Il y a quelques années, et bien avant d’être fonctionnaire, alors que j’étais encore un sémillant et naïf jeune homme, avec encore quelques illusions, j’ai eu à suivre une formation au développement durable, cette idéologie new age qui prétend concilier le national-libéralisme le plus sauvage et la protection de l’environnement. Vu le sujet, et la manière dont celui-ci a été traité, je préfère parler d’endoctrinement que de formation. Mais bon, ceci est une autre histoire. Car ce n’est pas le contenu qui m’a le plus déçu, mais plutôt le formateur. Il faut dire qu’après cette semaine de lavage de cerveau, le formateur, qui nous a enjoints de recycler nos déchets, renoncer à nos baignoires, consommer « mieux » et bien évidemment de moins utiliser nos voitures au profit des transports en commun ou du vélo est reparti dans ses pénates… au volant de son SUV haut de gamme (le genre de char d’assaut que certains escrocs prétendent pouvoir faire acheter si on leur achète leur méthode de trading). J’avais quitté ce séminaire avec un certain malaise et l’impression d’avoir perdu mon temps et l’argent de mon employeur de l’époque. En effet, si le gars qui vient vendre sa camelote idéologique ne fait même pas semblant de la respecter, comment faire soi-même pour y adhérer ?
Et c’est là le nœud de bien des problèmes : la cohérence. La cohérence comme adéquation entre message à porter et porteur du message ou encore adéquation entre valeur et action (toute ressemblance avec la pensée de Hannah Arendt serait purement accidentelle de ma part). A ce propos, la philosophe la plus cohérente du XXe siècle fut Simone Weil. Agrégée de philosophie, elle quitta le confort de son métier pour aller travailler en usine. En effet, elle ne concevait pas d’écrire sur la classe ouvrière si elle n’expérimentait pas elle-même la dure vie des ouvriers. Elle paya sa cohérence de sa vie, un triste jour de 1943.
Dans les années 60, un philosophe canadien, Marshal Mac Luhan avait énoncé dans son œuvre ce principe, devenu célèbre outre-Atlantique : « the medium is the message ». Autrement dit, la nature du message est elle-même le message. Si vous voulez tenter des expériences de sociologie amusante, envoyez des lettres d’amour en format de lettre administrative, vous m’en direz des nouvellesi. Antoine de Saint-Exupery l’expliquait aussi dans le Petit Prince, avec le personnage de l’astronome turc qu’on ne prend au sérieux que lorsqu’il est habillé en occidental pour faire sa communication. Il avait ainsi compris, avant Mac Luhan, que le média était bien le message. De la même manière, quand une dirigeante d’organisation étudiante connue pour ses valeurs progressistes se présente au public vêtue d’une tenue à connotation religieuse conservatrice (ce qui serait son droit, je le précise), il peut y avoir confusion entre les idées et valeurs de la personne, en inadéquation (voire en opposition) avec celles de l’organisation qu’elle représente. Un peu comme si les Femen défendaient les valeurs de la Manif pour Tous, comme si un prélat polonais prenait la défense du droit à l’IVG, si Sexion d’Assaut faisait l’éloge de l’apprentissage du français à l’école ou encore si Aerosmith, les Rolling Stones ou les Guns’n’Roses plaidaient contre la consommation de drogue et l’alcool… Bref, le média est bien le message. Donc, quand on veut faire passer un message, on doit se mettre en adéquation avec le message qu’on transmet. Sinon, le message est brouillé, l’émetteur n’est pas pris au sérieux et l’information perdue. Ou pire, le message que l’on vient défendre est discrédité ou moqué. D’ailleurs, les humoristes se servent de l’incohérence et du décalage entre média et message pour faire rire leur public, selon un principe de chute établi par Bergson dans son célèbre essai éponyme sur le rire. Dans le même esprit, tous les spectacles de clown sont basés sur l’incohérence. L’Auguste qui est incapable de nouer ses lacets mais capable d’un saut périlleux en est un brillant exemple. Le problème est plutôt quand l’incohérence est telle que nous ne savons plus si nos politiques sont des clowns ou des dirigeants.
Et ce décalage est l’un des maux dont nous souffrons. Nos hommes politiques actuels en sont l’exemple le plus frappant, au-delà de leurs frasques habituelles. Certains prônent les efforts, invitent à une sobriété malheureuse, mais se comportent comme des jet-setteurs face aux paparazzis. D’autres dirigeants invitent à « prendre des risques», « oser entreprendre », ou, pollués par les messages du patronat, font l’apologie d’un libéralisme cynique, qui revient à instaurer la loi du plus fort. Le problème est que ces gens là, souvent dépositaires d’un héritage familial, ne prennent jamais de risque. Bon, ce ne serait pas pareil… Pire, ils sont les premiers à demander une aide à l’état au moindre soubresaut du cours de la Bourse (ce qui ne les empêche pas de fermer une usine pour sauvegarder l’emploi, Thucydide, quand tu nous tiens). Le paroxysme est cette séance d’auto-satisfaction annuelle et rituelle que sont les vœux des chefs d’État, qui par exemple, parlent de culture quand ils ont contribué à sa destruction. Encore qu’à ce niveau là, ce n’est même plus de cohérence qu’il faut parler, mais plutôt de décence…
Et nous, alors, les Francs-maçons, sommes-nous cohérents avec nos valeurs ? Hé bien, oui et non, comme toujours. Certains se targuent de leur appartenance à telle ou telle obédience ou tel ou tel rite, mais au final, sont en complet déphasage avec les valeurs qu’ils prétendent vouloir défendre. J’en veux pour preuve un Frère assez âgé mais encore en activité, qui prétendait refuser d’adapter son cadre professionnel à des générations (celle de ses enfants, voire ses petits-enfants) qui n’ont pas forcément envie de perdre leur vie à tenter de la gagner, en travaillant pour un employeur qui la lâchera au moindre prétexte. D’ailleurs, l’employeur qui exige la complète loyauté de ses employés, mais qui les lâche au moindre pépin est en lui-même le média du message de notre époque : le profit à tout prix, le mépris de l’humain, l’égoïsme le plus triste.
La crise systémique que nous traversons décime les Loges. Nous allons souffrir d’une désaffection de nos Colonnes. La seule solution, si nous voulons faire perdurer ce en quoi nous avons foi ou ce en quoi nous croyons encore, c’est de recréer de la cohérence, autrement dit de continuer au dehors l’oeuvre commencée en dedans. Evidemment, c’est prendre des risques, celui de se dévoiler entre autres. Mais nous faire connaître peut, je l’espère, aider à faire venir de nouveaux apprentis et regarnir nos Temples. Autrement dit, soyons nous mêmes le media des valeurs que nous voulons transmettre.
J’ai dit.
iJe décline toute responsabilité sur les scènes de ménage, séparations, divorces et homicides qui en découleraient…