Joe Morello – Batteur (Joseph Albert Morello – 17 juillet 1928 – 12 mars 2011)
Ce musicien ne vous dit rien ? Pourtant vous le connaissez sans le savoir, car il a été le compagnon de route du quartet de Dave Brubeck de 1957 à 1971, qui a prodigué des tubes mondiaux repris par de nombreux artistes célèbres, dont chez nous, le chanteur Claude Nougaro.
Vous séchez toujours ? Regardez les deux vidéos et vous allez dire : Ah mais oui ! Bien sûr !
La première vidéo, dont le premier plan est justement sur Joe.
La deuxième vidéo dont le thème a été immortalisée en France par Claude Nougaro (mettant très habilement des paroles en français sur ce thème dans un contexte très cinématographique évoquant un casse raté).
Joe Morello est issu d’une famille aux origines françaises (son père était niçois) et sa mère québécoise (french Canada comme disent les états-uniens). Très tôt, il souffre de problèmes de vue et lui-même s’astreint à des activités en intérieur.
Il apprend le violon à six ans et trois ans plus tard, il joue au Boston Symphony Orchestra le concerto pour violon de (Jakob Ludwig Bartholdy )Felix Mendelssohn et continue jusqu’à l’âge de 12 ans. Mais à 15 ans, il rencontre Sacha Heifetz qui règne en maître sur l’instrument, et décide qu’il ne pourra jamais égaler le maître. Ce qui l’amène à changer pour la batterie !
Cette conversion inattendue s’accompagne de cours avec un musicien, Joe Sefcik, qui ne passera pas à la postérité, mais qui était une célébrité locale dans la bonne ville de Holyoke, Massachusetts, préférant rester enseignant et avoir une vie familiale stable.
Un autre batteur et enseignant, George Lawrence Stone auteur d’un traité de l’instrument, trouva Joe (Morello) si doué et créatif, qu’il incorpora dans un autre ouvrage, beaucoup de choses qu’il avait entendu de lui. Puis Joe continua ses études avec un percussionniste du Radio City Hall, Billy Gladstone.
Une fois installé à New York City, il commence à travailler avec des musiciens et musiciennes aussi prestigieux que les guitaristes Tal Farlow, Johnny Smith, Sal Salvador, le chef d’orchestre Stan Kenton, les fantastiques altistes Phil Woods, Art Pepper, le chanteur Jay Mc Shann, la magnifique pianiste Marian Mc Partland, et le trompettiste Howard Mc Gee.
Toutefois, malgré des invitations prestigieuses, il refusa d’entrer dans les orchestres de Benny Goodman et Tommy Dorsey favorisant des sessions avec Dave Brubeck à partir de 1955.
C’est à partir de 1967 que Joe va devenir enseignant et intervenant sur les techniques de la batterie.
Parmi ses élèves on peut mentionner en jazz Danny Gottlieb, Jerry Granelli, ainsi que de nombreux autres liés à la pop music ou au blues.
Joe apparaît dans plus 60 albums en compagnie du Dave Brubeck quartet et environ plus de 120 durant toute sa carrière. Il est également auteur de plusieurs méthodes de batterie ainsi que de vidéos tutorielles.
Concernant son appartenance à la franc-maçonnerie c’est au cours d’une interview du journaliste Jean-Louis Ginibre dans le numéro 146 de la revue Jazz Magazine de 1967, qu’il répond à la question suivante : « Que représente la bague que vous portez ? » Joe répond : « Elle signifie que je suis franc-maçon au 3e degré ! »
De fait nous n’en saurons pas plus, en revanche du point de vu musical on comprend dès lors, qu’il va appliquer la symbolique maçonnique constamment avec des mesures impaires, qui n’étaient pas encore à la mode dans les années 50 et 60. En effet, les rythmes 3/4, 5/4, 7/4, 9/4, seront légion dans la musique du quartet.
Le titre « Take Five » (bien que composé par Paul Desmond – alias Paul Breitenfeld à la demande de Dave), ainsi que le thème « Unsquare Dance » seront les exemples les plus marquants de cette décennie. A ce propos, la relation entre Paul et Joe firent des étincelles au début et il fallut du temps avant que ces deux là ne deviennent de vrais amis… Comme quoi.
Le style de Joe à la batterie est en outre très différent de ce qui se pratique à cette époque. (D’ailleurs, Art Blakey dira très méchamment à propos de Dave, « Qu’il swinguerait bien au bout d’une corde ! » Propos à remettre dans le contexte de tensions raciales qui prédominaient à cette période… Mais qui ne sont toujours pas retombées en 2022 !) . En effet, à l’écoute du solo de batterie de Take Five on est frappé par l’économie de moyens mise en œuvre en comparaison de ses collègues qui explosaient dans un feu d’artifice constant sur scène. De Gene Krupa à Buddy Rich, d’Art Blakey à Roy Haynes, de Jo Jones à Max Roach, la propension à la virtuosité phénoménale des hard-boppers et autres précurseurs, contraste avec cette ascèse qui en a dérouté plus d’un.
Néanmoins il aura une part considérable dans le succès du quartet, et Dave ainsi que les deux autres musiciens Paul et Gene (Eugene Wright, le contrebassiste) le reconnaitront largement.
