sam 23 novembre 2024 - 12:11

Devisons gaîment !

(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent les 1er et 15 de chaque mois.)

C’est sous forme d’acclamation qu’apparaît, à une page de l’année 1795, la mention « Liberté, Égalité, Fraternité », dans le Grand livre d’architecture de la Très Respectable Grande Loge de France[1], que, pour une saine compréhension historique, on préfère coutumièrement appeler Première Grande Loge de France.  Mais la célèbre formule ternaire –  qui deviendra la devise de la République en 1848 et assez largement celle de la franc-maçonnerie française à partir de 1849 donc bien avant son inscription à l’article 2 des Constitutions de 1946 et de 1958[2] – n’a pas été adoptée d’un cœur uni à la Révolution française où elle surgit aussi sous la plume de Robespierre qui en propose l’usage sans succès[3].

La conception laborieuse de la triade qui orne, désormais, tous nos édifices publics a fait l’objet de mainte étude[4], même si, au milieu du XIXe siècle, elle relève de l’évidence aux yeux du théoricien Pierre Leroux que de nombreux historiens considèrent comme l’inventeur du mot socialisme, quand il écrit ou s’écrie : « Le citoyen a un dogme, c’est l’Égalité ; un motif de manifester et d’agir, c’est la Liberté ; une règle morale pour bien agir, c’est la Fraternité… Aucun terme n’est inutile… tous s’accordent sans se répéter. » Concluant par un définitif : « C’est le programme de la Révolution française[5]. » Bien au-delà de cet horizon, Lamartine y voyait « l’évangile de la raison humaine[6] ».

Barthélemy Saint-Hilaire, en cette même année 1848,  perçoit la devise comme une ardente et intangible combinaison : « De ces trois termes qui s’impliquent et s’enchaînent, il n’en est pas un qui soit à retrancher. Ils sont tous à leur place, qui leur est propre, et l’ordre où ils se suivent est l’ordre immuable que la philosophie leur a enseigné[7]. »

C’est donc à un petit sacrilège que je voudrais me livrer pour finir, en imaginant changer cette succession. En effet, dans la tradition libérale de la franc-maçonnerie, j’ai bien compris : primo que la liberté était la condition d’exercice de la dignité humaine, sans quoi ni la pensée ni l’action ne trouvent leur plein essor, secundo que l’égalité, entendu comme égalité en droit que les institutions doivent garantir, est l’état nécessaire à la légitimité et à l’expansion du principe précédent, tertio que l’accomplissement harmonique de tels fondements, impliquant par nature comme par construction le respect mutuel, culmine dans une fraternité qui engendre non seulement les joies de la convivialité mais qui donne aussi à l’humanité une dimension solidaire nécessitée par des situations et des événements qui non seulement peuvent nuire à l’expression des talents les plus divers, mais qui sapent souvent leurs conditions primordiales.

Un frère, prématurément passé à l’Orient éternel, Pascal Josèphe, m’a fait sentir, à la suite d’une planche en Loge, que, dans son propre élan, il aurait peut-être volontiers – d’une façon, somme toute, assez proche de celle de Pierre Leroux – inversé les termes de la devise, en les ordonnant ainsi : Fraternité, d’abord ; Égalité, ensuite ; Liberté, enfin. L’égalité est centrale. Elle conditionne le reste : la capacité de la conscience à se mouvoir et à se promouvoir, puis à  s’affirmer dans l’action, donc à projeter aussi loin que possible sa propre liberté, sachant que  le carburant qui alimente et régule l’ensemble, c’est la fraternité. Dans une telle vision, la fraternité est l’alpha avant d’être l’oméga de la condition humaine. Il n’est pas interdit d’y voir un parallèle avec de bien connues conceptions religieuses, à ceci près que le premier article de cette foi humaniste s’enracine dans des réalités terrestres exigeantes, sans promettre d’autre paradis que celui qu’il nous reste inlassablement à construire.

En manière d’hommage à la mémoire de celui que la maladie a ironiquement emporté le jour même de son 68e anniversaire, je me suis dit en commençant cet édito : devisons gaîment !


[1] Document appartenant aux archives de la GLDF, que l’on consultera aisément grâce à sa reproduction sur le site internet de la Bibliothèque nationale de France, dans la rubrique qu’elle a constituée, à l’occasion de son exposition consacrée, du 12 avril au 24 juillet 2016, à l’histoire de la franc-maçonnerie française. Pour le visualiser, ainsi que son commentaire : cliquez ici

[2] Pour une présentation historique de l’article 2 : cliquez ici

[3] Comme il est rappelé sur le site de l’Élysée : cliquez ici

[4] Contentons-nous  ici de renvoyer sommairement à la récapitulation qu’en fait Michel Borgetto, professeur émérite de l’université Paris-Panthéon-Assas, éminent spécialiste de droit sanitaire et social, mais aussi l’auteur d’un « Que sais-je ? », paru, en 1997, aux Presses Universitaires de France, sous le titre : La devise « Liberté, Égalité, Fraternité », qui consacre son premier chapitre à « l‘élaboration de la devise » (pp. 11-39).

