Dans Les grandes routes de l’Histoire de France, Jean-Christophe Buisson et Emmanuel Hecht déroulent un vaste ruban de terre et de mémoire qui parle immédiatement au cœur maçonnique. Ces routes, jamais réduites à des axes de circulation, deviennent des lignes de vie, des tracés sur le grand parchemin du pays, où se croisent les pas des bâtisseurs, des pèlerins, des soldats, des rois et des anonymes. On les lit comme on suit une planche à tracer. À mesure que l’itinéraire se dessine, une autre carte apparaît, plus intérieure, faite de passages, d’épreuves, de seuils, de stations et de retours.

Car la route, ici, n’est pas un décor. Elle est un dispositif. Elle met en mouvement, elle oblige à quitter l’immobile, à consentir à la fatigue, à traverser des saisons et des reliefs pour rejoindre un lieu où se joue quelque chose d’essentiel. Tantôt une cathédrale, tantôt un champ de bataille, un sanctuaire, un port, une ville frontière. Dans tous les cas, la route porte un projet et l’homme, qu’il le sache ou non, porte ce projet dans sa chair. Il y a là une leçon familière à l’initié. On ne “passe” pas : on se transforme en passant. Ce que l’on traverse nous traverse.
Les auteurs montrent avec finesse combien ces routes se superposent comme des plans successifs. Sous la chaussée moderne se devinent les voies romaines, elles-mêmes posées sur des pistes plus anciennes encore. Cette stratification ressemble à une histoire des fondations. Rien ne naît de rien. Chaque époque reprend la précédente, corrige, élargit, consolide, parfois détruit pour reconstruire autrement. La route Domitienne, les grands travaux de Louis XV, l’organisation napoléonienne du réseau, puis les maillages du XIXe et du XXe siècle s’inscrivent dans cette continuité active. Les décisions politiques, les innovations techniques, l’apparition des cantonniers, la fin de la corvée, les progrès des matériaux et des attelages ne sont pas ici des détails. Ils sont les signes d’un pays qui apprend à se relier à lui-même. La route devient une pièce d’architecture posée à plat, une charpente horizontale qui tient ensemble le territoire.
Vue depuis la symbolique maçonnique, chaque chaussée a quelque chose du pavé mosaïque étiré à l’infini. Chaque pont ressemble à un passage de colonne à colonne. Chaque carrefour rappelle un point d’équilibre, ce moment où il faut choisir une direction et accepter ce qu’elle implique.

Les itinéraires choisis composent une légende dorée, mais sans mièvrerie. La route de Jeanne d’Arc, de Domrémy à Rouen, est décrite comme une marche de destin. Étape après étape, la jeune fille traverse des villes, rencontre des hommes d’armes, prend la tête d’une armée, avance vers le supplice qui scellera sa postérité. On comprend alors que cette route n’est pas seulement celle d’une héroïne nationale. C’est une figure de la vocation, ce moment où une parole intérieure impose des choix, transforme une existence ordinaire en itinéraire singulier. Ailleurs, la route de la 2e DB du général Leclerc, d’Utah Beach à Paris puis Strasbourg, fait de la route un théâtre d’épreuves. Les libérateurs portent l’espérance d’un peuple et gravent dans la géographie des noms qui deviennent des repères intérieurs. Verdun et sa Voie sacrée, les chemins des maquis, les routes des exilés, tout un réseau de souffrance et de courage traverse la France. Le livre donne à ces lignes une épaisseur humaine et presque spirituelle. Colonnes de soldats, colonnes de réfugiés, colonnes de prisonniers : la route conserve la mémoire de ces cortèges, comme le bois garde la marque des outils et la pierre la trace du ciseau.

À côté des routes de guerre, les routes de pèlerinage et de prière ouvrent un autre registre, et l’on voit combien l’Histoire, en France, avance souvent avec deux jambes : l’épreuve et l’espérance. Le Tro Breiz, circumambulation autour des sept saints de Bretagne, apparaît comme une marche circulaire autour d’un centre invisible. Saint-Jacques-de-Compostelle, depuis Le Puy-en-Velay jusqu’aux confins atlantiques, forme un fil où les pèlerins déposent un peu de leur ancienne vie pour recevoir une autre manière d’habiter le monde. Chemins de saints, routes de moines, réseaux reliant églises romanes, abbayes et cathédrales : c’est un labyrinthe sacré, un art de se déplacer vers un lieu qui n’est pas qu’un point sur la carte, mais une promesse de rectification. Le lecteur franc-maçon y reconnaît, en filigrane, la grammaire des déplacements rituels. Non parce que le livre “maçonne” l’Histoire, mais parce qu’il montre, très simplement, que marcher n’est jamais neutre. Marcher ordonne. Marcher met en silence. Marcher réunit.

