La question posée suppose que la Franc-maçonnerie soit une morale et un idéal. En prolégomènes il convient donc de s’entendre sur la dimension à donner à la morale en Franc-maçonnerie.
En effet la notion de morale est ambivalente.
Au plan spirituel, la morale désigne une éthique transcendantale. Cette morale c’est celle qui habite le saint ou le héros, personnages atteignant la perfection, nous dirions un idéal.
Au plan social, il existe une morale coutumière, adaptée à tel lieu et à tel temps, qui est la morale des honnêtes gens dans une société donnée. Elle traduit les bonnes mœurs qu’il est souhaitable de suivre pour l’harmonie de la collectivité ; elle est à la mesure de quiconque et ne réclame aucun élan intérieur ni vertu supérieure. C’est ce minimum de morale sociale qui est exigée pour entrer en Franc-maçonnerie.
Aux exigences des bonnes mœurs citoyennes, la F\Maç\ ajoute des exigences qui lui sont propres, et tout d’abord l’esprit du lien fraternel. Car, comme l’écrit Chevillon dans Le vrai visage de la Maçonnerie, «L’amour prend sa source dans l’universelle fraternité des êtres appelés à une même fin. De cet amour résultent : la pitié, la miséricorde, la bonté, la charité et toutes les vertus. Par conséquent, le maçon doit déraciner en lui-même l’égoïsme et avec lui tous les vices dont il est le support, cultiver et élargir sans cesse l’amour et les vertus capables de fleurir sur cette tige embaumée». On le voit, à la morale coutumière, la F\Maç\ associe une morale transcendantale, un idéal moral développé dans nos catéchismes devenus mémentos et dans nos rituels à travers questions et réponses. Ainsi viendront, suivant les grades, des propositions d’élévation morale. C’est une aspiration vers un état de perfection, une façon idéaliste de concevoir un futur-être pour l’initié et l’humanité, avec ses kyrielles d’utopies sous-jacentes, dont le temple idéal de l’humanité. Ainsi la Tradition a transmis parmi les Maçons un grand nombre de préceptes relatifs aux devoirs dont l’ensemble forme un admirable code de morale pratique. La Franc-maçonnerie est une protreptique (discours qui pousse à, discours qui exhorte, qui encourage, qui incite) à visée particulière, enseignée sous le voile de l’allégorie au moyen de symboles ; elle est une proposition d’éthique.
C’est, en effet, un trésor conservé dans le patrimoine de l’institution; mais ce n’est pas un corps de doctrine. En donnant la lumière la F\Maç\ n’impose pas ce qu’elle permet de voir. En prescrivant à ses adeptes d’observer le plus strictement possible les devoirs, la Franc-maçonnerie s’adresse à leur probité, à leur honneur, à leurs sentiments, certaine de ne pas contrarier leurs croyances religieuses ou philosophiques. Il s’agit ainsi de promouvoir des valeurs morales et spirituelles, qui conduisent à un perfectionnement individuel sans limite, et à un idéal social. La Franc-maçonnerie se définit elle-même comme un système particulier de morale, enseigné sous le voile de l’allégorie au moyen de symboles. La Franc-maçonnerie est donc bien une morale et un idéal au sens de nos définitions préliminaires. Et c’est ce que nous allons montrer.
La F\Maç\ est une morale et un idéal avec sa spécificité quant à ses sources, sa finalité, son contenu, son domaine et sa sanction.
Quant à ses sources : Dans le vertige de la documentation, nous en retiendrons 4 :
La source opérative ou corporative. Cet aspect professionnel s’exerçait à l’intérieur d’un idéal de fraternité et d’amour du prochain qui incluait des œuvres d’assistance et de charité. Il s’épanouissait au sein de la pratique religieuse intégrale du catholicisme. Le métier fournissait le support de l’ordre initiatique dont les rites permettent d’intégrer tous les aspects de la vie professionnelle à l’entreprise de la réalisation spirituelle. La pratique du métier prenait alors la valeur d’une ascèse véritable. En ce sens, l’opératif incluait la dimension spéculative et surtout morale.
