sam 23 novembre 2024 - 13:11

Repose(-toi) en paix !

« Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici : 
»

Ce sont ces vers de Charles Baudelaire qui me viennent à l’esprit, après que s’est incrusté à l’écran, ce 30 mai 2022, le visage, désormais figé à jamais, de ce jeune journaliste français de 32 ans, Frédéric Leclerc-Imhoff, tué en Ukraine, par les forces russes, dans le bombardement d’un véhicule d’évacuation.

Je repense à notre chaîne d’union : « les vivants et les morts... » Je songe à toutes les victimes qui périssent non seulement dans les atrocités de la guerre, mais plus encore dans l’horreur de l’indifférence. Que dis-je : à toutes ? À peine à quelques-unes. Il me faudrait des visages et le multiple regret de ne jamais avoir entendu leur voix, leur rire. J’essaie donc de me rappeler aussi les personnes que j’ai connues, pas seulement les êtres chers mais celles et ceux que j’ai fréquentés et qui ne sont plus. Je suis vieux, désormais, et ça fait du monde. Je fais effort pour me souvenir et je convoque autant de figures que je le puis. Pour la plupart, elles sont déjà floues. Tout s’enfuit, tout s’enfouit, « au fond ». Cela peut paraître absurde et morose. Tout est fragile, incroyablement fragile. En ai-je conscience autant que je le devrais pour mieux gouverner ma vie ?

Comme francs-maçons, nous révérons la tranquillité de l’âme. Ce n’est probablement pas l’heure parfaite pour la trouver. Et pourtant ! On peut sans doute méditer à tout moment. La tranquillité, la tranquillitas latine, renvoyait, d’abord, au « calme… de la mer et du vent ». Quel aveu des craintes immenses qu’ont toujours suscitées les courants et les turbulences des airs et des ondes ! Dans un récent éditorial au numéro 2 de notre version papier[1], j’évoquais la notion d’ataraxie, décalquée du grec ἀταραξία, qui signifie : « absence de troubles »,  et qui apparaît avec ce sens-là chez Démocrite, avant de désigner plus tard, dans sa pleine extension, la tranquillité de l’âme, précisément. Certes, nous y cherchons avant tout à ne point souffrir mais, plus hautement, grâce à une lenteur  propice à une “réduction d’intensité”, nous nous élevons et nous déployons, dans un grand recueillement[2], un large regard circulaire sur notre condition d’être vivant percevant l’immense équilibre des choses où la mort permet le renouvellement permanent.

C’est l’otium des Romains où l’on profite du repos pour s’adonner à la méditation, cet otium qui s’oppose au negotium (neg-otium), « le temps utilitaire de l’horloge », celui du travail, des occupations, des affaires – ce second vocable ayant donné négoce, soit la négation du premier. C’est ainsi que, curieusement, dans la langue, l’otium précède le negotium ! Et si nous faisions toute sa part à cette intuition-là, à cet ordre de la pensée, probablement que nous serions mieux à même de graver en chemin, c’est-à-dire bien autrement que sur une pierre tombale, la locution latine issue de la prière catholique pour les défunts : Requiescat in pace[3], et nous chanterions d’un  même cœur une ode voire un hymne à la vie : Repose(-toi) en paix !

[1] Roblin, Christian (2022, mai). « Voyage, Voyage ». La Lumière, n° 2, p. 3.

[2] « Recueillement » est aussi le titre du sonnet de Charles Baudelaire dont j’ai cité les deux premiers vers et qui fut écrit en 1861, puis publié dans l’édition posthume de 1868 des Fleurs du mal. Tandis qu’ici le poète personnifie la douleur, n’étant lui-même qu’âme souffrante, le recueillement auquel je fais référence là vise ce moment où l’on fait silence pour rentrer en soi-même et y faire place à la conscience cosmique.

[3] Subjonctif présent à la troisième personne du singulier du verbe requiēscō, requiēscere, à la voie active, l’expression signifie littéralement : (Qu’il ou elle) repose en paix – c’est-à-dire encore : Qu’il trouve le repos en paix, soit plus succinctement : « Qu’il trouve la paix ! » où le repos et la paix se confondent, comme si seule la mort pouvait nourrir cette équivalence… 

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Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition et l'éditorialiste de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

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