Dans l’abondante bibliographie de cet agrégé de droit public, on se réservera, pour la bonne bouche, sa contribution intitulée : « La doctrine solidariste de Léon Bourgeois : une nouvelle définition des rapports entre le politique, le social et le droit », in Carlos Miguel Herrera (dir.), Les juristes face au politique. Le droit, la gauche, la doctrine sous la IIIe République. Tome I. 2003, Éditions Kimé (collection : Philosophie politique), pp. 35-56, qui remet en perspective cette « tentative de synthèse originale entre les idées issues du courant libéral et celles issues du courant socialiste » prônée par cet homme politique de premier plan sous la IIIe République, qui fut à la fois Prix Nobel de la Paix en 1920 et membre actif de la Respectable Loge « L’Étoile polaire » au Grand Orient de France, à Paris. Comme on le verra dans la suite de cet éditorial, ce n’est pas tout à fait par hasard qu’il nous plaît de rappeler la mémoire de notre Frère Léon Bourgeois.

[5] Cité par Charles Coutel, « Vous avez dit ‟Liberté, Égalité, Fraternité″ ? » in Humanisme 2017/4 (№ 317), pp. 26-31. Cet article que nous avons trouvé aussi intéressant qu’inspirant est aussi disponible en ligne. Pour y accéder : cliquez ici

[6] Le Moniteur universel, 12 mars 1848, p. 597.

[7] Dans son ouvrage De la vraie démocratie, cité par Charles Coutel, cf. supra note 5.

2 Commentaires

  1. Les trois fêtes de pèlerinage à Jérusalem, prescrites par la Torah sont la Liberté (Pessa’h), l’Égalité (Souccot) et la Fraternité (Chavouot).
    À partir de 1793, les Parisien, rapidement imités par les habitants des autres villes, peignent sur la façade de leurs maisons les mots suivants : “unité, indivisibilité de la République ; liberté, égalité ou la mort”. Mais ils sont bientôt invités à effacer la dernière partie de la formule, trop associée à la Terreur… Comme beaucoup de symboles révolutionnaires, la devise tombe en désuétude sous l’Empire. Elle réapparaît lors de la Révolution de 1848, empreinte d’une dimension religieuse : les prêtres célèbrent le Christ-Fraternité et bénissent les arbres de la liberté qui sont alors plantés. Lorsqu’est rédigée la Constitution de 1848, la devise ” Liberté, Égalité, Fraternité “est définie comme un ” principe” de la République.
    Boudée par le Second Empire, elle finit par s’imposer sous la IIIème République. On observe toutefois encore quelques résistances, y compris chez les partisans de la République : la solidarité est parfois préférée à l’égalité qui implique un nivellement social et la connotation chrétienne de la fraternité ne fait pas l’unanimité.
    La devise est réinscrite sur le fronton des édifices publics à l’occasion de la célébration du 14 juillet 1880. Elle figure dans les Constitutions de 1946 et 1958 et fait aujourd’hui partie intégrante de notre patrimoine national. On la trouve sur des objets de grande diffusion comme les pièces de monnaie ou les timbres.
    Cette devise est le «principe de la véritable sociabilité maçonnique».
    Un des plus anciens documents où l’égalité et la liberté sont formellement présentées comme points principaux de la doctrine maçonnique est un ouvrage (cependant antimaçonnique écrit par l’Abbé Larudan) de 1747, Les francs-maçons écrasés où on peut lire p.299 : « le portier l’ouvre et demande à l’aspirant : s’il a vocation à la liberté, à l’égalité, … ? Il « répond que oui, on l’introduit ». Plus loin p. 313 « le soir de sa réception, on ne lui dit autre chose, sinon que la liberté& l’égalité sont l’unique but de la Société» : books.google.fr/books?id=Fix-l2Bf-YMC&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false.
    Regarder aussi la conférence, Liberté, égalité, fraternité par Jean-Robert Daumas : youtu.be/e-rA9M4hAFk?t=2505.
    Bien fraternellement

    • Merci encore, MTCS Solange !
      de cette contribution qui synthétise des études que j’ai citées.
      J’aurais, bien sûr, pu rappeler la conférence de Jean-Robert DAUMAS, ne serait-ce qu’en raison de notre long compagnonnage, sans compter que les fonctions que j’exerce au sein de l’organisme ombrelle qui accueille l’ensemble des Académies maçonniques françaises aurait pu m’y inciter (mais je veille peut-être trop scrupuleusement à ne pas mélanger mes diverses activités ; en l’espèce, c’était sans doute un tort).
      Pour le reste, je me situais surtout dans la dynamique de la devise ternaire et je souhaitais, à cette occasion, rendre hommage à un regretté Frère dont j’appréciais l’engagement, la profondeur et la simplicité.
      Il me semble qu’au lieu de te limiter à un commentaire de mon édito, tu pourrais reprendre et développer tes analyses sur le sujet, dans une de tes prochaines chroniques, ce qui y assurerait un écho plus large et tout à fait mérité, surtout si on programmait ton article au vendredi 14 juillet prochain !
      Merci encore.
      En toute fraternité,
      Christian.

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Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition et l'éditorialiste de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

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