La source religieuse ou plus exactement biblique. Les plus forts de nos symboles viennent de la Bible. La F\Maç\ y puise même certaines de ses légendes fondatrices et, donc, il y a, sous-jacente une morale judéo-chrétienne. C’est, d’ailleurs, un pasteur calviniste écossais, James Anderson, qui transmit les fondements de la Maçonnerie spéculative à la future Grande Loge de Londres rapidement devenue la source et le modèle de la Franc-maçonnerie mondiale. L’invocation par laquelle commencent les manuscrits des Old Charges, en usage au XVIIIe, atteste la pratique catholique : «Que la puissance du père du ciel avec la sagesse du fils glorieux et la bonté du St Esprit, qui sont trois personnes en une Divinité, soit avec nous».La déchristianisation de la Maçonnerie, sous l’influence de la philosophie des Lumières, s’entend seulement au sens de suppression des références spécifiquement chrétiennes et de l’abandon des célébrations religieuses lors des fêtes de l’Ordre. Mais à regarder de plus près, la Maçonnerie, en Angleterre, quant à elle, laïcise ses rituels, voire ses symboles, pour mieux accueillir de nombreux juifs et partager un minimum commun au centre de l’Union. La Maçonnerie française, quant à elle, se laïcise par rassemblement des forces de «libre pensée» face au cléricalisme et aboutit en 1877 à l’abandon de toute exigence et de toute référence religieuses, si universelles soient-elles. Reste encore le courant mystique chrétien du Rite Écossais Rectifié et son Code des loges réunies et rectifié de 1778, qui règlemente ses 4 grades et qui déclare dans son chapitre X qu’» aucun profane ne peut être reçu franc-maçon s’il ne professe la religion chrétienne».
De toute façon, la spiritualité du maçon, quelle que soit sa religion est un ésotérisme en ce qu’il se découvre dans sa propre intériorité.
La source chevaleresque a imprégné profondément la Franc-maçonnerie. Plus précisément, la F\Maç\ est associée à la chevalerie des ordres religieux militaires. Le discours de Ramsay le rappelle et dès 1745 l’appellation «Loge de St Jean de Jérusalem» enracine la F\Maç\ dans cette tradition. Les hauts Grades, qui ont fleuri au 18ème siècle, comportent encore de nombreux titres de chevalier. Le chevalier était principalement voué à deux devoirs : la bienfaisance et la défense de la religion chrétienne. En prononçant ses vœux, le Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte s’engage : «Ce n’est donc plus par l’épée que vous aurez à défendre la sainte religion chrétienne que vous professez ; c’est avec prudence et circonspection que le Chevalier Maçon de la Cité Sainte doit la défendre par ses discours… Il la fait aimer et respecter par une tolérance douce et éclairée, par de bonnes mœurs, par une conduite régulière et par ses bons exemples». Ce qui veut dire que de telles vertus chevaleresques sont des propositions de vie pouvant être réalisées tout aussi bien par des sœurs.
La source mutuelle. En l’absence de toute sécurité sociale, au XVIIe siècle, des loges se créent par association d’artisans, de petits commerçants, de boutiquiers qui vont constituer des groupuscules de solidarité surtout pour se prémunir contre les cas de détresse financière. Ils se réunissent dans des lieux hospitaliers comme les auberges, le plus souvent pour y recevoir les nouveaux membres de leur confrérie. Afin de bénéficier de l’entraide, on se communique des mots, gestes et attouchements de reconnaissance. On peut lire dans un texte de lois et statuts de 1670 de la loge écossaise d’Aberdeen : «Nous soussignés promettons, conformément à tous les serments que nous avons prêtés lors de notre réception au bénéfice du Mot de maçon, de prendre en charge et de soutenir le tronc maçonnique de notre loge d’Aberdeen…» Les fonds de réserve pécuniaires, leur potentialité à répondre à la misère accidentelle de leurs membres devenant insuffisants, ces loges vont se regrouper et constitueront la première Grande Loge de Londres et de Westminster en 1717, ce qui se fera à l’auberge L’oie et le gril. La Franc-maçonnerie vient de naître aussi sur la nécessité de la solidarité.
Quant à sa finalité : L’idéal de la Franc-maçonnerie est de parfaire l’être humain en développant sa conscience cognitive, morale ou sa spiritualité et de travailler au progrès de l’humanité, L’idéal chevaleresque, c’est d’abord d’aspirer à la vertu, une vertu morale et avoir un comportement, qui soit un comportement d’amour, de tolérance, d’ouverture aux autres, etc.
C’est aussi le combat que nous devons mener pour le bien, comme le chevalier d’autrefois. Ici s’exprime le sentiment d’humanisme. L’homme n’est pas, fondamentalement, solitaire, il est au contraire une relation. Comme le dit Heidegger, son être est un «être-ensemble», Mitsein. Il y a en chacun de nous un originaire souci de l’autre, qui serait le Bien, qui fonde l’humain. La F\Maç\s’est ancrée sur cette notion d’altérité et l’appelle Fraternité.
