sam 23 novembre 2024 - 13:11

Sans fil à plomb, l’e-mobilité nous ferait perdre la boussole

(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent les 1er et 15 de chaque mois.)

Nous vivons un temps de mutations en tous genres. Nous dansons sur des volcans que rien ne semble plus arrêter : que l’un s’apaise, deux autres s’allument, il y a des fumeroles partout. Même le bistrot du coin ne se ressemble plus.  Où donc est passé le bar des habitués avec son côté débonnaire et doucettement canaille ? J’ai parfois envie de retrouver l’ambiance des cafés d’autrefois, ce brouhaha chaleureux où des éclats de voix et de rire fusaient dans la fumée. L’air, désormais, est plus sain mais ô combien plus monotone. On discute moins, on tape moins le carton.

Il faut choisir avec soin son bougnat car on a troqué le troquet pour un lieu civil et aseptisé : on devrait se méfier des établissements aux moleskines trompeuses : plus la carte des cocktails s’allonge, plus on parle à voix basse. On peut même dire que des Aliens ont tendance à les coloniser : de plus en plus nombreux sont ceux qui « boivent en suisse[1] », seuls à leur table, avec un téléphone multifonctions pour unique compagnon. Une sorte d’étrange champignon pousse alors souvent sur les plateaux ronds ou carrés, qui communique avec une inépuisable et mystérieuse multitude d’informations et de services : un ordinateur portable déploie à moitié ses deux ailes pour capter et même captiver l’attention de son propriétaire qui désire entrer en dialogue non point avec ce qui se passe ici mais avec toutes sortes d’ailleurs qu’il sollicite dans une boulimie silencieuse, si bien que, par sa faim canine, il est d’abord consommateur de son écran. Et avec une frénésie qui dépasse la dévotion du moine plongé dans sa lectio divina [2] –  allusion non dépourvue d’arrière-pensée, tant je me demande aujourd’hui où vont bientôt pouvoir aller nos prières…

Or il s’avère que nous n’avons encore rien vu : le multivers du Maître de SpaceX, de Tesla et de Twitter réunis nous promet des univers concurrents simultanés. Le géant du luxe à la française rivalise encore avec lui par sa fortune mais on voit bien que le monde chancèle voire chavire dans ses notions de temps et d’espace.

Nous autres qui, en Maçonnerie, arpentons les précipices de l’immobilité avons quasiment l’air de pratiquer discrètement des rites chamaniques dépouillés de leurs danses et de leurs transes, à ceci près qu’en salle humide, nous y adjoignons d’autres pratiques qui s’apparentent aux traditions sociales dont je regrettais à l’instant le déclin ; en effet, dans nos agapes, nous renouvelons joyeusement, mais non sans quelque  profondeur ou subtilité parfois, l’esprit des tavernes – tavernes où, soit dit en passant, nous sommes lointainement nés[3].

Tout cet ensemble fait que nous gardons la flamme, nous éclairant, d’ailleurs, encore partiellement à la bougie et croyant, avec une foi de charbonnier, ivre de son cœur et non de sa boisson, que l’Homme se retrouve mieux avec lui-même et avec les autres, en faisant cercle autour de l’Axe du Monde. C’est depuis la chaire, dans la chair et par la chère que la spiritualité s’élève. Au bout du compte, le sans-fil aura nécessairement du plomb dans l’aile. Sans fil à plomb, l’e-mobililité nous ferait perdre la boussole.


[1] Sur l’origine de l’expression, v. https://www.expressio.fr/expressions/boire-faire-quelque-chose-en-suisse et sur l’usage de la capitale ou non, v. http://alafortunedumot.blogs.lavoixdunord.fr/tag/boire+en+suisse.

[2] La Lectio divina (« Lecture sainte ») est une expression latine se rapportant à une méthode de prière développée par les Pères de l’Église et inspirée du modèle judaïque PaRDeS. C’est un exercice de lecture spirituelle. Partant de la lecture d’un texte à caractère spirituel, la Bible, les psaumes ou les œuvres des auteurs chrétiens (lectio), elle se prolonge dans la réflexion sur ce même texte (meditatio), se poursuit par un dialogue avec Dieu (oratio) se terminant par une écoute silencieuse de Dieu (contemplatio). La Lectio divina se pratique seul ou en groupes de prières. (v. https://fr.wikipedia.org/wiki/Lectio_divina)

[3]  L’assemblée constitutive de la première Grande Loge aurait eu lieu à Londres, le 24 juin 1717, réunissant les Loges № 1 « À l’Oie et Gril », № 2 « À la Couronne », № 3 « Au Pommier » et № 4 « La Coupe et les Raisins », du nom des tavernes qui les abritaient.

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Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition et l'éditorialiste de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

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