Mythe ou mirage, Libertalia continue de hanter l’océan Indien comme une question posée au monde. Sur la côte malgache, le récit d’une « République pirate » ouverte aux affranchis, au commun des biens et aux alliances mêlées inverse l’ordre des empires. Et, de Madagascar à Montreuil, son nom revient comme une braise : celle d’une liberté qui ne vaut que si elle se partage.

Il existe, au large des cartes officielles, des pays qui ne se visitent pas. Ils se lisent. Ils se rêvent. Ils se disputent. Libertalia fait partie de ces îles intérieures. Une « République pirate » posée, dit-on, sur la côte malgache à la fin du XVIIe siècle, ouverte aux bannis, aux naufragés, aux affranchis, aux métis de fortune, où les biens se mettaient en commun et où les langues se mélangeaient comme les sangs. Une utopie de flibustiers, à la fois scandaleuse et lumineuse, qui, même si elle n’a sans doute jamais existé comme lieu stable, continue d’exister comme question posée au monde.
Le récit fondateur : Misson, les Liberi et la promesse d’un commun

La légende prend corps dans un livre anglais du début du XVIIIe siècle, A General History of the Pyrates (1724–1728), signé « Captain Charles Johnson », pseudonyme possible et attribution disputée. C’est là que surgit le capitaine James Misson (parfois “Mission”), figure d’officier devenu dissident, accompagné d’un prêtre défroqué, Caraccioli, qui lui inocule une idée simple et explosive : si la mer abat les frontières, pourquoi reproduire à bord, puis à terre, les tyrannies de la terre ferme ?

Dans cette fable, les pirates cessent d’être seulement des prédateurs. Ils se rêvent fondateurs. Ils renoncent à leurs anciennes allégeances, prennent un nom neuf – les Liberi, les libres – et esquissent une communauté où le commun prime : butin partagé, décisions discutées, refus affiché de l’esclavage, accueil d’hommes de toutes origines. La force du mythe tient à cette inversion : la flibuste, qui pille les empires, devient l’accoucheuse imaginaire d’une cité égalitaire. Libertalia, dans ce théâtre moral, n’est pas seulement un repaire ; c’est une riposte à l’Ancien Monde.
Et Madagascar, dans ce récit, n’est pas un simple décor exotique : c’est un seuil. Un bord du monde où l’Europe projette ses hantises et ses désirs – l’or, la violence, la liberté, l’idée vertigineuse de recommencer.
Un point de vérité : l’île des pirates existe, Libertalia beaucoup moins
Il faut tenir la balance droite : Libertalia est célèbre, mais sa réalité historique est fragile, faute de corroborations solides hors du General History, qui demeure une source littéraire, influente, mais peu fiable comme document brut.
En revanche, la présence pirate autour de Madagascar, elle, est attestée. L’île Sainte-Marie (Nosy Boraha), notamment la baie d’Ambodifotatra, apparaît dans des sources comme un repaire important entre 1690 et 1730, et fait l’objet de recherches archéologiques (sites, épaves, mobilier).

C’est là que le mythe devient intéressant : Libertalia peut se lire comme une cristallisation romanesque d’éléments dispersés. Des pirates se sont installés, ont commercé, ont parfois noué des alliances, ont vécu des formes de sociabilité hybrides – pas forcément idylliques, mais suffisamment dérangeantes pour inspirer, de loin, l’idée qu’une autre organisation sociale était imaginable, fût-ce provisoirement. Libertalia raconte peut-être moins “ce qui a été” que “ce qui aurait pu être”, et, plus encore, “ce qu’on a voulu faire croire” pour frapper les consciences : une parabole politique déguisée en chronique de brigands.
Pirates, affranchis, autochtones : l’utopie au prisme de la rencontre
L’essentiel tient en quelques forces qui se nouent et se répondent : des pirates, des esclaves affranchis, le partage des biens, le mélange avec les autochtones. C’est cette trame, plus morale que géographique, qui fait tenir le récit. Là où les plantations et les empires organisent la capture, Libertalia rêve l’abolition ; là où la propriété clôture, elle tente le commun ; là où l’obsession du “sang pur” érige des frontières invisibles, elle oppose une fraternité de circonstance, née de l’épreuve et du besoin de vivre ensemble. Mais il faut rester lucide : cette utopie s’écrit depuis une plume européenne, avec ses angles morts.Même quand elle célèbre le “mélange”, elle peut réduire les Malgaches à un arrière-plan, comme si la liberté ne devenait pensable qu’une fois “validée” par des Européens en rupture. D’où l’intérêt des lectures contemporaines qui déplacent le centre de gravité et rappellent que les diplomaties locales, les négociations, les codes de l’océan Indien préexistaient au fantasme européen – et que l’Europe a aussi projeté ses rêves sur ce qu’elle ne comprenait pas.

Au fond, Libertalia agit comme un miroir à double tain : d’un côté, l’Europe y contemple son désir de liberté radicale ; de l’autre, elle laisse deviner, sans toujours l’avouer, que cette liberté s’apprend au contact, dans la traduction, la cohabitation, la limite posée par l’autre. Et, dans une lecture plus initiatique, Libertalia devient une épreuve du tracé : la liberté n’est pas un drapeau, c’est une règle à éprouver ; la mise en commun n’est pas un slogan, c’est une ascèse ; le mélange n’est pas une romance, c’est un déplacement intérieur, l’acceptation que l’identité soit un chantier, et non un blason.
Pourquoi Libertalia revient toujours : le mythe comme boussole politique
Si Libertalia survit, c’est qu’elle fait ce que les utopies font de mieux : elle met le réel en accusation. Elle demande ce qui, dans nos cités “légales”, produit parfois davantage d’inhumanité que dans une communauté illégitime. Elle force à regarder la violence respectable – celle des comptoirs, des traites, des hiérarchies – et à reconnaître que l’ordre peut être un crime bien habillé.
Ce n’est pas un hasard si Libertalia revient dans les imaginaires libertaires : même quand elle est “fausse”, elle demeure opérante. Elle offre un vocabulaire pour penser le commun, la désobéissance, l’égalité sans catéchisme.
De Madagascar à Montreuil : Libertalia, la librairie qui garde la braise

Et voici le pont contemporain : Libertalia n’est pas seulement un mythe d’océan Indien. C’est aussi une maison d’édition et une librairie libertaire à Montreuil, au 12, rue Marcelin-Berthelot (93100), à 4 minutes du métro Croix-de-Chavaux (ligne 9).
Le lien n’est pas qu’un jeu de noms. Il y a une fidélité discrète : la même obstination à ne pas laisser l’histoire aux vainqueurs, à remettre du texte là où le pouvoir préfère le silence, à garder vivante la braise du refus.
Libertalia, au fond, n’est pas une destination : c’est une question

Qu’est-ce que je fais de ma part de butin – temps, argent, savoir, attention – quand je comprends que tout ne m’appartient pas ? Qu’est-ce que je partage, qu’est-ce que je garde, qu’est-ce que je transmets ? La “république pirate” de Madagascar est peut-être introuvable sur la carte, mais elle demeure repérable à un signe : partout où l’on refuse que la liberté soit un privilège, Libertalia réapparaît – sous forme d’un récit, d’un lieu, d’une librairie, d’une poignée de pages qui brûlent encore.
