Réparation s’ouvre comme un constat dressé à hauteur d’humanité blessée. Mgr François Bustillo regarde notre époque sans complaisance et sans désespoir. Il voit la dérive d’un monde où la relation se défait, où le soupçon devient réflexe, où l’information se change en arme et la parole en projectile. Nous vivons immergés dans un climat de dominant-dominé, de prédateur et de proie, où disparaissent la retenue, la discrétion, la pudeur, la nuance, cette délicatesse qui protège la dignité d’autrui. La société n’est plus seulement traversée par le conflit, elle est rongée par une misère affective qui laisse les êtres désemparés, agressifs, épuisés.

C’est à partir de cette fracture intime que le cardinal propose le mot « réparation », non comme slogan moral mais comme direction spirituelle, presque comme un mot de passe transmis de cœur à cœur.
Au cœur de ce diagnostic, François Bustillo consacre des pages fortes à ce qu’il nomme le déclin de la fraternité et l’exil de l’humanité. La crise n’est pas seulement affective, elle traverse la cité tout entière. La démocratie semble se vider de sa substance lorsque ceux qui s’engagent pour le bien commun deviennent les cibles d’un procès permanent, épuisés par le feu croisé des réseaux sociaux et des indignations spectaculaires. La politique n’est plus perçue comme un service, mais comme le théâtre d’intérêts opaques, ce qui alimente la tentation du retrait ou de la colère. Le cardinal rappelle pourtant qu’une société ne peut respirer sans le souffle de citoyens disponibles au don d’eux-mêmes et sans des responsables capables d’habiter leurs fonctions avec simplicité, courage et transparence. Il appelle à réhabiliter l’engagement politique en le ramenant à sa source, qui est la recherche obstinée du bien commun. Le mot fraternité traverse alors le texte comme un fil discret et puissant. Il ne désigne ni une émotion vague ni un slogan commode, il devient la condition même d’une communauté humaine qui refuse d’abandonner les plus fragiles en bord de route. Pour tout lecteur maçon, ce terme résonne avec une intensité particulière, tant il rejoint la vocation de travailler à une cité plus juste en conjuguant liberté, égalité et lien vivant entre les personnes.
Le livre avance par touches qui reviennent, comme la reprise obstinée d’un thème musical. François Bustillo décrit d’abord la manière dont la distance s’est érigée en mode d’existence. Nous vivons proches dans l’espace, reliés par des flux numériques permanents, mais séparés de l’intérieur. L’hypercommunication ne débouche plus sur la communion, elle amplifie les polarisations, elle encourage, dans le secret confortable des écrans, les jugements tranchants et les condamnations irréversibles. Nous croyons avoir besoin d’être informés de tout pour exister, et cette prétention à tout savoir nourrit une sociabilité de rumeurs, de commentaires instantanés, où la responsabilité se dilue. La parole perd sa qualité de promesse pour devenir verdict. Ainsi se construit une société livrée à la méfiance, hantée par la peur, obsédée par la nécessité de se protéger en disqualifiant l’autre.
Au fil des pages, François Bustillo montre que cette dureté n’est pas seulement le fruit de la malveillance. Elle naît souvent d’une souffrance enfouie, d’épreuves qui n’ont pas trouvé d’oreille accueillante. Le livre revient sur cette dynamique subtile que nous connaissons tous. Nous devenons sévères parce que nous avons été blessés, nous cédons à la violence verbale parce que nous nous sentons en insécurité, nous sommes tentés d’ériger notre propre douleur en norme qui autorise tous les excès. L’auteur convoque une image lumineuse en évoquant la question de l’enfant dans Kirikou qui interroge son aïeul : « Pourquoi la sorcière est-elle méchante ? » et la réponse qu’il reçoit, d’une simplicité désarmante : « Parce qu’elle souffre. » Toute la perspective du livre est là. Il ne s’agit pas de justifier le mal, mais de refuser de le réduire à une abstraction. Les crispations sociales ont un visage, une histoire, une blessure. Réparer suppose d’entrer dans cette histoire plutôt que de la juger de loin.
À partir de ce diagnostic, François Bustillo déploie une véritable pédagogie de la relation. Il affirme que la vie sociale repose sur un tissu invisible de gestes silencieux, de délicatesses discrètes, de fidélités obstinées. Ce tissu s’est déchiré, non sous l’effet d’une catastrophe unique, mais par accumulation d’indifférences, de petites lâchetés, de violences ordinaires. Réparer signifie retrouver un art de vivre où le lien est premier, où la parole vise à relever, non à écraser. La spiritualité chrétienne est ici présentée comme un art de la seconde chance. Le pardon n’est pas déni du mal commis. Il constitue ce geste qui défie la logique du monde, cette décision intérieure qui refuse que la faute dise le dernier mot sur la personne. L’auteur parle de la beauté d’une seconde chance, non comme idée généreuse abstraite, mais comme expérience possible pour tout être humain qui se sait lui-même débiteur de miséricorde.

