J’étais en loge hier soir, dans ma Loge-mère et pour la deuxième fois en 8 ans, j’ai passé une très mauvaise Tenue. Vraiment. L’impression d’avoir littéralement perdu mon temps. La première que cela s’est produit en Loge , c’était il y a quelques années. L’obédience était en train de modifier son fonctionnement et de préparer des traités de fonctionnement et avait pour ce faire lancé une série de consultations auprès des Loges pour un vote au Convent. Je vous épargne les détails, mais nous avons passé des heures bien sombres, pendant lesquelles notre beau vernis de fraternité et nos capacités de discernement ont été bien entamées, quand elles ne se sont pas tout simplement volatilisées. Même à l’assemblée de copropriété de mon immeuble, les gens se sont mieux comportés! Il faut dire que cette année là, nous avons consacré 3 à 4 Tenues à ces questions de politique, à la demande de certains Frères partis en croisade contre l’obédience. Ceux-là ont malheureusement oublié de déposer leurs métaux. J’avoue qu’après avoir subi ces Tenues, j’ai failli quitter la Loge. C’était il y a 4 ans.
Mais ce qui s’est passé ce soir-là est d’une toute autre nature. Nous avions un ordre du jour très chargé: présentation d’un morceau d’architecture, un passage sous le bandeau, un débat imprévu de 45 minutes sur le montant de la capitation, puis une planche faite par un vieux Frère de la loge sur le thème de la chasse, et qui aime s’écouter parler… La Tenue a duré 3h45.
Il est très rare que je dise ça, mais j’ai détesté cette Tenue.
Non pas à cause du propos du Frère chasseur et de son apologie de la chasse (bon, pour ma part, je n’aime pas l’idée que des guignols se promènent armés librement, mais ça n’engage que moi), mais à cause de l’ensemble, tout simplement trop long.
Les 45 minutes de débat sur la capitation étaient trop longues, surtout quand les propos tournaient en boucle. Les 80 minutes de planche et débat qui ont suivi étaient tout aussi interminables. Et c’est là que le sablier du Cabinet de Réflexion prend son sens: une Tenue, c’est long et parfois très ennuyeux. Des soirs comme ce soir là, j’en viens à me demander ce qui me motive à venir au moins deux fois par mois au lieu de faire autre chose, comme aller au cinéma, au théâtre, boire un coup à un after-work, ou rester chez moi et liquider ma pile à lire…
J’avais lu dans le Courrier International un dossier très intéressant sur le temps (Courrier International numéro 1466 du 20/12/2018) et une expression a retenu mon attention, le vol de temps.
Ce temps que nous volent les retardataires éternels que l’on attend toujours, ce temps que nous volent les rigolos qui organisent des réunions à leur seule gloire pour assouvir leur besoin d’un public, ce temps en Loge que nous volent des Frères plus soucieux d’étaler leur science que de faire avancer le débat.
Notre temps sur Terre est limité, comme nous le rappelle le sablier du Cabinet de Réflexion. Et pourtant, nous nous le faisons voler à chaque instant, dans le monde profane comme dans le monde maçonnique. Temps de trajet pour aller travailler volé sur notre temps personnel, temps perdu au travail à attendre que nos ordinateurs daignent fonctionner, temps perdu à mettre à jour ces damnées machines, temps perdu à attendre l’avis d’un chef, ou une décision d’une instance quelconque quand ce n’est pas du temps perdu en réunion à entendre les uns et les autres gloser ou pérorer…
A ce propos, je me souviens d’un film à l’argument très intéressant : In Time, sorti en France en 2011 sous le nom de Time Out, où le temps de vie devient monnaie d’échange. On notera que les riches sont immortels et les pauvres ne savent jamais s’ils seront vivants le lendemain… Très capitaliste protestant, tout ça. Après, comme le disait notre Très Cher Frère Benjamin Franklin, time is money…
Marcel Aymé avait eu bien avant l’idée du temps qui se vend et s’achète, mais c’est une autre histoire.
Les Grec avaient compris qu’il existait au moins deux types de temps, le temps de la durée, modélisé par Cronos, avec sa faux et son sablier (attention, ce n’est pas le Titan Chronos, le fils parricide d’Ouranos et père de l’Olympien Zeus) et le temps en tant qu’instant opportun, modélisé par Kairos et représenté sous forme d’un petit dieu ailé.
Bien plus tard, Einstein avait compris la relativité du temps (que nous avons tous expérimenté d’une manière ou d’une autre, surtout et y compris en Loge).
Comme notre temps propre est limité, le Temps sacré et symbolique l’est aussi (et je ne parle pas des locaux dans les grandes métropoles où l’on est prié de rendre les temples au bout d’un temps limité), puisqu’il y a une ouverture et une fermeture des travaux. Notre temps de travail est borné, de Midi à Minuit. Le temps commun que nous partageons est une ressource limitée, comme toutes les ressources d’ailleurs. Monopoliser la parole durant un temps certain, imposer des sujets à sa propre gloire constituent des formes de vol de temps pour l’Atelier et ses membres. On retrouve cette forme de vol de temps, et celle-ci est à mon avis plus vicieuse, lors des événements publics tels que les Tenues Blanches Ouvertes. J’ai trop souvent constaté que des maçons anciens avaient tendance à monopoliser la parole, privant ainsi le reste du public de l’occasion de poser des questions ou de dialoguer. Un profane que j’avais amené m’a dit à l’issue d’une Tenue Blanche qu’au vu de ce comportement, devenir maçon ne l’intéressait plus… Ainsi, vouloir montrer l’étendue de sa connaissance est bien préjudiciable à l’intérêt de l’Ordre, puisqu’il peut décourager les volontés.
En fin de compte, c’est au Vénérable de bien répartir ce temps, quitte à avoir le courage d’abréger le temps de parole des uns et des autres, afin que le temps passé ensemble puisse profiter à tous.
Lorsque nous prenons la parole en Loge, n’oublions pas que nous sommes là pour éclairer et non pour briller.
J’ai dit.