dim 14 décembre 2025 - 17:12

Légendes de France ou d’ailleurs : L’Ankou, l’ouvrier de la mort

On l’entend avant de le voir. En Bretagne, l’Ankou n’est pas la grande Faucheuse, mais son ouvrier : dernier mort de l’année, promu pendant douze mois au rang de serviteur de la Mort, il parcourt les chemins avec sa charrette grinçante et ramasse les âmes comme d’autres ramassent les gerbes. De paroisse en paroisse, de Monts d’Arrée en littoral, sa silhouette maigre, son large chapeau et sa faux retournée hantent l’imaginaire breton. Et pour qui travaille à l’Orient, difficile de ne pas voir, derrière cette figure, une étrange parenté avec le Frère qui conduit la chaîne vers l’Orient éternel.

Ploumilliau_Église paroissiale

En Bretagne, la nuit n’est jamais tout à fait silencieuse

Le vent qui force sur les talus, le ressac qui remonte les estuaires, les roues de char qui ont longtemps crissé sur les chemins creux : tout cela finit, un jour, par prendre forme. L’Ankou naît là, dans ce fond sonore, comme si la Mort avait eu besoin d’un visage, d’un pas, d’un outil pour se rendre plus proche et, paradoxalement, moins terrifiante.

Dans la tradition bretonne, l’Ankou n’est pas la Mort elle-même

Il en est le serviteur, l’« ouvrier de la mort » (oberour ar maro), chargé de collecter les âmes de ceux dont l’heure est venue. On le décrit tantôt comme un vieil homme très grand et très maigre, les cheveux longs et blancs, abrité sous un large feutre, tantôt comme un squelette drapé d’un linceul, la tête tournant sans cesse pour embrasser d’un seul regard toute la paroisse qu’il doit parcourir.

Son outil n’est pas une faux tout à fait comme les autres

Le fer est monté à l’envers, le tranchant tourné vers l’extérieur. Celui qui fauche l’herbe ramène la lame vers lui ; l’Ankou, lui, projette sa faux en avant, comme s’il ouvrait la route aux âmes en partance. On lui prête parfois un maillet, le mell benniget, le « maillet béni » qui, autrefois, dans quelques chapelles, servait à hâter en douceur le trépas des agonisants, geste ambigu où le christianisme le plus tendre conserve une mémoire païenne de la puissance qui donne et retire la vie.

Mais c’est sa charrette qui fait de lui une présence inoubliable. Le karr an Ankou, ou karrig an Ankou lorsqu’on l’imagine plus modeste, est ce véhicule grinçant que l’on entend au cœur de la nuit. L’essieu mal graissé pousse son cri caractéristique, ce « wig ha wag » dont parlent les conteurs, et ceux qui l’entendent savent qu’il vaut mieux ne pas se montrer à la fenêtre. Le bruit ne prévient pas seulement les voisins : il désigne aussi celui dont l’âme va bientôt prendre place à l’arrière de la charrette. Sur les côtes, la roue devient barque : la bag noz, la barque de nuit, glisse entre les rochers en recueillant les anaon, les âmes des trépassés, comme un Charon armoricain.

L’un des traits les plus singuliers de l’Ankou est sa manière d’entrer en fonction

Dans de nombreux récits, ce n’est pas une entité immémoriale mais un humain qui change de statut. Le dernier mort de l’année, dans une paroisse, devient l’Ankou de cette paroisse pour l’année suivante. Douze mois durant, il va chercher les morts de chez lui, comme s’il connaissait encore personnellement ceux qu’il vient conduire de l’autre côté. Lorsque les décès sont plus nombreux qu’à l’ordinaire, on entend parfois ce commentaire fataliste : « Celui-là, c’est un Ankou méchant… »

La Bretagne a pris cette figure très au sérieux

On la retrouve sculptée sur les ossuaires, les bénitiers, les porches d’églises : à La Roche-Maurice, un Ankou squelettique, armé d’une faux, surmonte un bénitier avec cette inscription lapidaire : « Je vous tue tous. » A Ploudiry, Lannédern, Brasparts, d’autres silhouettes osseuses rappellent aux vivants ce destin commun. L’Ankou veille au cimetière, il garde les morts, mais il circule aussi dehors, sur la lande, dans les Monts d’Arrée où beaucoup le situent en résidence principale, comme s’il y avait là une concentration particulière de brume, de pierre et de silence.

Souvestre_-Les_merveilles_de_la_nuit_de_Noël

Les récits ne manquent pas pour décrire ses tournées

Anatole Le Braz, écrivain et folkloriste breton, grand collecteur des traditions de l’Armorique, raconte ces nuits où un paysan, croyant surprendre enfin la fameuse charrette, se cache dans un bouquet de noisetiers au bord du chemin. Lorsque l’Ankou s’arrête justement là pour réparer son essieu avec une branche coupée dans le fourré qui lui sert de cachette, l’imprudent survivra quelques heures, tout au plus. D’autres histoires le montrent frôlant, la nuit de Noël, les épaules de ceux qui ne verront pas l’année s’achever.

