(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent les 1er et 15 de chaque mois.)
Comme a pu le dire Frédérick Tristan[1], « l’initiation enjoint sans cesse au frère de passer de l’ombre à la lumière, de se séparer de la futilité et de l’ignorance en œuvrant au profit de la connaissance et de l’harmonie ».
C’est en cela que l’approfondissement de la connaissance de soi doit corrélativement ouvrir au monde dans une compréhension plus haute et plus large. En ayant perdu ses œillères, on est plus présent à tout. C’est pourquoi, quelque effort que l’on ait à accomplir sur soi-même, il faut éviter de se réfugier indéfiniment dans un retranchement intérieur comme si l’on ne devait s’assigner qu’une acmé solitaire et incommunicable.
Or l’être est toujours un moment critique, puisqu’il est par principe confronté à la mort. Dans l’ascension que l’on entreprend, l’autre – celui qui est à côté de soi comme celui qui continuera le chemin après soi – ne peut que demeurer l’horizon que l’on se donne, sans quoi l’on ne serait pas digne de celles et de ceux qui ont inspiré la vie que l’on mène, dans la multiple lignée dont on procède. C’est ainsi que le sort de la planète ne devrait être indifférent à personne, même s’il est déjà bien tard pour s’en préoccuper.
Dans un remarquable essai qui a eu un formidable retentissement aux États-Unis[2], Roy Scranton, qui était alors doctorant à l’Université de Princeton, stigmatisait déjà, en 2013, nos difficultés civilisationnelles à nous représenter les périls écologiques qui ne menacent plus seulement le monde, de toutes parts, mais minent inexorablement et de longue date le globe terrestre et, en formulant ses inquiétudes concernant l’incapacité des grands esprits de toute époque à nous inciter à y faire face, il mettait en garde contre les limites de nos systèmes de pensée qui ont aveuglément ignoré les ravages de nos activités humaines prédatrices, sous la conviction erronée d’une Nature inépuisable. Voici comment il pointait cette inaptitude foncière :
« Après tout, comment penser que Kant puisse nous aider à piéger le dioxyde de carbone ? Les débats entre les tenants de l’ontologie orientée objet et les partisans du matérialisme historique peuvent-ils prévenir le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles ? Les philosophes de la Grèce antique, les théologiens du Moyen Âge et les métaphysiciens d’aujourd’hui sont-ils à même d’empêcher le Bangladesh d’être submergé par la hausse du niveau des océans ?
Bien sûr que non[3]. »
Et, dans la quatrième de couverture de l’ouvrage, l’éditeur d’enfoncer le clou, en soulignant, avec l’auteur, toute l’ironie de la situation présente :
« Platon soutenait que, philosopher, c’est apprendre à mourir. Si c’est vrai, dit Scranton, alors nous sommes entrés dans l’âge le plus philosophique de l’humanité – car c’est précisément le problème de l’Anthropocène[4]. L’ennui, c’est qu’à l’heure actuelle, nous devons apprendre à mourir non pas en tant qu’individus mais en tant que civilisation[5]. »
Scranton donne ainsi une portée nouvelle et ô combien plus redoutable au cri que lançait déjà, dans La Crise de l’esprit, en 1919, au sortir de la Grande Guerre, Paul Valéry dont les alarmes ne manquent malheureusement pas non plus d’écho, aujourd’hui, sur le plan européen où il les proférait : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
Aussi bien, entre crimes de guerre voire génocides et crimes environnementaux voire écocides, à considérer l’action des hommes sur cette terre, il est peu glorieux de constater que le seul combat qui compte – le combat pour la vie – ne semble pas historiquement prioritaire. En toutes hypothèses, s’engager dans la voie initiatique ne saurait avoir cet effet dérisoire et pathétique de préserver un orgueilleux isolement. Qu’on le veuille ou non, éveiller sa conscience ne peut conduire à faire l’impasse sur les colossales menaces qui pèsent sur le monde.
[1] Citation que l’on trouve sur le site internet de la Bibliothèque nationale de France, dans la rubrique qu’elle a constituée, à l’occasion de son exposition consacrée à l’histoire de la franc-maçonnerie française, exposition ayant rassemblé 450 objets et documents, du 12 avril au 24 juillet 2016, sur le site François-Mitterrand : pour accéder à la page ad hoc où figure la citation de Frédérick Tristan, cliquez ici
[2] Cliquez ici pour accéder à l’essai de Roy Scranton, Learning to Die in the Anthropocene : Reflections on the End of a Civilization [« Apprendre à mourir à l’Anthropocène : Réflexions sur la fin d’une civilisation », ouvrage non traduit en français], San Francisco, ca, City Lights Publishers, 2015.
[3] Cliquez ici pour accéder à l’article paru antérieurement à l’essai, sous le même titre, dans les colonnes du New York Times, le 10 nov. 2013, dont est extraite la citation traduite par nos soins, dont voici l’originale en langue anglo-américaine :
« After all, how will thinking about Kant help us trap carbon dioxide? Can arguments between object-oriented ontology and historical materialism protect honeybees from colony collapse disorder? Are ancient Greek philosophers, medieval theologians, and contemporary metaphysicians going to keep Bangladesh from being inundated by rising oceans?
Of course not. »
[4] « Le terme Anthropocène, qui signifie ″l’Ère de l’humain″, a été popularisé à la fin du XXe siècle par le météorologue et chimiste de l’atmosphère Paul Josef Crutzen, prix Nobel de chimie en 1995, et par Eugene Stoermer, biologiste, pour désigner une nouvelle époque géologique, qui aurait débuté selon eux à la fin du XVIIIe siècle avec la révolution industrielle, et succéderait ainsi à l’Holocène. » Pour lire la notice complète de Wikipédia, cliquez ici
[5] V. n. 2, op. cit. C’est nous qui traduisons. Le texte anglo-américain est le suivant :
« Plato argued that to philosophize is to learn to die. If that’s true, says Scranton, then we have entered humanity’s most philosophical age – for this is precisely the problem of the Anthropocene. The trouble now is that we must learn to die not as individuals but as a civilization. »