L’itinéraire proposé traverse des thèmes qui dessinent une véritable ascèse relationnelle. Il s’agit d’abord de reconnaître qu’un lien peut sauver, qu’une présence fidèle peut empêcher la chute définitive. Habiter autrement le monde, c’est apprendre à marcher plus lentement, à laisser de l’espace à la parole d’autrui, à consentir à la différence au lieu de la vivre comme menace. Vient ensuite la redécouverte de la quête intérieure. L’auteur insiste sur la nécessité de retrouver un centre, une intériorité qui permette de résister aux emballements passionnels. La foi devient alors source de relèvement parce qu’elle ouvre un horizon de sens plus large que les rapports de force. Elle rappelle à chacun que sa valeur ne se réduit pas à son utilité sociale ni à son image médiatique.
Dans cette progression, certains mots reviennent avec insistance. L’indulgence est présentée comme visage concret de la miséricorde. L’innocence, loin de toute naïveté, est décrite comme lumière retrouvée, regard capable de voir en l’autre plus que ses fautes. Le recul et le silence apparaissent comme des actes de résistance dans un monde saturé de réactions immédiates. La vraie liberté n’est plus confondue avec la toute-puissance, elle est celle du cœur ouvert qui accepte de s’exposer, au risque d’être blessé, pour que le lien ne soit pas rompu. La bénédiction est enfin évoquée comme ultime parole contre la malédiction. Bénir, c’est dire du bien, non pour flatter, mais pour rappeler à chacun sa vocation à la dignité, même lorsque tout semble compromis.

À travers cette réflexion, se dessine la silhouette de François d’Assise. Même lorsqu’il ne le nomme pas, François Bustillo parle en fils de la famille franciscaine. Réparer évoque immédiatement l’appel entendu à San Damiano, lorsque le Crucifié demande à François de relever une Église en ruines. L’auteur transpose cet appel dans l’aujourd’hui de nos sociétés. Il ne s’agit plus de réparer seulement des murs de pierre, mais les structures invisibles de la confiance, les architectures fragiles de la fraternité. La minorité franciscaine – cette manière de se tenir volontairement du côté des petits, sans emprise ni revendication de pouvoir – irrigue tout le texte. Le cardinal appelle à une sobriété de la parole, à une simplicité de vie, à une proximité avec les blessés de l’existence qui rappelle la tradition des frères allant de village en village, porteurs de paix plutôt que de doctrines abstraites.
Ce choix franciscain entre en profonde résonance avec une lecture maçonnique. Entre tradition franciscaine et tradition initiatique, une même exigence se laisse percevoir. Réparer, pour tout lecteur familiarisé avec les différents rites pratiqués en franc-maçonnerie, évoque immédiatement la lente reconstruction du Temple intérieur. Là où le cardinal parle de « grand chantier relationnel et spirituel », nous reconnaissons la métaphore du chantier initiatique, où chaque geste posé sur la pierre brute correspond à une conversion de regard, un renoncement à la violence gratuite, une victoire patiente sur les réflexes de domination.

La distance devenue mode d’existence rappelle les figures de désagrégation que le rituel s’efforce de traverser. À l’inverse, la fraternité, la miséricorde, la seconde chance s’accordent avec cette pédagogie lente qui invite chaque frère à quitter la logique de la vengeance pour entrer dans celle de la réconciliation.
La démarche de François Bustillo rejoint profondément la sensibilité des obédiences de tradition, par sa manière d’articuler héritage spirituel, intériorité et humanisme. L’auteur ne se contente pas de réclamer un simple retour à l’ordre moral, il dessine un véritable chemin de maturation intérieure. Réparer les liens suppose de se laisser réparer soi-même.
Cela implique de reconnaître notre propre part de dureté, nos crispations identitaires, nos jugements hâtifs. Le regard n’est pas braqué sur les fautes des autres, mais sur la manière dont chacun peut devenir artisan de paix. C’est là que la proximité avec le Rite Écossais Ancien et Accepté (REAA) est la plus sensible. Les degrés invitent à passer de la lettre qui condamne à l’esprit qui vivifie, de la loi de la revanche à la justice tempérée par la clémence. Le livre de François Bustillo appelle, lui aussi, à ce passage intérieur, à ce tissage patient d’une fraternité qui ne nie pas les conflits mais refuse de s’y résigner.
L’auteur insiste souvent sur la responsabilité de la parole. Dire un mot de trop, humilier publiquement, enfermer quelqu’un dans une étiquette, ce n’est pas un détail, c’est une atteinte au lien. Inversement, risquer une parole de paix, offrir un pardon, reconnaître sa propre faute, ce sont des actes qui ont une portée symbolique immense. Pour un lecteur initié, cette attention au verbe fait écho au travail sur la Parole dans les rituels maçonniques, où chaque mot prononcé en Loge engage celui qui le porte. Réparer, c’est aussi purifier le langage, lui retirer sa charge de cynisme et de dérision pour qu’il redevienne instrument de vérité et de consolation.
François Bustillo n’idéalise pas la communauté humaine. Il sait la lenteur des conversions, la force d’inertie des structures de péché, la tentation permanente de la lassitude. Pourtant, son texte demeure habité par une confiance inébranlable. La vie relationnelle est décrite comme un chantier toujours en mouvement, un labeur incessant qu’il faut consentir jour après jour. Il ne promet pas un avenir radieux mais il affirme qu’une société plus pacifique reste possible si chacun accepte de travailler à son propre cœur. Là encore, la tonalité rejoint ce qu’une démarche maçonnique authentique propose : pas de solution magique, seulement la persévérance humble d’un travail jamais achevé, au service de l’humain.