Ce qui frappe, pourtant, dans la figure de l’Ankou, c’est qu’il ne relève pas du diable

Il n’est ni tentateur ni juge. Il ne punit pas, il ne décide pas : il exécute. Il est l’ordre des choses, le rouage qui fait passer la mort de l’abstraction au concret. On le craint, bien sûr ; mais on le respecte presque autant qu’on le redoute, parce qu’il assume une tâche que personne ne souhaite occuper, et qu’il accomplit sans haine. Le lien avec la mythologie celtique affleure encore : personnage psychopompe, parfois rapproché de divinités comme Sucellos ou le Dagda, l’Ankou semble être un reste de ces dieux qui maîtrisaient les cycles de vie et de mort, reconverti en simple fonctionnaire de la finitude humaine.

Vu depuis la Bretagne d’aujourd’hui, il y a dans l’Ankou quelque chose d’étonnamment moderne. Dans un monde où la mort est souvent aseptisée, médicalisée, tenue à distance, ce personnage rappelle crûment que nous sommes tous, un jour, l’inscrit anonyme sur une liste, l’arrêt programmé d’un cœur parmi d’autres. Sa charrette grinçante, c’est le bruit de fond de notre condition, que nous faisons beaucoup d’efforts pour couvrir, mais qui finit toujours par se faire entendre.

L’Ankou, la chaîne et l’Orient

Pour un Franc-Maçon, la figure de l’Ankou peut sembler, de prime abord, bien éloignée du Temple. Elle s’en rapproche pourtant si l’on prend au sérieux ce que disent les mythes de notre rapport au passage, à la limite, à l’Orient que nous appelons « éternel ».

D’abord, l’Ankou est un serviteur. Il ne commande pas, il accomplit. Cette posture d’« ouvrier de la mort », pour reprendre l’expression bretonne, rejoint la façon dont, en loge, nous évoquons le Frère ou la Sœur « qui nous a précédés à l’Orient éternel ». Il existe, dans certains rituels, un Frère qui conduit la chaîne, qui ouvre symboliquement le passage entre le cercle des vivants et celui de celles et ceux qui ont déposé leurs outils. Le psychopompe breton et ce « conducteur » rituel ne jouent pas dans le même registre, mais ils disent la même chose : personne ne passe seul.

Ensuite, l’Ankou est « le dernier de la chaîne » avant de devenir, pour un temps, celui qui la tient.

Il est le dernier mort de l’année, celui qu’on aurait pu croire définitivement sorti du jeu, et c’est lui qui prend la charge de venir chercher les suivants. Là encore, le symbole est parlant pour l’initié : nous recevons notre lumière d’anciens qui, un jour, quitteront la colonne, et nous aurons à notre tour la responsabilité de transmettre, d’accompagner, de tenir la main de ceux qui s’avancent vers le seuil – dans leurs épreuves, leurs deuils, leurs renoncements.

La charrette de l’Ankou, enfin, ressemble à une anti-procession funèbre : pas de grand apparat, pas de discours, mais un véhicule rustique, grinçant, qui fait sa tournée quoi qu’il arrive. Cette sobriété brutale peut être entendue comme une mise en garde : à force de sublimer la mort dans les mots, nous risquons d’oublier qu’elle est d’abord un fait. Le regard maçonnique ne se complaît ni dans l’horreur ni dans le déni. Il reconnaît la nécessité du passage, il le place sous le signe de la lumière, mais il n’en gomme pas la réalité concrète.

L’Ankou breton nous rappelle, à sa manière rugueuse, qu’il existe un travail de fin de chantier : celui qui consiste à accepter que nos œuvres soient finies, nos outils reposés, nos colonnes incomplètes. C’est précisément parce que le voyage a une fin que chaque pierre posée, chaque geste fraternel, chaque parole dite en loge prend un poids particulier.

L’Ankou ou la Mort en Bretagne [Daniel Giraudon]

D’ici là, si d’aventure, au détour d’un chemin creux de Bretagne, il vous semble entendre grincer une charrette dans la nuit, souvenez-vous que les légendes parlent souvent davantage de notre peur de mourir et de notre désir de sens que de la mort elle-même. Gardons l’esprit en éveil, le cœur disponible et le pas fraternel… et retrouvons-nous dimanche prochain, pour une nouvelle légende de France ou d’ailleurs, si vous le voulez bien…

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Erwan Le Bihan
Erwan Le Bihan
Né à Quimper, Erwan Le Bihan, louveteau, a reçu la lumière à l’âge de 18 ans. Il maçonne au Rite Français selon le Régulateur du Maçon « 1801 ». Féru d’histoire, il s’intéresse notamment à l’étude des symboles et des rituels maçonniques.

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