peinture et la sculpture. - beaucoup d’articles et quelques livres publiés. - vingt-trois années de Maçonnerie au Droit Humain. - une inaptitude incurable pour le conformisme.

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