L’abri de Cro-Magnon
Les auteurs n’en restent pas aux routes sacrées ou militaires. Ils nous conduisent vers des routes du sel, du vin, du commerce, ces veines où circule une économie des corps et des savoir-faire. Entre Camargue et Rouergue, la route du sel raconte l’histoire d’un cristal devenu richesse, salaire, taxe, nourriture. En Alsace, la route des vins révèle la manière dont un paysage, des gestes transmis, des générations de vignerons et de tonneliers, des fêtes et des rites se mêlent pour composer un itinéraire où chaque village ressemble à une station, un degré de plus dans l’expérience. Les routes des grottes de Cro-Magnon font remonter la marche humaine jusqu’aux premières mains, aux premiers artistes, aux premiers bâtisseurs d’abris. Les routes corses, génoises et méditerranéennes rappellent les échanges de techniques et de croyances autour d’une mer commune. Et l’intuition qui s’impose, à chaque détour, pourrait se dire ainsi : les idées ne voyagent pas seules. Elles ont besoin de jambes, de sacs, de mains, de récits, de métiers, de peurs et de fidélités. La route est le grand livre où s’écrit la transmission.
L’écriture à quatre mains reste attentive à cette dimension humaine. Les deux auteurs évitent la sécheresse d’un traité comme l’emphase creuse du tourisme. Leur phrase demeure souple, précise, nourrie de détails concrets. Une côte, une vallée, un col, une plaine, un port : tout prend relief. Et derrière Jeanne d’Arc, Leclerc, Louis XV bâtisseur de routes, Napoléon organisateur du réseau, se dessinent surtout les silhouettes de ceux que l’Histoire nomme moins. Terrassiers, cantonniers, ingénieurs, maçons de ponts, planteurs d’alignements : une foule silencieuse tient la France, comme une loge tient un chantier, par l’ordre patient des tâches et la beauté du travail bien conduit.

Le parcours des deux auteurs éclaire cette tenue. Jean-Christophe Buisson, grand reporter devenu directeur adjoint du Figaro Magazine, poursuit à la télévision une exploration passionnée de la mémoire avec Historiquement Show. Son regard, habitué aux zones obscures du passé, donne une autorité particulière aux pages consacrées aux guerres, aux répressions, aux exils. Emmanuel Hecht, venu de la presse économique et générale, ancien rédacteur en chef aux Échos puis à L’Express, aujourd’hui journaliste indépendant et directeur de collection chez Perrin, a l’art de déceler les enjeux matériels et géopolitiques derrière les événements. De cette alliance naît un récit documenté, sensible, attentif aussi aux “zones de silence” – ce que l’on n’a pas su dire, ou ce que l’on a préféré oublier.

Pour le lecteur averti, le livre propose enfin une méditation implicite sur le sens du voyage. La France s’est construite par les routes autant que par les lois. Par elles ont circulé les savoir-faire, les migrations d’artisans, les déplacements de main-d’œuvre, les déplacements forcés aussi. Et cette circulation produit une forme de fraternité étendue, non sentimentale, mais réelle : celle de ceux qui, à travers les siècles, ont dû marcher, choisir, endurer, bâtir, prier, combattre, recommencer. On ne se contente plus de lire des noms sur des panneaux. Verdun, Conques, Cluny, Camargue, Rouergue, Strasbourg ou Cro-Magnon redeviennent des signes vivants, des nœuds de mémoire, des points de passage.
Et, au fil des pages, un détail éditorial nous retient avec gratitude : à la fin de chaque chapitre, nous aimons retrouver la chronologie – comme une mise d’aplomb des repères – ainsi que le « Pour en savoir plus », qui ouvre des pistes fiables, prolonge la réflexion, et invite à poursuivre le voyage au-delà du livre, sans jamais rompre le rythme du récit.

Ainsi, Les grandes routes de l’Histoire de France invite le franc-maçon à reconsidérer son propre rapport au chemin. Que faisons-nous de ces routes héritées, entretenues, parfois délaissées ? Sommes-nous prêts à les parcourir avec davantage de conscience, à écouter ce qu’elles racontent du courage, de la violence, de la foi, de l’ingéniosité, de la fraternité ? Ce livre agit comme un compagnon de voyage intérieur au sens le plus initiatique du terme : il rappelle que chaque pas posé sur le goudron, sur le chemin creux ou sur le vieux pavé prolonge un geste ancien – et prépare, pour d’autres, la possibilité d’un passage.


Les grandes routes de l’Histoire de France
Jean-Christophe Buisson et Emmanuel Hecht – Gründ/Perrin, 2025, 226 p., 35 €
L’éditeur, le SITE
