Il s’est installé un jour dans la maison d’à côté. Le bonhomme était un peu effrayant, une peau velue, des pieds immenses, des yeux plus ahuris que méchants et une bouche énorme comme prête à manger un marmot en une seule bouchée. Qui était- ce ? « Monsieur Ogrousky, natif de Moscovie » !
Mr Ogrousky affichait « une inquiétante étrangeté » mais ce titan avait plutôt un air débonnaire et paraissait affligé d’une grande timidité. Elle le conduisait à marcher seul à travers notre campagne et à retourner discrètement à son logis….
Un jour du mois d’avril, quelle fut ma surprise, dans un petit chemin de mousses, de voir cet humanoïde solitaire, assis en boule, (en grosse boule) et en proie à des sanglots si longs qu’ils vous arrachaient l’âme. Mon voisin faisait vraiment peine à voir et à entendre ! Difficile dans ces conditions de passer indifférente à une telle affliction. Je m’arrêtais et interrogeais Monsieur Ogrousky pour tenter d’identifier l’origine d’un désespoir aussi bruyant. Sans doute sensible à mon amabilité, il me confia d’une voix accablée que réfugié volontairement loin du monde depuis plusieurs mois, il n’arrivait pas à se débarrasser malgré ses efforts, de la culpabilité immense qui l’habitait : celle d’avoir si longtemps défrayé la chronique des contes populaires par ses repas carnassiers et anthropophages d’autant de veuves et d’orphelins qu’il avalait d’un coup, comme une huitre au fond du palais !
Dès mon premier regard, je l’avais déjà compris : Mr Ogrousky était un ogre. Mais en ce triste instant je saisissais avec ses explications délivrées entre deux suffocations, qu’il avait, en s’installant loin des sombres et inquiétantes forêts, pris la décision de se retirer définitivement des histoires bien trop cruelles. Malheureusement pour lui, le souvenir de ses mauvaises habitudes le plongeait dans un remords dévorant, le livrait cœur et esprit à un tourment d’enfer dont il ne voyait pas comment il pourrait s’en libérer ! Cette peine écrasante et son désir de rédemption me touchèrent. Ayant quelques expériences passées à tenter d’éviter de m’égarer sur les sentiers de l’erreur, je compatissais à son abattement. Avec humanité je lui proposais que nous prenions, puisque nous habitions à proximité, des moments où en confiance, au bord de la rivière apaisante, sous un acacia, il se laisserait aller à – comment dirais je ?- à « la verbalisation de ses peurs ». La parole est en effet toujours salutaire. Comme je l’avais entrepris moi-même, de rendez vous en rendez vous avec une oreille « écoutante », je pouvais lui attester que c’était la seule manière de dominer la vision effrayante du monde que j’imaginais autrefois comme devant être emporté par le fanatisme, l’ignorance et l’ambition ! J’avais du être convaincante. Il accepta ma proposition : il espérait comme je le lui promettais, pouvoir ramener, en des jours prochains, paix et sérénité dans son cœur en tordant le cou à ses effrois personnels.
De fait, les choses allèrent assez vite ! Plus nous évoquions ces lourds drames qui le hantaient, plus ceux-ci se délitaient, confrontés à une saine raison critique. Ainsi Monsieur Ogrousky venait à penser différemment les situations qu’il avait vécues. Ainsi reconnaissait- il avoir été un benêt pour s’être fait voler par le Petit Poucet ses magnifiques bottes de sept lieues. Il prenait conscience de son orgueil froissé et de sa rage idiote contre le Petit Poucet lui même. De plus, Monsieur Ogrousky me confia qu’il possédait alors une autre paire de bottes dans son armoire et qu’il n’avait nullement eu à craindre de l’impossibilité de se déplacer par grands bonds … Quant à l’aventure avec le Chat du Marquis de Carambar, il admit qu’il s’était un peu trop vite laissé aller à l’enthousiasme des métamorphoses. Il avait indubitablement manqué de prudence en se changeant en souris. Mais, selon lui la façon dont l’histoire avait été par la suite racontée, était le choix d’un conteur soucieux d’une fin rassurante pour satisfaire les enfants en faisant perdre la face à l’ogre, encore une fois ! Convenons-en, au moins ici, entre initiés, ajoutait mon voisin si particulier, la supériorité accordée au félin n’était que fausseté puisque c’était bien par son agilité que lui (alors en petite souris) avait su échapper au dangereux coup de patte du matou ! Il y a des mutismes de l’histoire qui vraiment font du tort !
Cette finesse dans l’analyse de son passé m’impressionnait et je constatais qu’elle portait ses fruits puisque Monsieur Ogrousky allait de mieux en mieux. Il pleurnichait moins. Il me semblait même qu’il faisait pour chacun de nos rendez vous des efforts de toilette, allant jusqu’à mettre un joli nœud papillon à son col de chemise et un peu d’ordre dans sa tignasse habituellement en révolte. Peut être devenait-il content et satisfait du travail qu’il accomplissait sur lui-même, en affinant son jugement au travers de silences féconds et d’aveux courageux ? De mois en mois, de progresser ainsi en sagesse et en connaissances, lui faisait vaincre son état dépressif ! J’avoue qu’en tant qu’alter ego fonctionnel, la vérité pour moi se découvrait universelle : l’injustice faite aux ogres qu’on imagine sortis des Enfers pour dévorer les hommes pouvait bien être une manœuvre des Dieux (ou des conteurs ?) pour faire croire qu’ils tiennent en leur pouvoir le destin des hommes. Des ogres dans le monde entier existent et existeront toujours. Ils incarnent autant de terreurs que de cruauté, de Kronos au cyclope Polyphème en passant par le géant obèse avide de chair fraîche et guidé par son odorat infaillible. Ces monstres dans les pages de nos livres ne seraient-ils pas là pour que les jeunes âmes dominent leur peur, mobilisent leurs intelligences et se délivrent enfin par les mots et les images d’une inquiétude originelle ?
Au début de l’automne, Monsieur Ogrousky a déménagé. Il m’avait informée que sa culpabilité était dépassée, qu’il n’était plus assailli par la souffrance de son questionnement, que tout était consommé ! Il avait décidé de reprendre son rôle de monstre dans les récits et les mythes prêts à l’accueillir. Ainsi, pourrait-il de nouveau offrir aux âmes vaillantes une pratique du combat sans que de son côté il en éprouvât une quelconque amertume ou un zeste de ressentiment ! Son départ m’attriste encore mais je me réjouis infiniment de la réussite de sa démarche !
A lire pour le plaisir : L’ogre et la Fée, poème de Victor Hugo