Il existe des œuvres qui n’ont pas besoin de revendiquer une appartenance pour parler la langue de l’initiation. Elles n’entrent pas en franc-maçonnerie, et pourtant elles travaillent la même matière première : la peur, le courage, le secret, l’épreuve, la lumière.

En 2026, pour honorer Lyon BD – Festival international de bande dessinée à Lyon, 450.fm ouvrira une chronique au long cours : a priori une fois par semaine, nous relirons les 23 albums de Tintin comme on franchit un seuil, non pour plaquer une grille mais pour écouter ce que la case, patiemment, révèle.

Georges Remi, dit Hergé (1907 – 1983), reste l’un des grands bâtisseurs de l’imaginaire européen du XXᵉ siècle. Controversée, discutée, parfois contestée, son œuvre n’en continue pas moins de fasciner, précisément parce qu’elle met en scène, album après album, ce que tout chemin humain connaît : la chute et le redressement, l’ombre et la clarté, le mensonge et la vérité, la violence du monde et la fidélité à l’ami.
C’est à cette profondeur-là, plus qu’à la légende, que nous donnerons rendez-vous.
Tintin appartient à cette famille rare.
À condition de le lire avec prudence – sans plaquer de signes, sans forcer les symboles –, l’univers d’Hergé se laisse approcher comme un cabinet de réflexion à ciel ouvert : un laboratoire d’images où l’homme se dépouille, se relève, apprend à regarder l’autre sans le réduire, et finit par comprendre que le monde extérieur n’est souvent que le miroir, parfois cruel, d’un monde intérieur.
Cette chronique naît d’une intuition simple : sur six mois, semaine après semaine, parcourir les albums comme autant de stations d’un chemin. Non pour distribuer des brevets de maçonnerie à un dessinateur qui n’en demanda jamais, mais pour écouter ce que son œuvre dit – malgré elle, ou grâce à elle – de la traversée humaine. Car la trajectoire spirituelle d’Hergé, de la ferveur cadrée au doute fécond, rend cohérente une lecture symbolique et initiatique de Tintin : l’homme change, l’œuvre s’approfondit, et le héros, lui, demeure cette étonnante figure de justesse qui avance sans cynisme, sans haine, avec une droiture qui n’est pas une morale affichée mais une tenue.
Un catholicisme d’atelier : le jeune Hergé, la règle et la faute

Hergé naît dans une Belgique où la religion structure les milieux, les écoles, les journaux. Chez lui, tout ne ressemble pas à une mystique, plutôt à une armature culturelle ; mais l’adolescence le place au contact d’un catholicisme très organisé, notamment par le scoutisme et les réseaux qui lui sont liés. Là se fabrique une discipline : l’effort, la hiérarchie, l’idéal du service, le goût du code – et, parfois, la lourde ombre de la faute.
Au cœur de cette période, une rencontre compte, parce qu’elle donne un visage à l’autorité : l’abbé Norbert Wallez, directeur du quotidien Le Vingtième Siècle. Figure charismatique et politiquement marquée, admirateur de Mussolini selon plusieurs sources, il prend Hergé sous son aile et l’oriente, très tôt, vers un catholicisme militant et un imaginaire de combat.

Dans cette lumière-là, les premiers Tintin s’écrivent comme des albums de commande : la grande aventure sert aussi de vecteur idéologique, et le dessin, déjà puissant, porte l’empreinte d’un monde qui tranche vite – les bons d’un côté, les mauvais de l’autre. Benoît Peeters le rappelle : Tintin au pays des Soviets naît dans ce contexte, idéologiquement très marqué par Wallez.
Et pourtant – c’est ici que la lecture initiatique devient possible – la commande ne suffit jamais à contenir un imaginaire. Même contraint, le récit ouvre des portes. Même surveillée, la fiction invente des couloirs. Le jeune Hergé place déjà, parfois sans le savoir, des seuils, des cryptes, des doubles fonds : ce sont les premiers tremblements de l’œuvre à venir.
Le doute comme épreuve : quand la vie intérieure demande sa part