Quant à son contenu : la Franc-maçonnerie offre une voie spirituelle qui est une voie spécifique en dehors de tout dogme et de toute doctrine qui permet à chaque homme de poursuivre son chemin vers la Connaissance. La Franc-maçonnerie propose un idéal de liberté, de tolérance et de fraternité dans le respect des opinions de chacun, laissant à l’homme une liberté de travail qui lui permet de poser son propre rythme et de reculer constamment ses limites sur le chemin de l’élévation spirituelle et morale n’acceptant aucune entrave dans sa recherche.
Les valeurs morales que véhicule la F\Maç\ ne lui sont pas exclusives : connaissance de soi, amour du prochain, respect de l’autorité légalement constituée, devoir envers un Être Suprême (pour les rites travaillant à la gloire du Gadlu). Ce qui lui est particulier c’est le véhicule; c’est-à-dire, le rite initiatique. Ce dernier est en effet une allégorie élaborée de la vie qui engendre, chez l’initié, une profonde méditation, une perception et une action intérieure grâce auxquelles l’homme se révèle à lui-même, il dépasse ses propres limites, son soi.
La connaissance de la symbolique des outils atteste que la F\Maç\ veut, par leur approfondissement, permettre d’accomplir une œuvre de perfectionnement de soi en favorisant l’ouverture de la conscience. Les outils remis aux 3 premiers grades donnent une cohérence au cheminement et à la progression morale.
Quant au domaine : Le vrai travail du franc-maçon doit être totalement désintéressé, et accompli sous l’angle du Devoir. Le franc-maçon, en effet, ne revendique pas ses droits personnels d’homme libre et franc, sinon pour accomplir ce devoir. Car il sait bien que ses droits sont relatifs et limités, mais que son devoir est absolu et sans bornes. Aussi, le franc-maçon doit se considérer comme un apôtre, un missionné parmi les hommes, car il doit tendre à devenir, et il doit devenir, à la fois un initié, un illuminé, un homme de cœur, de science et aussi d’action (Charles Chevillon).
Quant à la sanction : La Maçonnerie, neutre au point de vue religieux, ne veut pas de la Morale commune, reposant sur une crainte métaphysique, sur une récompense ou un châtiment post-mortem. Comme pour Kant, la soumission au précepte moral est d’origine interne et procède de la seule voie de la conscience. La loi morale est obéie par respect pour l’impératif catégorique qui retentit en nous-mêmes. Elle se manifeste par les vertus pratiquées. Les vertus sont des attitudes fermes, des dispositions stables, des perfections habituelles de l’intelligence et de la volonté qui règlent les actes, ordonnent les passions et guident la conduite. Elles procurent facilité, maîtrise et joie pour mener une vie moralement bonne. L’homme vertueux est celui qui librement pratique le bien.
La Maçonnerie, ne tend pas seulement à créer parmi ses adeptes des personnalités, à la fois pures et fortes, elle veut illuminer, grâce aux frères et sœurs, les masses dans la mesure du possible, leur faire comprendre la justice et l’équité, le droit et le devoir, les confirmer dans la liberté par la vraie fraternité, par la caritas generis humani (l’amour du genre humain) jadis évoquée par Cicéron et les stoïciens. Pour cela il lui faut des veilleurs et des éveilleurs. C’est pourquoi tout son enseignement converge vers l’action ; par la science spéculative la F\Maç\ conduit à la science des réalisations, son rêve c’est de construire le temple de l’humanité.
En somme, la Franc-maçonnerie est un syncrétisme des vertus cardinales héritées de la Grèce antique, des vertus théologales obvenues de la chrétienté et des apports moraux des Lumières du XVIIIe siècle, mâtinés de modernité. Un rapport non moraliste à la morale. Un idéal de morale, voilà ce que propose la F\Maç\, nous dirions une philosophie humaniste. Et pour cela le franc-maçon doit être libre sinon il n’aurait pas les moyens de comprendre le devoir.
La Maçonnerie trouve dans ses traditions un idéal moral que nous croyons supérieur à celui des religions.
Cependant, si les Maçons disaient qu’il y a parmi eux plus de vertu effective, c’est-à-dire moins de défaillances que dans un groupe quelconque d’honnêtes gens, nous serions les premiers à rire d’une si outrecuidante sottise.