Voici un fou ! – Mais, comment le reconnaissez-vous ? – On le reconnaît pour tel parce qu’il se déplace en diagonale sur l’échiquier !
On appelle diagonale le segment de droite qui joint les sommets non consécutifs d’un polygone dont le nombre de côtés est supérieur à trois.
À partir de cette définition, la diagonale s’offre à notre réflexion sous deux aspects paradoxaux : premièrement, ce segment partage, sépare l’espace en deux, comme son nom l’indique avec son préfixe «dia» que l’on retrouve dans diabolique. Deuxièmement, il joint ce qui est opposé. Troisièmement, la diagonale est aussi cet espace intermédiaire, un pont, qui permet de passer d’un point à un autre, d’une situation à une autre, enfin d’un état à un autre ; c’est la passerelle qui relie les choses entre elles. La Franc-maçonnerie est semblable à une diagonale !
1- La diagonale et les opposés
Dans une vision dualiste de l’antagonisme des contraires, la diagonale, serait comme un pavé mosaïque. La Franc-maçonnerie semble avoir admis l’influence gnostique qui affirme, au plan exotérique, que le bien s’oppose au mal, reprenant la séparation tirée à l’excès par Zoroastre, le mazdéisme et le manichéisme pour lesquels tout ce qui n’est pas le bien est négatif. Le Diable, du latin diabolus, du grec Διάβολος, signifie «diviser» ou «séparer», il est l’esprit du mal. La même idée est exprimée différemment dès l’aube de la Franc-maçonnerie française. Dès 1749 en effet, Le Nouveau Catéchisme de Travenol répond à la question «que venez-vous faire en Franc-maçonnerie ?», «On y creuse des cachots pour le vice et on y élève des temples à la vertu». Aujourd’hui encore on entend ce genre de réponses dualistes dans les rituels. Le dualisme sépare par un cloisonnement moral qui, trop souvent, est enseigné dans le catéchisme de formation des jeunes, leur laissant croire que le franc-maçon serait, évidemment, du côté exclusif du positif, du bien, de la pureté, de la lumière, saint parmi les saints. Cette démarche est à l’opposé de la quête initiatique et fraternelle qui rassemble ce qui est épars.
«La route établit la connexion entre des points qui ignorent qu’ils sont le même.»
Dans une vision duale de la complémentarité des contraires et de leur coïncidence dans l’unité, la diagonale serait le troisième terme, médian et transcendant, elle serait comme un delta lumineux. C’est l’enseignement majeur de la symbolique de tout le décor de la loge, fondement de la formation de l’apprenti. Elle est manifestée dans le ternaire qui est constitué par un principe premier dont dérivent 2 termes complémentaires, non duels mais duals. Car là même où l’opposition est dans les apparences et a sa raison d’être à un certain niveau ou dans un certain domaine, le complémentaire répond toujours à un point de vue plus profond, donc plus conforme à la nature réelle de ce dont il s’agit. C’est ce que dit le Zohar, le livre de la Splendeur de la Kabbale : «Trois sortent d’Un. Un est dans Trois. Un est au milieu de Deux et Deux embrasse celui du milieu et celui du milieu embrasse le monde». Une illustration en est donnée par la diagonale qui traverse le cercle (un diamètre joint deux points opposés sur le cercle), le divisant en deux, évoquant le ternaire alchimique du Sel, du Soufre et du Mercure qui expriment ensemble le véritable équilibre. C’est à cet équilibre que le profane doit tendre afin de se régénérer, équilibre indispensable au processus alchimique de formation de la pierre philosophale trouvée dans le cabinet de réflexion. Le sel, l’agent équilibrant le Soufre, l’énergie expansive, principe actif masculin et le Mercure, l’énergie attractive, principe passif féminin, ont pour symbole, justement, le cercle divisé en deux par une diagonale, image parfaite de l’équilibre.
Parce qu’elle divise et joint en même temps, la diagonale recouvre la même portée allégorique que le mot «schibboleth». Évoquer l’un, c’est évoquer l’autre (voir l’article Schibboleth, ou la guerre fratricide).
Parce qu’elle a des propriétés géométriques particulières, la diagonale fut glorifiée et tenue longtemps pour un secret initiatique, tant par les opératifs que par les premiers spéculatifs ; ce secret est dissimulé dans la pierre cubique à pointe ; ce secret est aussi celui des mesures conduisant à la proportion divine.
2- La diagonale et la pierre cubique à pointe
La diagonale est le fondement d’une méthode simple pour tirer l’élévation d’un plan, secret technique des Maîtres Architectes : la dimension du côté d’un carré est la diagonale d’un carré dont la surface est la moitié du carré d’origine ; ainsi se dresse le pinacle, chaque palier étant égal à la moitié du précédent.
Depuis, ce secret, a bien sûr été découvert et révélé. C’est ce qu’a fait l’architecte Villard de Honnecourt, puisqu’on trouve deux dessins à ce sujet sur la planche 38 de son fameux carnet : l’un de ces dessins a pour commentaire :
. Par ce moyen on fait un cloître égal à son préau c’est-à-dire que la surface du carré central est égale à la surface du couloir qui l’entoure.
