Rire ? L’idée paraît tellement simple, évidente, spontanée.
Et pourtant… Rien de moins clair.
Une fois encore, l’étymologie entrouvre des pistes de songerie, dans la mesure où nos deux familières langues anciennes ne marchent pas de concert pour une fois.
L’indo-européen *gel- exprime l’idée de ce qui brille. Clean, en anglais. Je ris, dit le grec *gelaô, sans doute parce que le rire éclaire le visage, fait briller la pupille de l’oeil, *glénè. Idée de brillance que l’on retrouve dans le nom de la chouette, *glaukos, aux yeux lumineux dans l’obscurité, telle la déesse de l’intelligence Athéna glaukopis, “aux yeux brillants”. Cependant, c’est ce même sémantisme, auquel est associé le rire, qui fournira le glaucome, qui obscurcit la vision, et l’adjectif glauque…
Le latin confirme cette ambiguïté. Sémantisme strictement latin, *ridere se traduit en français dansles ris et les rires, la risée pour le rieur, la risette au poupon. Affecté de préfixes variés, le mot se colore de péjoration. On fait rire, *de-ridere, aux dépens de quelqu’un, on tourne en dérision ce qui est risible ou dérisoire. *ridiculus désigne le bouffon. Ridicule, ridiculiser…
Par ailleurs, le sourire n’échappe pas à l’ambiguïté. *sub-ridere, rire par en-dessous. Rire sous cape. La franchise y est mise à mal, entachée d’une potentielle hypocrisie. Même les peintres s’en sont méfiés, très peu de tableaux représentent des personnages souriants. Douze années ont été nécessaires à Léonard de Vinci pour peindre celui de Mona Lisa… Et les rieurs, en peinture, non seulement dévoilent une dentition sujette à caution, mais participent souvent de la malignité du diable. En riant à gorge déployée, donc dans l’indécence d’un tel laisser-aller.
Rire carnassier. Sardonique comme celui du penseur grec Diogène (IVe siècle av.JC), cynique comme le nom même du chien dont il se réclame, le rire flirte avec la méchanceté et la mort.
En Grèce antique, le héros reste impassible, montrer ses dents prouve la douleur : ainsi, sur ses poteries à figures rouges, Euphronios (VIe siècle av.JC) peint-il le rictus du géant Antée à l’agonie, privé par la poigne victorieuse d’Héraclès du contact régénérant avec sa mère Terre.
Le devin antique Calchas, pour ne pas avoir écouté la prophétie d’Apollon, s’étouffe dans une explosion de son rire.
Exploser, éclater de rire, les expressions sont explicites. Même dans un groupe qui y trouve à se détendre, à se déplier, se décrisper, on décèle la méchanceté du rire collectif. Celle des dieux homériques qui se gaussent devant les mésaventures des humains, qui les dérident ainsi de leur insondable ennui d’immortalité. Celle de la cruauté des spectateurs devant la peau de banane qui présuppose la chute du passant à venir. Celle du public qui a payé pour assister à la mise à mort théâtralisée par l’amuseur patenté. Celle de la caricature. On y rit d’autant plus fort qu’on se sent hors de sa portée, parce qu’on sait aussi combien elle peut nuire, jusqu’à tuer parfois…
L’explosion est toutefois salutaire, en ce qu’elle libère les tensions accumulées. Crécelle exaspérante, spasmes de la peur en excès. La complicité ainsi suscitée, même artificielle, même frelatée, s’avère nécessaire pour qu’un groupe malmené retrouve momentanément les chemins de la cohabitation.
Même les animaux savent rire, telles les hyènes sarcastiques devant leur festin de chair.
Oui, le rire dérange, son insolence désamorce le dogmatisme, la vérité décrétée.
Or, quiconque ne sait pas rire, observer soi-même et le monde alentour avec autodérision est un individu ennuyeux et surtout dangereux, menacé de sérieux pontifiant.
Comment imaginer de passer sa vie, surtout maçonnique, avec un autrui qui ne nous ferait pas sourire, rire, et surtout qui ne nous donnerait pas envie de le faire rire, sourire ?
La chaleur des sourires bat en brèche la violence des épées brandies à la face du néophyte désaveuglé. Ils feraient peut-être croire à la gentillesse immaculée d’un groupe épargné par le ridicule des jeux de pouvoir …
Sourire de connivence au-delà des mots superflus, sourire de l’oeil qui cligne, de la bouche qui a frémi d’un plissement discrètement évocateur, rire qui irradie le corps et redonne la beauté aux choses. Qui exorcise les démons.
Parce que la sincérité des lèvres a rejoint celle des yeux, les a illuminés de l’intérieur.
Annick DROGOU
As-tu jamais entendu et vu le rire d’un bébé ? C’est un rire de plénitude, de satiété, rire de joie pure. Premiers éclats de rire. Éclats, comme sous le ciseau du sculpteur la vie jaillit, comme une éclosion. On voudrait retrouver et perpétuer ce rire innocent, de rire de joie pure. Un rire sans malice, et d’ailleurs sans aucun mot, qualificatif ou complément, pour l’accompagner et le déformer. Rire doit rester un verbe intransitif, loin du rire moqueur qui a toujours besoin d’un tiers aux dépens de qui rire.
Le ricanement voltairien n’a rien de joyeux, pas plus que le premier rire biblique, le rire de Sarah et d’Abraham, rire d’angoisse : « Abraham tomba face contre terre. Il se mit à rire car il se disait : Un homme de cent ans va-t-il avoir un fils, et Sara va-t-elle enfanter à quatre-vingt-dix ans ? » (Gn 17,17), le rire comme expérience spirituelle du doute. Qohèleth nous rappellera plus tard qu’il y a « un temps pour pleurer, et un temps pour rire ; un temps pour gémir, et un temps pour danser » (Qo 3, 4). Le rire est comme la danse, une libération.
Que la joie soit dans les cœurs !
Rire ou sourire ? Dans l’Histoire des émotions[1], ouvrage dirigé par Georges Vigarello, l’historien anglais Colin Jones observe qu’« alors que les Grecs de l’Antiquité distinguaient le sourire du rire, cela ne fut pas le cas parmi les Romains. Le latin classique se contenta du verbe ridere (rire). Sur le tard, le latin adopta tout de même un mot pour nommer l’action de sourire. » Colin Jones remarque qu’il faut attendre le XIIIe siècle, « près d’un millénaire après la chute de l’Empire romain, le sourire refit surface sur tout le continent dans le vocabulaire de la culture européenne ». Cette preuve linguistique conforte l’hypothèse de Jacques Le Goff, citant l’énigmatique et doux sourire de la cathédrale de Reims (sculpté entre 1236 et 1246), selon laquelle l’ “invention“ du sourire fut une réalisation du XIIIe siècle[2]. »
Et ce sourire nous restera infiniment mystérieux comme le sourire énigmatique de Mona Lisa. Comme si le rire parlait fort dans l’instant quand le sourire s’exprime silencieusement dans l’éternité. Tous les sourires… Celui de l’ange de Reims, de Mona Lisa, ou le tien.
Jean DUMONTEIL
1. Georges Vigarello (sous la direction de), Histoire des émotions. 1. De l’antiquité aux Lumières, Éditions du Seuil, 2016.
2. Jacques Le Goff, Un autre Moyen Âge, Gallimard 1999, p. 1352
[1] Georges Vigarello (sous la direction de), Histoire des émotions. 1. De l’antiquité aux Lumières, Éditions du Seuil, 2016.
[2] Jacques Le Goff, Un autre Moyen Âge, Gallimard 1999, p. 1352