sam 13 décembre 2025 - 19:12

Convent de Lausanne : 150 ans d’universalisme, une voix féminine au cœur du Rite

Pour les 150 ans du Convent de Lausanne, le Suprême Conseil Féminin de France propose une relecture dense et fraternelle d’un acte fondateur du REAA, où l’universalisme se mesure à la place qu’il sait faire au féminin.

Un livre peut commémorer un texte fondateur comme on fleurit une stèle. Celui-ci choisit une autre voie. Il se tient au bord de la source, il écoute encore le bruit de l’eau, et demande ce que devient un principe lorsqu’il traverse un siècle et demi d’histoire, de combats silencieux, d’émancipations lentes et de fidélités renouvelées.

L’ouvrage s’inscrit dans l’année anniversaire du Convent de Lausanne. Mais ce qu’il propose n’est pas une simple célébration du passé. Il s’agit d’un geste plus intérieur, plus exigeant. Une invitation à relire le Convent de 1875 depuis une conscience féminine pleinement initiatique, sans rien retirer à la vocation universelle du Rite Écossais Ancien et Accepté (REAA).

Le féminin n’est pas convoqué comme un thème d’actualité. Il est traité comme une profondeur de champ. Une manière de mesurer la vitalité d’un universalisme qui ne serait pas proclamé mais incarné.

La préface de Catherine Quentin, Très Puissant Souverain Grand Commandeur, donne à cette entreprise sa juste tonalité. Elle ne se contente pas d’ouvrir un volume collectif. Elle ouvre une porte. La mémoire, ici, n’est pas une mécanique patrimoniale. Elle est un travail de l’esprit. Le Convent ne vaut que s’il demeure une orientation vivante. Un texte de principe qui oblige à l’examen, à l’actualisation, à la responsabilité. La tradition écossaise ne survit pas en s’arc-boutant sur elle-même. Elle se fortifie en acceptant d’être éprouvée avec la même droiture que celle qu’elle enseigne.

Ce cadre préfaciel devient d’autant plus fécond que les contributions du volume se répondent avec une cohérence discrète. L’ouvrage ne juxtapose pas des articles. Il déploie une progression où l’histoire sociale et symbolique prépare l’histoire maçonnique proprement dite, et où l’histoire maçonnique relance, en retour, une interrogation sur le présent. Ainsi naît une architecture, une colonne de sens plus qu’une simple table des matières.

Le texte de Françoise Moreillon s’inscrit dans cette logique de fondations. Il explore les regards masculins portés sur les femmes au XVIIIe siècle, mais en refusant les raccourcis trop faciles. Ce n’est ni un procès sommaire ni une galerie de préjugés rabattus en quelques formules. C’est une lecture plus fine, attentive aux oscillations d’une époque où la liberté s’invente encore pas à pas, entre curiosité savante, tensions sociales et recompositions de la pensée.

décors maçonniques

Le livre montre ainsi comment la modernité féminine ne naît pas uniquement d’un changement de statuts juridiques ou d’un retournement politique. Elle naît aussi d’une conquête de l’espace intellectuel, d’une familiarité active avec les sciences, la philosophie, la culture du débat. Cette atmosphère prépare, au moins en partie, le terrain des loges d’adoption, puis celui d’une maçonnerie féminine structurée. Elle rend plus intelligible ce que l’histoire institutionnelle, seule, expliquerait mal.

C’est ici que Viviane Henry apporte une pierre essentielle. Son approche sur « La femme dans l’histoire de la Franc-maçonnerie » inscrit le sujet dans le temps long, celui des métiers, des guildes, des confréries, des réalités sociales où les femmes ont souvent tenu une place active quoique discrète. L’auteure rappelle le rôle de la Mère dans le compagnonnage, cette présence à la fois domestique et structurante qui représente une autorité de l’accueil, de la continuité et de la transmission. La Mère n’initie pas par un rituel écrit. Elle initie par une éthique de la durée, par la patience de la maison ouverte, par la constance d’une protection quotidienne. Cette figure suggère que l’initiatique n’est pas seulement le moment où l’on reçoit un mot ou un signe. Il est aussi la lente construction d’un monde de confiance où la personne devient digne de ce qu’elle cherche.

Viviane Henry élargit ensuite le cadre en rappelant combien les salons ont constitué un autre foyer discret de cette histoire du féminin. Ils donnent à la parole des femmes une épaisseur historique et presque initiatique. La marquise de Rambouillet et d’autres grandes dames de la conversation apparaissent comme des puissances de structuration culturelle. L’art du langage y devient un art de gouverner l’esprit du temps. Il est difficile de ne pas entendre l’écho d’un apprentissage symbolique. Car qu’est-ce qu’un salon, sinon une chambre intermédiaire entre la cité et le temple, où l’on apprend à parler juste, à écouter en profondeur, à peser l’idée sans blesser la personne. Cette délicatesse formatrice ressemble à une éducation du cœur et de l’intelligence que la maçonnerie des Lumières ne pouvait qu’entendre.

À partir de là, la question des Loges d’Adoption cesse d’être une simple anecdote historique. Elle devient un passage crucial. Le livre en montre bien l’ambivalence. Les loges d’Adoption furent, pour une part, une forme d’ouverture. Elles permirent à des femmes d’approcher un univers initiatique longtemps réservé aux hommes. Mais elles portèrent aussi les marques d’un siècle encore prisonnier de ses hiérarchies de genre. Le féminin y est parfois valorisé par des qualités morales ou sociales attendues. L’histoire avance souvent par des formes imparfaites. Une première porte n’est pas encore une maison entière, mais sans cette première porte rien ne s’édifie.