Avec les années, la tutelle s’efface. La foi se fait moins dogmatique, plus inquiète, plus intime. La biographie d’Hergé n’est pas un fleuve tranquille : elle est travaillée par la culpabilité, par la responsabilité face à l’Histoire, par l’ombre d’une époque, et par cette question terrible que les consciences honnêtes finissent toujours par se poser : qu’ai-je fait de mon regard, qu’ai-je laissé passer, qu’ai-je cautionné par inertie ? Sur ce terrain, les lectures divergent, les polémiques existent, et il faut refuser les caricatures : réduire Hergé à une étiquette, c’est se dispenser de comprendre comment un homme se transforme – et comment une œuvre enregistre, parfois douloureusement, cette transformation.

Parade vor dem Führer einer Armee.
Pro.Kp. 612
C’est ici que le parallèle maçonnique s’éclaire… L’initiation ne consiste pas à rester pur, mais à devenir vrai. Elle ne protège pas de l’ombre ; elle oblige à la nommer, à la mesurer, à la travailler. En Loge, l’homme n’est pas jugé sur ses slogans mais sur sa capacité à s’amender. Chez Hergé, cette dynamique apparaît dans le passage progressif du monde en noir et blanc moral à un monde de nuances – et, surtout, dans l’attention grandissante portée à la dignité de l’autre.
Mythe, archétypes, et « blanc intérieur » : l’instant Tintin au Tibet
Puis vient ce moment singulier où l’œuvre se met à parler le langage des profondeurs. Autour de Tintin au Tibet, un phénomène est documenté : Hergé note ses rêves. Il s’obsède de blanc, de neige, d’effacement. Et ce blanc n’est pas seulement un décor : il devient une matière psychique, un espace où les bruits se taisent, où l’ego se retire, où l’essentiel – l’ami, la fidélité, l’appel – résonne comme une cloche dans l’air raréfié.

Dans une lecture initiatique, Tintin au Tibet ressemble à une montée en soi. La montagne y joue le rôle du Temple inversé : elle ne s’orne pas, elle dépouille. Elle ne promet pas, elle exige. Tintin n’y gagne ni trésor ni gloire ; il y apprend l’obstination sans orgueil, la compassion sans faiblesse. Même le monstre, le Yéti, cesse d’être un simple adversaire pour devenir une énigme morale : non pas le mal à abattre, mais l’ombre à reconnaître, la part obscure du vivant à laquelle la fraternité doit aussi s’adresser, faute de quoi la vertu tourne à la cruauté.
Qu’on soit jungien ou non, peu importe au fond. Ce qui importe, c’est la bascule : le récit d’aventure cesse d’être seulement un déplacement géographique et devient une transmutation. L’épreuve n’est plus l’obstacle ; elle devient le passage.
Descendre, se perdre, remonter : la grammaire initiatique des albums
Si cette chronique tient sur la durée, c’est parce que Tintin répète, sous mille formes, une dramaturgie que la tradition initiatique connaît par cœur.
Il y a le départ, souvent déclenché par un signe : une lettre, un message, un objet, un regard. Il y a la rupture : quitter le confort, perdre le centre, accepter l’inconnu. Il y a la descente – caves, tombeaux, souterrains, épaves, prisons, labyrinthes – où l’homme apprend que la peur n’est pas un scandale mais une matière de travail. Et il y a la remontée, non comme triomphe tapageur, mais comme restitution : ramener la vérité à la surface, délivrer un innocent, rendre un nom, rétablir un lien.
Cette architecture revient si souvent qu’elle devient une signature
Dans un langage maçonnique, elle évoque la pédagogie de la traversée : mourir à une illusion, renaître à une responsabilité. Et cela explique pourquoi Tintin touche, depuis un siècle, des lecteurs qui ne se ressemblent pas : l’œuvre parle à cette part en chacun qui sait que l’homme se construit par passages, non par slogans.
L’éthique de Tintin : une tenue plutôt qu’un discours
Le lecteur maçonnique reconnaît aussi une chose précieuse. Tintin n’est pas un héros de domination. Il n’avance pas pour posséder, mais pour comprendre. Il ne cherche pas à humilier, mais à protéger. Son courage n’a pas besoin de cruauté pour se prouver.
Ici, une formule éclaire l’horizon moral d’Hergé : l’idéal d’être un honnête homme, au sens pascalien du mot, relevé et commenté par une étude universitaire sur la place de Pascal chez Hergé.
Ce n’est pas un slogan. C’est une ligne de vie. Et c’est peut-être, au fond, ce que la maçonnerie attend de l’initié : moins de proclamations, plus de rectitude – au quotidien, dans la poussière du réel.

