LES DÉFIS DE L’HOMME
Il n’y a pas de liberté en soi, il n’y a de liberté qu’en être.
La liberté à l’égard de la mort est libération de la vie
En quoi la mort donne-t-elle un sens à la vie ?
Montaigne apporte une première réponse, c’est celle de la liberté. Il perçoit que la liberté est d’abord libération ; et, qu’en ce sens, elle ne peut être adhésion, mais refus : la liberté ne s’apprend pas, c’est la servitude qui se dés-apprend.
Il entrevoit ensuite qu’elle est une intention : elle se prémédite.
Il pressent enfin, bien avant Don Juan, le lien intime et étroit qui l’unit dans ce qu’elle a d’absolu à l’absolu de la mort. Et il infère, perspicace : “Le but de nostre carriere, c’est la mort, c’est l’object necessaire de nostre visée : si elle nous effraye, comme est il possible d’aller un pas en avant, sans fiebvre ? Le remede du vulgaire c’est de n’y pas penser. Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir un si grossier aveuglement”[1] ?
Ne craignons pas la mort : la peur de la voir nous empêche de vivre ; la voir au contraire nous donne envie de mieux vivre et de nous réaliser dans l’existence.
Ce n’est pas la mort qu’il faut tuer, mais notre peur. La peur qu’elle inspire : elle s’insinue et s’installe au tréfonds de nous.
La boutade de Marc Dugain, si vraie ! tourne en dérision la phobie du trépas : « En théorie, je pense qu’on a tort de craindre la mort parce qu’on a été mort très longtemps avant de naître et qu’on n’en garde pas, a priori, de très mauvais souvenirs[2]. »
Montaigne insiste : « Aprenons à le soutenir de pied ferme [l’ennemy qu’est la mort], et à le combattre. Et pour commencer à luy oster son plus grand advantage contre nous, prenons voye toute contraire à la commune. Ostons luy l’estrangeté, pratiquons le, accoustumons le, n’ayons rien si souvent en la teste que la mort. […] Il est incertain où la mort nous attende, attendons-la partout. La premeditation de la mort est premeditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a desapris à servir. Le sçavoir mourir nous afranchit de toute subjection et contrainte[3] » ; car sans risque de mourir, il n’est pas de liberté à vivre : vouloir vivre libre, c’est donc pouvoir se libérer de la mort.
Une liberté relative
Si la liberté absolue peut être posée, elle ne peut pas être vécue. Ne serait-ce que parce que les autres nous rappellent à leur liberté en circonscrivant la nôtre.
Même Don Juan met un terme à sa liberté absolue pour ne pas mettre un terme absolu à sa vie : « Bien lointaine est votre échéance[4] ! », répète-t-il à longueur de temps. Il louvoie sans cesse. Ainsi rend-il inopérante la justice des hommes. Et il ne reste plus que la justice de Dieu à lui opposer.
Tous ceux qui ont sacrifié leur existence, et surtout celles des autres, pour un absolu qui n’existe pas, se sont pris pour des êtres absolus, tels les dieux antiques qui ont l’éternité devant eux : Hitler avec sa réécriture d’une histoire qui exaltait la race aryenne, Mussolini avec la réécriture d’une histoire qui prônait les ligues et les faisceaux des légions de l’empire romain, Staline et l’avènement du prolétaire ouvrier qui, à la suite d’Hegel et de Marx, devait signer, avec la clôture de l’Histoire, la fin des temps…
Mais, les hommes que nous sommes sont des êtres relatifs, finis et imparfaits qui n’ont que le temps de leur vie pour comprendre qu’ils sont de passage sur cette terre. Il n’y a pas de liberté en soi, il n’y a de liberté qu’en être. Poser une liberté absolue en-dehors de l’être qui la porte n’aurait pas de sens. Que signifierait, en effet, une liberté désincarnée ?
Il lui faut un support : il n’y a pas de liberté sans corps.
Une liberté en temps et en lieu
L’homme est un être fini, déterminé, relatif – et Don Juan l’a oublié. S’il est le support de sa liberté alors, par construction, sa liberté est relative, comme lui. Elle est d’abord relative à lui, à ce qu’il est (en tant qu’être) ; elle est aussi relative aux autres (qui sont comme lui). D’ailleurs, dans un contexte social, toute liberté individuelle de l’homme est limitée par la liberté collective de ses semblables. Il ne s’agit pas simplement d’un principe constitutionnel, mais de la loi du groupe qui rejette systématiquement celui qui refuse aux autres (en l’occurrence la liberté) ce qu’il s’accorde à lui-même.
La liberté de Don Juan se heurte ainsi aux contraintes des autres et de leurs transcendances. Elle n’est pas le droit de se permettre de tout faire : ce serait être liberticide envers ses congénères. C’est au contraire le devoir de permettre à chacun de se faire ; car il ne peut y avoir de liberté pour soi sans autoriser autrui à bénéficier des mêmes droits.
Mais, s’il faut s’inquiéter des autres pour savoir jusqu’où nous pouvons exercer notre liberté, c’est-à-dire si elle est bordée, bornée, encadrée dans des limites… existe-t-elle encore ? Faut-il conclure que la liberté n’est jamais infinie, mais aussi finie que l’homme qui la revendique ? D’ailleurs, elle s’arrête avec la mort, et Don Juan nous le prouve.