Ce livre s’inscrit dans un parcours déjà nourri. François-Xavier Bustillo, né en 1968 à Pampelune dans une famille profondément croyante, entre très jeune au petit séminaire franciscain de la vallée de Baztan avant de poursuivre sa formation à Padoue puis en France. Religieux franciscain conventuel, il a été supérieur provincial des frères de France et de Belgique, puis gardien du couvent de Lourdes, très engagé auprès des personnes vulnérables et dans le gouvernement diocésain. Évêque d’Ajaccio depuis 2021, créé cardinal en 2023, il a patiemment construit une œuvre où l’expérience pastorale dialogue avec une exigence spirituelle exigeante. En 2013, il publie en Italie La fraternità pasquale. Raccontare la vita comunitaria, méditation sur la vie fraternelle vécue comme prolongement de la Pâque. Avec La vocation du prêtre face aux crises. La fidélité créatrice paru en 2021 chez Nouvelle Cité, il interroge le ministère ordonné à l’heure des scandales et de la sécularisation. L’année suivante, dans Passons sur l’autre rive. Vers une vie religieuse renouvelée, il appelle les communautés consacrées à quitter les sécurités institutionnelles pour retrouver l’audace de l’Évangile. Le cœur ne se divise pas, publié chez Fayard en 2023, approfondit cette quête d’unification intérieure que suppose toute charge de gouvernement. Réparation, en 2025, prolonge ces étapes successives en les orientant vers le grand chantier des relations humaines, comme si l’auteur rassemblait désormais son expérience de frère, de pasteur et de cardinal dans une seule invitation adressée à la conscience contemporaine.
Le livre paraît dans la collection « Choses vues » chez Fayard, confiée à Nicolas Diat, qui rassemble des voix où l’expérience spirituelle se laisse éprouver par la réalité la plus concrète de l’existence. Cette série accueille des textes très divers, mais traversés par la même exigence de lucidité et de vérité. On y trouve notamment le Catéchisme de la vie spirituelle du cardinal Robert Sarah et un ample questionnement sur l’existence de Dieu, mais aussi des récits plongés au cœur de communautés monastiques ou des méditations sur les blessures de notre temps, de la reconstruction de Notre-Dame aux diagnostics inquiets du « déclinocène ». Nicolas Diat, écrivain et éditeur, poursuit là une œuvre déjà largement reconnue. Compagnon de route du cardinal Sarah avec Dieu ou rien, La Force du silence et Le soir approche et déjà le jour baisse, auteur d’Un temps pour mourir, du Grand Bonheur ou de Ce qui manque à un clochard, il explore depuis des années cette zone où la foi se confronte à la maladie, à la solitude, aux grandes décisions ecclésiales comme aux fractures sociales. Sa collaboration avec le cardinal François Bustillo et Mgr Edgar Peña Parra dans Le cœur ne se divise pas trouve dans Réparation un écho discret, comme si l’éditeur prolongeait, de livre en livre, une même attention à la fragilité de l’humain.

Dans ce paysage, Réparation occupe une place singulière. L’ouvrage propose à la fois un miroir lucide de nos crispations contemporaines et un appel intérieur adressé à chacun. Nous y reconnaissons la marque d’une spiritualité franciscaine qui invite à choisir la minorité plutôt que la domination, la douceur plutôt que la brutalité, la fraternité plutôt que le repli identitaire. Pour qui travaille en Loge, ce texte résonne comme une méditation sur le chantier discret où se façonne, degré après degré, un art de vivre ensemble à hauteur de cœur humain. François Bustillo ne se contente pas d’exhorter, il convie à un véritable travail de réparation qui commence au plus intime de nos relations et rejoint, par là même, la quête initiatique d’une humanité réconciliée.
Réparation
Cardinal François Bustillo – Fayard, coll. Choses vues, 2025, 162 pages, 21,90 €