Pourquoi cette lecture est légitime… et où elle doit s’arrêter
Que les choses soient nettes : Hergé n’a pas besoin d’être franc-maçon pour être lisible maçonniquement. La Maçonnerie n’a pas le monopole des symboles, ni celui des quêtes. En revanche, elle possède une méthode de lecture du monde – par signes, par épreuves, par métamorphoses – qui peut éclairer certaines œuvres, à condition de rester honnête.

Cette chronique évitera donc deux pièges.
Le premier : transformer chaque case en preuve d’un secret. Tintin n’est pas un rébus complotiste.
Le second : juger le passé avec une supériorité de façade. Les premiers albums portent des préjugés réels, et la critique moderne l’a dit. Mais l’intérêt initiatique est ailleurs : dans la manière dont une œuvre, sur le temps long, peut se corriger, s’affiner, apprendre. Lire Hergé en initié, c’est refuser l’absolution facile comme la condamnation sommaire et préférer la balance à la hache.
Une chronique sur six mois : 23 albums comme 23 stations
Voici l’engagement : pendant six mois, une chronique hebdomadaire, album par album, en trois mouvements : le contexte (sans lourdeur), la dramaturgie des épreuves (sans jargon), et la lecture symbolique (sans forçage). Nous commencerons là où tout commence – Tintin au pays des Soviets, matrice encore raide, encore commandée –, puis nous suivrons l’œuvre quand elle s’émancipe, quand elle s’assombrit, quand elle s’ouvre au monde, quand elle devient, à sa manière, une école de lucidité.
Chaque semaine, une question simple guidera le maillet intérieur : quelle transformation l’album propose-t-il au lecteur ? Par quel seuil nous fait-il passer ? Quel travail, discret, parfois inconfortable, exige-t-il de notre regard ?
Et si, au bout du chemin, une certitude demeure, ce sera celle-ci : la vraie aventure n’est pas d’aller loin, mais d’aller juste. Dans la case comme dans le Temple, la lumière n’est pas une récompense ; c’est une responsabilité.

C’est aussi dans cet esprit, et pour honorer Lyon BD – Festival international de bande dessinée à Lyon, que 450.fm ouvrira une chronique au long cours, à la manière d’un chantier : a priori une fois par semaine, pendant six mois, nous traverserons les 23 albums d’Hergé, ni plus, ni moins, avec un regard maçonnique, symbolique et initiatique. Non pour plaquer une grille, mais pour écouter ce que ces pages continuent de murmurer à nos consciences : l’épreuve, le seuil, le secret, la fraternité… et cette lumière qui ne se possède pas, mais se sert.
Rendez-vous en 2026 avec Tintin, et Milou, bien sûr, pour une traversée à l’équerre, au compas et à bulles grand ouvertes. On y viendra sans bagage inutile, avec de la curiosité dans la poche et un peu de malice au coin de l’œil : ici, la case devient un seuil, l’aventure une épreuve, et le rire une manière élégante de rester sérieux sans se prendre au sérieux.
La vraie BD, celle qui divertit et qui réveille, celle qui amuse et qui travaille en profondeur, c’est là que vous la trouverez : chaque semaine, au fil des 23 albums.
Et vive la BD !