En conclusion, relative à soi (limitée à son existence) et aux autres (limitée par leurs existences), il n’y a de liberté qu’en situation. Et c’est d’autant plus vrai qu’il n’est pas possible d’exercer sa liberté en tout lieu et en tout temps ; car il est évident qu’en prison (lieu) et sous un régime dictatorial (temps), l’homme est sous contrainte.
Les espaces de liberté
Il nous faut donc l’admettre : nous ne sommes pas totalement libres. Notre condition fait que notre liberté est conditionnelle, par nature.
Nous constatons d’abord que notre espace de liberté est considérablement réduit par l’environnement dans lequel il s’inscrit. Le droit de cité – qui définit la citoyenneté – le soumet à des contraintes éducatives, professionnelles, économiques, politiques et, plus généralement, sociales qui restreignent sa portée ; si bien que nous pourrions nous demander si elle a toujours quelque sens ! Circonscrite à un cercle de relations (qui la conditionne – ce sont les espaces de liberté des autres), elle a son rayon d’action (celui de l’homme parmiles autres).
Mais, si la liberté de la mort, telle que la conçoit Montaigne, n’apporte rien à l’homme, où va-t-il trouver sa liberté de vie ?
Récapitulons.
Il va d’abord la trouver dans l’acceptation de sa condition : c’est un être fini, sa liberté l’est aussi, elle a son espace.
Ensuite, c’est un être relatif, sa liberté l’est aussi (par rapport à celle des autres), elle a son cercle de relations (avec eux).
Enfin, c’est un être d’action, sa liberté doit être, elle aussi, agissante : une liberté qui n’aurait aucun champ où s’appliquer porterait-elle encore le nom de liberté ? Elle a son rayon d’action.
La liberté de vie, pour l’homme, est donc une liberté finie, relative et agissante.
Le rayon d’action de la liberté
Enfermée dans un espace qui la restreint, dans un cercle qui la circonscrit et pour un rayon qui la limite, elle conduirait l’homme qui voudrait vivre comme Don Juan soit à la folie, soit à des conciliations, soit au renoncement : au mieux, serait-il contraint à toutes les compromissions (comme le Dom Juan de Molière avec son hypocrisie[5]), à la ruse et au déguisement (comme le Don Giovanni de Mozart[6]) et probablement à l’abandon de sa propre liberté dans une fin de vie recluse (comme le Don Miguel de Maraña de Prosper Mérimée[7])…
Alors, y a-t-il une autre solution ?
Oui. Il suffit de mettre bon ordre dans son espace de vie, de l’organiser à l’intérieur de son cercle de relations et de donner une orientation, un sens à son rayon d’action. Il faut donc s’aménager de petits espaces de liberté pour se les approprier et les vivre au quotidien.
Comment ?
En appliquant d’abord sa liberté au seul bien sur lequel il peut avoir une action – comme le disait Épictète – ; c’est-à-dire à « ce qui dépend de lui[8] ».
Et qu’est-ce qui dépend de lui ?
D’abord, la liberté de penser (réfléchir, méditer).
Ensuite, en l’appliquant à ce qui dépend des autres : la liberté d’expression (parler, revendiquer).
Enfin, en l’appliquant à ce qui dépend de lui et des autres : la liberté de réunion (s’associer, se solidariser) et la liberté d’action (manifester, refuser).
Nous avons ainsi ouvert notre espace de liberté à tout le champ de notre vie. Hommes relatifs au quotidien, loin de ces êtres absolus qui se veulent et se croient totalement libres, nous avons troqué cette fausse liberté absolue pour un absolu de liberté (la volonté d’y croire et de la défendre, coûte que coûte).
Dès lors, peut-être faudrait-il renoncer à tout idéal de liberté absolue et se contenter de ces petites libertés, non plus seulement relatives aux autres, mais relatives à nous aussi, tout simplement ? Serait-ce parce qu’une liberté absolue ne peut jamais être qu’il ne faudrait pas toujours chercher à se libérer ? Et plutôt que de vouloir conquérir un monde de liberté, pourquoi ne pas se contenter d’en occuper les petits espaces ordinaires ?
Vivons donc notre vie dans les espaces et les temps qui nous sont donnés, en affirmant notre liberté, par droit mais surtout par devoir.
Pierre PELLE LE CROISA,
le 23 mai 2021
[1] MONTAIGNE, Essais, livre premier, ch. XX, p. 96 (éd. N.R.F., Bibliothèque de la Pléïade, Paris, 1939).
[2] DUGAIN M., En bas, les nuages, p. 263-264 (éd. Gallimard, coll. Folio, Paris, 2010).
[3] MONTAIGNE, Essais, livre premier, ch. XX, op. cit., p. 99.
[4] MOLINA T. de, L’abuseur de Séville et l’invité de pierre.
[5] MOLIERE, Dom Juan ou le Festin de Pierre.
[6] MOZART W.-A., Don Giovanni. Dramma giocoso in due atti – Poesia di Lorenzo da Ponte.
[7] MÉRIMÉE P., Les âmes du Purgatoire in Romans et nouvelles.
[8] ÉPICTÈTE, Manuel (éd. Garnier-Flammarion, coll. Philosophie, le Livre de Poche, 1999).