Les pages consacrées à James Anderson et au chevalier de Ramsay donnent une densité supplémentaire à ce débat. L’ouvrage confronte les textes et les mentalités, mesure ce qu’ils autorisent et ce qu’ils verrouillent. La non-mixité apparaît moins comme une essence intangible que comme une photographie culturelle d’un moment. Une tradition peut être authentique sans être immobile. L’ordre initiatique ne peut demeurer fidèle à sa vocation d’humanisation qu’en reconnaissant ce que le temps rend progressivement plus visible.

Probable Caricature de Ramsay par Pier Leone Ghezzi

Le chapitre historique de Bernadette Dorfiac sur le Convent de Lausanne vient alors occuper naturellement le centre du volume. Le Convent est rappelé dans son ambition première. Unifier sans effacer. Harmoniser sans appauvrir. Fonder un langage commun à des suprêmes conseils issus d’histoires diverses. Cette architecture politique et doctrinale pourrait sembler éloignée de la question féminine. Elle ne l’est pas. Car l’enjeu réel est celui de l’universalisme. Si le Convent incarne un geste d’unité, il devient un laboratoire idéal pour interroger la manière dont l’unité sait accueillir et reconnaître des expressions différentes d’une même quête.

Monique Rigal, en présentant l’Alliance des Suprêmes Conseils Féminins Écossais (ASCFE), illustre cette maturation. L’Alliance n’est pas seulement un fait organisationnel. Elle représente une consolidation symbolique de la présence féminine au sein du monde écossais. Une manière de dire que la lumière du Rite est une lumière de relation. Elle croît par l’accord des consciences, par la reconnaissance mutuelle, par cette fraternité au sens large, capable d’embrasser le féminin sans le réduire à une exception.

Évelyne Grimal-Richard approfondit cette dimension avec ses réflexions sur l’universalisme au Convent. Son regard refuse deux pièges symétriques. Celui d’un universalisme abstrait, qui proclamerait l’unité sans se confronter aux réalités humaines. Et celui d’un particularisme frileux, qui ferait de la différence un prétexte à la séparation. L’universalisme écossais, tel qu’elle le relit, apparaît comme une discipline exigeante. Il oblige à un travail intérieur. Il demande d’habiter l’unité comme une tension créatrice, pas comme une uniformité.

Enfin, la contribution d’Anne-Marie Escoffier, présentée simplement comme femme politique, apporte au volume une ouverture sur le temps présent. Son texte relie les principes initiatiques aux défis civiques contemporains. Le Rite Écossais Ancien et Accepté ne se vit pas contre le siècle, mais en responsabilité à l’intérieur du siècle. Le féminin est alors perçu comme une force de régénération, non comme une correction cosmétique de l’histoire maçonnique, mais comme un élargissement de la conscience initiatique, une manière de redonner à l’idéal humaniste sa pleine amplitude.

Ce livre réussit ainsi un mouvement subtil. Il part des formes sociales du féminin, métiers, salons, figures d’autorité discrète, et les conduit vers les formes initiatiques structurées, jusqu’au grand texte fédérateur du Convent. Ce trajet n’est pas seulement historique. Il est symbolique. Il fait sentir que l’initiation des femmes au sein de la famille écossaise n’est pas un ajout tardif. Elle est une maturation d’un principe plus ancien, qui demandait à être mieux entendu.

L’objet lui-même participe d’une pédagogie d’ensemble. La clarté de la mise en page, la présence d’iconographies, la sobriété des transitions donnent au lecteur l’impression d’un ouvrage maîtrisé, conçu pour transmettre plutôt que pour impressionner. On peut l’emporter comme on emporte un outil de chantier. Il n’est pas un monument. Il est un instrument.

Au terme de la lecture, une impression demeure. Ce volume ne cherche pas à opposer un féminin contre un masculin. Il cherche la phrase plus vaste où les deux deviennent intelligibles dans une même grammaire de sens. C’est peut-être là la plus belle fidélité à Lausanne. Car un Convent n’est pas seulement un lieu où l’on rédige une constitution. C’est un moment où l’on décide que le Rite doit être assez vaste pour porter l’humain entier.

Et c’est précisément ce que cette déclinaison au féminin réussit à rappeler, sans bruit inutile, sans posture, avec la force tranquille de celles qui savent que l’universel ne se réclame pas. Il se prouve. Par le travail, par la mémoire active, par la loyauté à l’esprit plutôt qu’à la lettre, et par cette manière très écossaise de faire du passé non pas une cage, mais un feu transmissible.

Ce livre ne demande pas qu’on ajoute le féminin au REAA comme un chapitre tardif. Il suggère, plus radicalement, que l’universel n’est crédible que lorsqu’il devient habitable par toutes celles et tous ceux qui cherchent la même lumière.

L’esprit du Convent de Lausanne, déclinaison au féminin

Suprême conseil féminin de France

Éditions Numérilivre, 2025, 116 pages, 20 € – ISBN : 978-2-36632-355-9

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Aratz Irigoyen
Aratz Irigoyen
Né en 1962, Aratz Irigoyen, pseudonyme de Julen Ereño, a traversé les décennies un livre à la main et le souci des autres en bandoulière. Cadre administratif pendant plus de trente ans, il a appris à organiser les hommes et les dossiers avec la même exigence de clarté et de justice. Initié au Rite Écossais Ancien et Accepté à l’Orient de Paris, ancien Vénérable Maître, il conçoit la Loge comme un atelier de conscience où l’on polit sa pierre en apprenant à écouter. Officier instructeur, il accompagne les plus jeunes avec patience, préférant les questions qui éveillent aux réponses qui enferment. Lecteur insatiable, il passe de la littérature aux essais philosophiques et maçonniques, puisant dans chaque ouvrage de quoi nourrir ses planches et ses engagements. Silhouette discrète mais présence sûre, il donne au mot fraternité une consistance réelle.

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