. Par ce moyen on fait une pierre pour que les deux moitiés soient pareilles, c’est-à-dire, car il n’est pas question de couper une pierre en deux, par ce moyen, comment diviser un carré pour en obtenir un autre qui soit égal à sa moitié.
Ce secret est dissimulé dans la forme de la bavette du tablier de l’apprenti et dans celle de la pierre cubique à pointe, moyens mnémotechniques d’un tel tracé.
La pierre cubique à pointe ne se rencontre qu’au Rite Écossais Ancien et Accepté et au Rite Français. La plupart des autres Rites, les Rites anglo-saxons entre autres, l’ignorent totalement.
Les tableaux de Loge du XVIIIe siècle représentent clairement que tout itinéraire initiatique correspond à la transformation de la pierre brute en pierre cubique à pointe. Cette image de l’ascension vers la Transcendance correspond aussi à la recherche de la pierre philosophale.
Justifiant que cette pierre soit un des bijoux immobiles, Jules Boucher nous en explique sa valeur propédeutique : «la Pierre placée sous la hache pour indiquer son caractère sacré, reste «cubique » bien que surmontée d’une pyramide qui la protège de l’Eau, comme la hache la protège du Feu (de la foudre). Cette Pierre représente l’idéal maçonnique qu’il faut sans cesse défendre contre l’Eau et le Feu ; la première représentant les forces dissolvantes, la seconde les forces par trop «sublimisantes». Le Maçon doit se tenir dans un juste milieu avec sûreté et rectitude».
Sur le tapis de loge du grade de compagnon, une hache est plantée sur la pierre cubique à pointe. La Pierre est placée sub ascia, sous la hache, pour indiquer son caractère sacré dit Jules Boucher. En alchimie, de nombreux ouvrages livrent le sens du symbole de la hache qui est le même que celui de l’épée, du poignard ou du marteau. Ces armes blanches désignent les larmes blanches du sel blanc (petites gouttes) qui hache la matière. La pierre cubique à pointe devient, par cette interprétation, l’indication pour le compagnon d’entrer dans la voie de l’alchimie.
Le sommet de la pierre cubique à pointe est assimilable à un omphalos, une représentation visible et concrète du centre du monde, point de rencontre du manifesté et du non-manifesté.
La pointe inversée, à l’intérieur, du pyramidion, points de croisement des diagonales du cube, indique le centre de la pierre.
Un des secrets des constructeurs serait de rectifier la Pierre pour essayer d’en faire un «diamant», jusqu’à en trouver le Centre. Ce Centre qui, sous une autre formulation et par simple antimétabole du langage codé des alchimistes, est peut-être ce que la symbolique appelle «la Pierre Cachée», indiquant qu’en réalité la quête consiste à rechercher «ce qui est caché dans la pierre».
3- La diagonale et la proportion divine
Le nombre d’or[1] est la proportion qui n’existe que dans la mise en relation de la dimension de deux éléments ayant un rapport d’harmonie entre eux tel que [a/b = (a+b)/a].
À partir du double carré, de nature lunaire, et de sa diagonale se construit le carré long, appelé rectangle d’or, de nature solaire. Le carré long est un carré de gestation de passage qui permet de tracer, entre autres, la spirale ; c’est un carré matrice.
Si le rectangle d’argent de dimension 1 sur 2, image du lieu de culte, formalise la communion des hommes avec le Divin, le rectangle d’or, carré long de proportion dorée, illustre une autre notion, celle de la fraternité des hommes entre eux. Si on prend un rectangle d’or et qu’on lui retire un carré construit sur son petit côté, on obtient un autre rectangle d’or plus petit mais de même proportion, duquel on pourra, encore, détacher un carré pour obtenir un autre rectangle d’or et ainsi de suite à l’infini. De même, si on ajoute à un rectangle d’or un carré construit sur le plus grand côté, on obtient un nouveau rectangle, plus grand et respectant à son tour les mêmes proportions. Par analogie, les frères et sœurs, passés à l’Orient éternel, sont les carrés qui se détachent ; les nouveaux compagnons, avec la taille de leur pierre cubique (carré), s’incorporent à un rectangle doré pour former un nouveau rectangle doré plus grand.
Dans un triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse, on pourrait dire le carré de la diagonale, est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. Ce théorème de Pythagore est inscrit, sous forme géométrique, entre les deux personnages principaux du frontispice de la première édition des Constitutions d’Anderson de 1722. Encore de nos jours, on en retrouve la symbolique dans l’équerre du bijou porté par le Vénérable maître, témoignant, pour la diagonale, de son importance centrale dans la pensée maçonnique.
Au fait, votre fou n’est pas le seul à se déplacer en diagonale ! Le pion, la reine ou le roi peuvent le faire aussi; mais s’il est un fou, il est vrai qu’il ne peut se déplacer qu’en diagonale.
[1] Sa valeur est la racine positive de l’équation X2-X-1 = 0 soit : [(1 + √5) / 2].