Joe était apprécié de ses collègues et on en apprend un peu plus sur lui en se référant aux quelques retours de certains.
Ainsi la très grande pianiste Marian Mc Partland avec laquelle il a longtemps joué disait ceci de lui : « Joe Morello est le batteur pour batteurs. Depuis que je le connais, c’est-à-dire près de dix ans (quand il est venu pour la première fois à New York et s’est assis avec moi à la Hickory House en 1952), il a toujours été entouré de batteurs qui venaient de partout pour l’écouter jouer, lui parler, s’entraîner ou étudier de près son incroyable technique. Joe a rejoint mon trio en 1953, et il m’a toujours été intéressant de voir combien de temps il consacrait à l’étude de la batterie, voire à pratiquer chaque minute libre entre les sets. Il était absolument fanatique à ce sujet, et parfois il semblait y avoir une sorte de fureur contrôlée dans son jeu – une sorte de férocité qui dément l’apparence de ce gars calme et à la voix douce. Ce n’est que lorsqu’il joue qu’il révèle certains des conflits intérieurs et des frustrations qui l’ont façonné et dirigé dans sa quête incessante de perfection. »
A sa mort elle fit également cette déclaration à la radio : « Il va me manquer terriblement. C’était un homme et un batteur merveilleux et un très grand enseignant. La musique était toute sa vie.»
D’autres commentaires de sources inconnues disent également ceci : « Joe était un enfant prodige du violon et pouvait très bien jouer du piano. C’est une personne sentimentale qui réfléchit profondément, qui aime rêvasser et philosopher en écoutant de la musique, de toutes les musiques. Ses goûts musicaux vont de Casals à Sinatra en passant par Red River Valley. C’est une personne complexe : d’une part, douce, calme et imaginative, puis, l’instant d’après, un extraverti complet, faisant impression sur ses amis et riant comme un écolier ; puis à nouveau il redevient distant, maussade, coupé de tout le monde dans son petit monde intérieur. »
Enfin celui-ci assez étrange qui permet également de comprendre comment les états-uniens perçoivent notre soi-disant originalité :
« Les Français c’est une drôle de race. Et le batteur Joe Morello, qui est d’origine française, ne fait rien pour déjouer la maxime. Ses caractéristiques gauloises, combinées à son éducation tranquille de la Nouvelle-Angleterre, semblent être à la base de sa personnalité – pleine d’entrain. Pleine d’entrain, mais sérieuse et sensible à un haut degré. »
Il est également très important de souligner que le Dave Brubeck Quartet était un groupe mixte, Dave, Joe et Paul étaient blancs, et Eugene Wright était noir, ce qui dans cette période de la fin des années cinquante et début soixante, n’avait rien d’évident dans le paysage politique états-unien. Même si Benny Goodman fut un précurseur en la matière, qu’il faillit payer durement, ils n’étaient pas légion à le pratiquer. Mais je le répète encore, dans le jazz, peu importe sa couleur, son genre, la tronche ou pas de l’emploi, seul compte le talent. Le jazz échappe ainsi à toutes ces revendications d’assignation identitaire que l’on voudrait nous faire passer pour de la modernité, alors qu’elles ne sont au contraire que recul de la liberté et de l’universalisme. Cette dernière valeur étant hautement revendiquée par le jazz.
La réputation de Joe allait bien au-delà du jazz, ainsi le Beatle Ringo (Starr) sachant qu’ils utilisaient tous les deux la même marque de batterie, lui rendit visite et échangèrent sur le sujet, et pratiquement tous les batteurs modernes, tous styles confondus lui doivent quelque chose.
Il fut une pierre majeure à la construction de l’édifice de la batterie jazz moderne.
Parmi cette abondante discographie, il y a évidemment l’inamovible « Time Out » qui a fait la réputation mondiale du quartet et de Joe en particulier. Le succès de cet album tient aussi une bonne part grâce à l’illustration devenue célébrissime du peintre/graphiste/designer Sadamitsu “S. Neil” Fujita.
Mais il faut également comprendre que ce disque a également fait beaucoup pour le jazz, permettant à ceux qui en étaient éloignés de s’en rapprocher et dans de nombreux cas en devenir de fidèles et ardents défenseurs.
Je vous recommande également ces deux albums datant de 1963, en public, car le « live » est toujours plus authentique dans l’exercice du sans fil.
Celui-ci également durant ses débuts avec le trio de Marian Mc Partland en public en 1955, le son n’est pas fabuleux et en mono, mais c’est un témoignage intéressant.
Ensuite si vous voulez aller plus loin dans sa discographie, vous pourrez l’écouter avec : Art Pepper, Gary Burton, Tal Farlow, Gil Mellé, Sal Salvador, Chuck Wayne, Jimmy Raney, Jimmy Mc Partland (oui le mari de …), Helen Merrill, Howard Roberts, Paul Desmond, Jay Mc Shann, Louis Armstrong, Stan Getz, Tonny Bennett, Red Norvo, autant dire une grande partie de la planète jazz, classique et moderne. Et également environ 7 albums sous son nom.
Un grand anonyme à redécouvrir !
Yves Rodde-Migdal novembre 2022